Catherine Lafrance, Le Retour de l’ours (SF)
Catherine Lafrance
Le Retour de l’ours
Montréal, Druide (Écarts), 2013, 258 p.
L’année 2013 fut une cuvée particulière au chapitre des nouveaux romans, puisqu’elle vit un investissement massif des littératures de l’imaginaire au sein de la grande littérature. Véritable incursion en force, plusieurs romans d’auteurs québécois se démarquent de la sorte, alors qu’ils sont pourtant publiés dans des maisons d’édition traditionnellement plus frileuses aux thématiques fantastiques, fantaisistes ou science-fictionnelles. Pensons, pour n’en nommer que deux, à Demain sera sans rêves de Jean-Simon DesRochers, ou encore à l’intriguant Pourquoi Bologned’Alain Farah, ce dernier ayant beaucoup fait parler de lui lors de la rentrée littéraire. Nous, ardents promoteurs des littératures de l’imaginaire, ne pouvons que nous réjouir d’un tel retour des choses, puisqu’il signifie la mort du snobisme revanchard qui a trop longtemps cantonné nos genres de prédilection dans le ghetto de la « paralittérature », expression heureusement désuète. Nous savions déjà que la science-fiction autant que le fantastique n’avaient plus besoin d’être défendus, ou si peu ; la critique institutionnelle négative à leur endroit s’étant essoufflée au profit d’une curiosité bénéfique – celle de la recherche universitaire. Cautionnée par l’institution, il devenait naturel que la grande littérature s’approprie les codes propres aux genres de l’imaginaire, ne serait-ce que pour se renouveler ; puisque comme le souligne Guy Bouchard dans Les 42 210 univers de la science-fiction, celle-ci s’était elle-même sclérosée dans les formes historiques et psychologiques, dont le roman intimiste contemporain, après avoir pressé le citron jusqu’à sa pelure, semble avoir toutes les difficultés du monde à en extraire quelque chose méritant encore l’étiquette « d’original ».
Le dernier roman de la journaliste et animatrice Catherine Lafrance s’inscrit dans ce mea culpa du champ de production restreinte, pour reprendre l’étiquette proposée par Pierre Bourdieu. Fiction du Nord, Le Retour de l’ours nous convie aux panoramas sublimes de la toundra tout autant qu’aux traditions séculaires des Inuits qui l’habitent, chose que nous révélait, à une autre époque, Yves Thériault dans Agaguk avec le succès que l’on sait, et qui, depuis, force la comparaison. Or, le Nord du roman de Lafrance n’est pas celui de Thériault, aussi faut-il d’emblée faire fi de ce réflexe critique.
Il faut comprendre que les régions boréales qui y sont peintes sont en effet celles d’un futur post-apocalyptique où la Terre, après une brutale période de réchauffement climatique ayant plongé l’humanité dans le chaos, entre doucement dans une petite période glaciaire, alors que l’écosystème nordique souffre de la disparition de son plus important prédateur : Nanuk, l’ours blanc. Son retour a été prophétisé ; aussi est-il attendu par le vigile, fonction occupée par le vieil Aloupa, lequel demeure des jours entiers sur son promontoire, scrutant la plaine dans l’expectative de l’ours.
C’est sur la base de cette observation que s’ouvre le roman. Mais tous, dans le village, n’accueillent pas cette nouvelle de manière positive, et la parole d’Aloupa est remise en question alors que les stocks de nourriture s’amenuisent et que la famine menace. Une lutte de pouvoir s’enclenche, qui verra l’actuel chef, le fils d’Aloupa, être renversé par un chasseur rival, alors que sa petite-fille, la jeune Sakari, est forcée d’accompagner son grand-père dans sa vigie. Ce que Sakari, sur qui se centre le roman, perçoit d’abord comme une punition s’avérera en fait le début de son émancipation de la culture patriarcale dominant son village, puisqu’en adoptant le rôle de vigile, elle devient par le fait même le réceptacle de la connaissance orale de son peuple. De jeune adolescente insouciante, elle se transforme en femme de tête, la première vigile de sexe féminin, bousculant les conventions par ses initiatives salutaires pour la survie de son village alors que les chasseurs, partis en mer en quête d’une baleine, tardent à revenir, les jours s’espaçant en semaines, puis en mois ; si bien qu’il vient un temps où Sakari est reconnue de facto comme la cheffe du village, la première femme occupant ce poste. Elle accepte ces responsabilités, mais continue néanmoins, chaque jour, à veiller sur le promontoire, observant la plaine et le ciel, dans l’attente d’une seconde venue – celle de l’homme blanc.
En un sens, il s’agit bel et bien d’un roman du passage à l’âge adulte autant que de l’émancipation féminine, si ce n’est que le cadre dans lequel s’inscrit ce processus est nécessairement singulier, ne serait-ce que par sa dépendance à la nature et au climat, lesquels surdéterminent justement la narration. Si la richesse des descriptions est indéniable, cette présence effective du Grand Nord vient ainsi s’incruster, par le sublime qui se dégage de la majesté de ses étendues glacées, jusque dans le rythme lui-même. Un rythme lent, méditatif, à l’image autant de l’interminable nuit polaire hivernale que de la vie contemplative du vigile qui la scrute du regard.
Personnellement, je ne suis, d’ordinaire, pas trop friand de ce type de narration, toute en simplicité sauvage et où, il faut le dire, il ne s’y passe pas grand-chose – sauf le temps lui-même, mis à nu par l’ennui de l’attente. Seulement, Catherine Lafrance réussit à insuffler suffisamment d’exotisme aux scènes de guetteur pour rendre celles-ci sinon divertissantes, du moins évocatrices et envoûtantes – et c’est plus qu’il n’en faut pour apprécier le roman.
Marc Ross GAUDREAULT