Ariane Gélinas, Les Villages assoupis T.1 : Transtaïga (Fa)
Ariane Gélinas
Les Villages assoupis T.1 : Transtaïga
Montréal, Marchand de feuilles (Lycanthrope), 2012, 156 p.
Anissa est une jeune femme qui travaille dans un chenil de huskies sur la route de la Baie-James, dans la ville de Radisson. Asociale, solitaire, elle n’aime que ses chiens, surtout Anuun, qu’elle a dressé comme chien de tête. Elle déteste tout particulièrement Léonie, la vétérinaire du chenil, qui ne cesse de la harceler et la rabaisser. Jusqu’au jour où Léonie va trop loin et frappe Anuun : Anissa laisse Anuun égorger la vétérinaire sans l’ombre d’un remords. Pour Anissa, cette mort, ce sang répandu, c’est certainement le signe qu’elle attendait depuis longtemps et dont sa grand-mère avait parlé : « Les présages seront incontestables lorsqu’il sera temps pour l’héritière écarlate de revenir au village. » Forte de cette conviction, elle libère tous les chiens du chenil et prend la route au volant de sa vieille Lincoln. Direction Combourg, le village fantôme dont elle est l’unique héritière. Dans son coffre, le cadavre de Léonie, dont elle pense faire offrande au village à son arrivée.
Ce village, c’est sa grand-mère Elda qui l’a créé avec ses disciples. Elle voulait s’isoler du reste du monde, s’en protéger, c’est pourquoi le village est invisible aux étrangers. Il est protégé par une barrière psychique, entretenue par les sacrifices de sang offerts à la terre : les âmes des morts nourrissent cette puissante barrière.
Ce village, sa mère Odalie s’en est enfuie en emportant avec elle Anissa, qui avait quatre ans à l’époque. Elle en est partie en emportant aussi avec elle un des journaux intimes d’Elda, dans lequel Anissa a trouvé bien plus tard de nombreuses réponses à ses questions concernant son héritage spirituel.
Ce village, Anissa compte bien en prendre la tête à la suite de sa grand-mère, en faisant autant de sacrifices que nécessaire pour le protéger du monde extérieur. Mais pour le moment, Anissa roule de nuit vers Combourg, dont personne n’a jamais su l’existence, et dont elle avait promis à sa mère de ne jamais en parler à personne. Cette mère qui est morte noyée quelques années auparavant, lors d’une partie de pêche sur glace en compagnie d’Anissa.
Ariane Gélinas n’est pas une inconnue pour Solaris. Auteure de nombreuses nouvelles (dont plusieurs publiées dans Solaris), de la novella L’Enfant sans visage parue chez XYZ (novella qui a remporté le prix Aurora/Boréal 2012, catégorie Meilleure Nouvelle), elle est aussi la directrice artistique de la revue Brins d’éternité.
On reconnaît rapidement le style d’Ariane Gélinas. Joël Champetier (dans le volet internet de Solaris 180) le décrivait ainsi : « [une] imagerie baroque influencée par le surréalisme, ses atmosphères glauques, volontiers claustrophobiques, tout cela étant rapporté avec une froideur tempérée par un humour pince-sans-rire. » Claustrophobique, en effet, et ce malgré les vastes étendues du Nord-du-Québec, ses forêts et ses routes où l’on ne rencontre pas âme qui vive.
Le lecteur accompagne Anissa tout au long de son voyage, alors qu’elle suit les présages pour lui indiquer de quelle façon voyager, où s’arrêter, si elle doit prendre à bord un auto-stoppeur qui dit visiter les villages fantômes du Québec. Au fur et à mesure du récit, on commence à réaliser toute l’étendue des pouvoirs de la grand-mère, mais aussi des possibles pouvoirs d’Anissa, car comme le dit Elda : « le mal saute toujours une génération ». On comprend également de plus en plus la personnalité profonde des deux principales protagonistes.
Le point de vue d’Anissa est conté au « je » : on est réellement au cœur de son esprit, de ses pensées, de ses fantasmes les plus tordus, mais aussi au cœur de ses peurs et angoisses. En témoigne cette terrible scène (qui a servi de base à la très belle et étrange couverture du roman) où Anissa tue un chasseur à cause d’un événement de son enfance. Lorsqu’elle entend des grattements provenir du coffre de sa voiture, certaine que les cadavres reprennent vie (tel qu’ils seront censés le faire lorsqu’ils auront été offerts en sacrifice), l’atmosphère s’alourdit encore. Il est également clair qu’Anissa a de fortes tendances homicidaires et vit très bien avec (merci à l’humour à froid absolument délicieux que l’auteure insère à petites doses !). Quoi qu’il en soit, on est quasiment pris au piège dans l’esprit d’Anissa, avec elle.
Le point de vue d’Elda est transmis par le journal intime qu’Anissa a lu et relit encore : on découvre petit à petit son histoire, depuis l’idée de la création du village jusqu’au point où Odalie a fui avec sa fille. Loin de n’être qu’une chamane désireuse de vivre isolée, Elda se révèle bien pire qu’un tyran, dévoilant sa nature profonde.
Ce qui est également très intéressant dans ce roman est le doute que l’auteure réussit à instiller : magie ou folie ? Quelques indices éparpillés avec intelligence par-ci par-là nous amènent à nous poser la question. Et si tout ceci n’était que le produit d’une imagination malade, un fantasme partagé par plusieurs générations de femmes dangereuses ? Bien sûr, je ne révélerai rien ici. D’ailleurs, qui a vraiment besoin d’une réponse ?
L’auteure a un réel talent pour créer des atmosphères qui lui sont propres, des univers tortueux qui révèlent une façon bien personnelle de traiter le fantastique. Elle mêle avec finesse croyances amérindiennes et chamaniques, fantômes, esprits, superstitions populaires et y ajoute un zeste de surréalisme coloré (la scène avec le piano est très réussie).
J’ai traversé le roman avec une légère angoisse au creux du ventre, fascinée par la fuite en avant d’Anissa, subjuguée par la force de ce petit bout de femme qui a l’air de rien : elle court vers son destin, une hache à la main, si l’on peut dire !
Transtaïga est le premier tome d’une série intitulée Les Villages assoupis, une trilogie thématique sur les villages fantômes québécois, dont chaque tome présentera des personnages différents mais dont les univers seront, bien entendu, apparentés. J’attends avec impatience le prochain volume qui, m’a-t-on dit, se passera sur l’île d’Anticosti.
Il est certain qu’Ariane Gélinas est une auteure à suivre de près : assurément une des voix les plus originales de la relève du fantastique au Québec.
Pascale RAUD