Philippe Arseneault, Zora : un conte cruel (Fa)
Philippe Arseneault
Zora : un conte cruel
Montréal, VLB (Fictions), 2013, 484 pages
Les résultats du prix Jacques Brossard 2014 offrent des perspectives intéressantes sur l’évolution des genres au Québec. En effet, deux sur trois des finalistes n’appartiennent pas au « milieu » SFFQ. Ou deux sur quatre, Alain Farah (Pourquoi Bologne ?) et le finaliste Philippe Arseneault (Zora, conte cruel), puisqu’il y a aussi le tandem Mathieu Blais / Joël Caseus (L’Esprit du Temps). Ces derniers ne sont cependant apparus dans le milieu que tout récemment, avec Z.I.P.P.O., en 2010. Peut-être faut-il y voir un signe de la vitalité prometteuse de nouvelles générations d’auteurs québécois, nourris de genres tous azimuts mais hors du sérail et pas seulement via l’écrit, et fortement influencés par le postmodernisme où les tropes familières des genres sont passées à la moulinette : prétextes, citations, parodies, « fusion », « transgenre » et Cie.
Lourdement chargée au congrès Boréal, j’avais à choisir un seul des livres finalistes, j’ai choisi le lauréat, Zora : un conte cruel. Conte (bref) ce n’est point, mais roman conséquent c’est, et cruel à souhait, surtout dans sa première moitié – on aurait aimé un peu plus de contrastes : malgré l’invention langagière, le martèlement d’une seule et même note devient lassant – heureusement, ça se diversifie ensuite.
Quelque part aux confins de la Russie septentrionale, du côté de la Finlande, dans une sombre forêt fréquentée par les fredouilles, des petites créatures monstrueuses peut-être imaginaires mais qui s’avèrent bien horriblement réelles, un aubergiste absolument sale, bête et méchant – comme tous les habitants du cru qui fréquentent l’auberge de L’Ours qui pète et ses environs – a par erreur une fille (il ignorait comment on faisait les enfants, il se contentait de violer à tire-larigot). Constamment maltraitée, mais très résiliente, la petite Zora grandit comme une sauvage. Elle est rescapée par un vieil alchimiste qui la perd néanmoins parce que poursuivi par le sinistre Barde Noir, Glad l’Argus, un autre horrible pas légendaire du tout, retranché dans les montagnes. L’alchimiste finit par la récupérer et par l’épouser pour la protéger. Six ans plus tard, Zora toujours vierge et son vieil époux paternel (qui poursuit sa recherche de l’immortalité) font la connaissance d’un jeune homme collecteur d’histoires devenu mortellement insomniaque à cause d’un mauvais sort de l’affreux Glad. Ensemble, Zora et lui réduisent celui-ci à l’impuissance. Mais l’intrigue ne s’arrête pas là : Zora sera perdue de nouveau, vivra un épouvantable calvaire dans un train de prostituées mené par l’infâme capitaine Boyau, puis, sauvée de nouveau, elle connaîtra un destin inattendu, devenant une légende.
L’histoire s’inscrit aisément dans les genres, si on y tient – fantastique ou fantasy noire, peu importe. Elle en sort tout aussi aisément. Philippe Arseneault est un écrivain raconteur d’histoires. Le romanmet en évidence son amour du langage comme sa maîtrise de la narration. On pense à Rabelais, à Henri Michaux… et à San Antonio. Invention jaillissante de truculent patois réel et inventé, néologismes réjouissants, foisonnement de vocabulaire inattendu (mais toujours compréhensible) se trimballant du québécois au français d’hier et de presque aujourd’hui… L’auteur se délecte et l’on peut se délecter avec lui du simple plaisir des mots. Et oui, on pense aussi à Shéhérazade et aux Mille et Une Nuits, car transparaît ici la même allégresse narrative des enchaînements et emboîtements d’histoires improbables et sans fin – même s’il y a une ici une sorte de fin. Certainement pas pour Arseneault, un écrivain dont j’ignore s’il poursuivra dans cette veine ou si ce roman sera son unique essai – réussi – du côté des genres. Peut-être trouvera-t-il leurs normes implicites d’écriture trop restrictives pour ses désirs. Ce sera dommage : au plan de l’écriture, les genres, au Québec, pourraient bénéficier d’une infusion de sang frais et d’audace.
Élisabeth VONARBURG