Ariane Gélinas, Les Villages assoupis T.3 : Escalana (Fa)
Ariane Gélinas
Les Villages assoupis T. 3 : Escalana
Montréal, Marchand de feuilles (Lycanthrope), 2013, 173 p.
Pour fuir un amant sadique (qui lui a scarifié le corps à l’aide d’un archet), la musicienne Abigail s’est réfugiée dans la maison secondaire de son frère Éphraïm près du réservoir Gouin. Lors d’une promenade près du village disparu d’Aven, une étrange vibration l’attire, elle qui possède l’oreille absolue, jusqu’aux confins d’une mine abandonnée. Là, elle ouvre une salle scellée, le temple du Hurleur, entité fantastique immatérielle qui tente de renaître en absorbant des souvenirs (et des cadavres), entre autres ceux des enfants d’Hateya (sœur de Nahele, un des personnages de Transtaïga), qu’Abigail rencontre dans les environs et qui porte le même enfant depuis neuf ans. Hateya présente Abigail à Casimir, l’Éternel Adolescent – car le contact avec le Hurleur a eu chez lui l’effet de stopper son vieillissement. Le temple du Hurleur comporte douze fosses. Après avoir comblé la dernière fosse avec le corps de Casimir qu’elle a tué et dépecé sous l’influence du Hurleur, Abigail tente de fuir, d’autant plus que l’entité a pris l’apparence de Philbert, l’amant cruel qu’elle a quitté. Mais la fuite s’avère inutile, Abigail finit par revenir à Aven (où Hateya accouche d’une enfant de pierre), puis à la mine…
Le résumé (très incomplet) ci-dessus donne à peine une idée de la richesse de l’imaginaire déployé par Ariane Gélinas. Il y aurait dans Escalana matière à bien des analyses, à commencer par une étude symbolique sur la maternité : les entrailles de la femme/de la terre, les écoulements de sang nécessaires à la re/naissance du Hurleur et des villages engloutis, l’horloge à la fois mécanique et organique du Hurleur, la mécanique du temps/adolescence éternelle/horloge biologique de la femme, le refus par Hateya de donner (re)naissance à sa fille (l’enfant qu’elle porte est la seconde Paija), alors que le Hurleur tente pour sa part de re/naître – sans compter la remontée dans le ventre maternel auquel se livre Abigail à travers les boyaux de la mine…
Je ne veux pas trop m’aventurer dans l’analyse des fantasmes de la femme, je préfère me pencher sur le fantasme de l’écrivaine : en effet, quand on sait combien Ariane Gélinas est passionnée par les villes et villages abandonnés, on comprend qu’elle ait donné vie à – accouché de ? – une entité fantastique capable de faire ressurgir des eaux les villages engloutis, une entité désireuse d’investir et d’habiter les lieux désertés par les humains. Dans les veines de quartz de la terre, Ariane Gélinas fait couler un sang surnaturel qui relie entre eux des lieux éloignés. Les villages assoupis deviennent les parties d’un même corps, les organes d’un être qui est vivant bien qu’immatériel. Ça, si ce n’est pas un fantasme d’écrivaine… Voilà sans doute ce qui m’a séduite dans Escalana : combien de fois, en contemplant des ruines, n’ai-je pas rêvé de retourner dans le temps afin de voir de mes propres yeux ce qu’était la vie, la vraie vie quotidienne, des êtres humains qui habitaient ce lieu ? Plutôt que de situer son récit dans le passé – ce qui serait le choix en littérature générale –, Ariane Gélinas use du fantastique pour réinvestir dans le présent les lieux qui habitent ses rêves. Chapeau !
Il y aurait encore beaucoup à dire… Je noterai seulement les clins d’œil qui m’ont fait sourire : en effet, quelle femme n’a pas rêvé de mettre en pièce son chum éternel adolescent, ou à tout le moins de le voir enfin rattrapé par la maturité ? Et ces petites chaînes qui relient les trois récits composant le triptyque : les thèmes de la folie, des addictions, de la perversité amoureuse… Bref rappel des tomes précédents, ces petits maillons brillants dans cette chaîne : quand Florian évoque dans L’Île aux naufrages la fin qu’on a imaginée à l’existence d’Anissa, puis l’évocation du frère de Hateya dans le présent tome, ainsi que cette scène dans le train où Abigail croise un couple et leurs filles jumelles en provenance de l’île d’Anticosti…
Moi qui ne suis pas du tout une lectrice de récits d’horreur, j’ai été complètement envoûtée par la plume et l’imaginaire d’Ariane Gélinas. Moi qui suis d’habitude plutôt répugnée par les scènes de sadisme, par les descriptions de tripes et autres organes déchiquetés, je n’ai pu « débarquer » de ce voyage à travers les villages assoupis et j’ai lu d’une traite ce court – ce trop court – triptyque. Bref, on en redemande.
Francine PELLETIER