Laurier Côté, Au-delà de l’abîme (SF)
Laurier Côté
Au-delà de l’abîme
Saint-Lambert, Soulières (Graffiti), 2017, 156 p.
Bjork Aalq d’Arcania est accusé de génocide : en mission sur Hélios XXVIII, un planétoïde situé au bord de l’Abîme, il aurait désintégré la totalité des Voors qu’il devait observer. L’acte est d’autant plus grave que les Arcaniens, télépathes, ont une réputation d’honnêteté et de sincérité. Pour assurer sa défense, Bjork fait appel à Iosténa Falco, scientifique phobosien si respecté qu’on lui a offert le poste de Président du Conseil Suprême de la Fédération des Planètes Unies, offre qu’il a refusée pour se consacrer à ses recherches qui permettront peut-être un jour à la Fédération d’ouvrir des trous de vers à volonté et, ainsi, d’explorer l’univers de l’autre côté de l’Abîme. Grâce à une Lecture Psychique permettant de revoir tout ce que Bjork Aalq a vécu sur Hélios XXVIII, on apprend que le génocide n’a jamais eu lieu, qu’il a été simulé par une Superviseure, entité supérieure dépendant des Contrôleurs, eux-mêmes des êtres au-delà de notre compréhension qui veillent sur le Multivers au nom de ce qui est peut-être un Être Suprême.
Précisons que la Fédération s’étend dans « une douzaine de galaxies » (p. 10), qu’on y trouve entre autres races les Vulcains (qui gèrent si mal leurs émotions, n’est-ce pas) et qu’on maîtrise la technologie de la téléportation. Les juges au procès semblent sortis tout droit de Monsters, Inc. (« Il arbore une longue toison mauve qui recouvre tout son corps. Ses trois yeux bleus minuscules bougent tout le temps », p. 9). Oui, il s’agit d’humour et de littérature jeunesse.
Laurier Côté a publié quelques ouvrages dans les années 1980, dont deux recueils (Je crée donc je suis et L’Abominable Homme des mots) comptant une dizaine de nouvelles de fantastique. Il est intéressant que son retour à la publication survienne en science-fiction. Car c’est bel et bien de SF qu’il s’agit ici, malgré le clin d’œil (ou le pied de nez ?) aux poncifs du genre.
Le décor est esquissé à gros traits – un tribunal, une lune aride – et les personnages ne sont pas très développés. Le recours à des clichés permet d’économiser sur la quantité d’informations (qui est déjà astronomique) et de braquer l’attention sur le mystère principal : pourquoi Bjork Aalq aurait-il commis un génocide et, s’il ne l’a pas fait, que diable s’est-il passé sur Hélios XXVIII ?
Je serais assez curieuse de connaître l’opinion du public cible – les jeunes adolescents – sur ce récit composé de discours : celui du juge en ouverture de procès, puis celui de général Laswid – dont le rôle est tenu par Peter Cushing – qui expose les faits et explique, entre autres, les notions de propulsion sub et sur-luminique. S’ensuit la Lecture Psychique qui « atteint le niveau sub-moléculaire » (p. 70), c’est-à-dire des passages où l’on est supposé se tenir dans la tête de Bjork Aalq, en prise directe sur ses pensées, passages entrecoupés d’interventions du général. Enfin, lorsque Bjork est transporté au-delà de l’Abîme, se déroule un échange avec une Superviseure, échange composé de répliques parfois si longues qu’elles tiennent du monologue. Et tout cela inondé d’informations – sur les races impliquées, sur le voyage spatial, sur le fameux Abîme – alors que seule une petite partie du récit se déroule en action directe, et encore : c’est le passage dans la tête de Bjork et, donc, un « je » qui se parle à lui-même et qui, en principe, ne peut décrire ses propres faits et gestes.
Bref, pas une lecture facile malgré l’humour, et même pas une lecture agréable pour l’adulte que je suis. Il faut dire que, quand on écrit que l’acide chlorhydrique tombe « de l’espace » (p. 57) et non de l’atmosphère, ou quand on raconte qu’on a présenté des excuses à des êtres invisibles qui habitent le non-espace, mais qu’on n’explique pas comment on a pu entrer en communication avec eux (p. 40), j’ai tendance à décrocher.
Et, pourtant… Le lecteur qui endure la caricature et la crypto SF finit par être récompensé quand le récit aboutit soudain à une finale posant le genre de questions fondamentales que l’on attend de la science-fiction : notre univers est-il fini ou infini ? Son expansion qui se poursuit depuis le Big Bang s’arrêtera-t-elle un jour ? Arrivera-t-on à une sorte de « fin » ? Si oui, qu’y a-t-il au-delà ? D’autres univers ? Ou bien la fin sera-t-elle le recommencement ? Et existe-t-il des entités au-dessus de la mêlée, des « êtres supérieurs » ?
À ces questions s’ajoute le mystère de l’Abîme lui-même, qui n’est malheureusement qu’effleuré.
Sur le plan romanesque, l’œuvre est trop de bric et de broc pour laisser un autre souvenir que le « c’est dommage » émis par tout lecteur adulte. Pourtant, elle serait exploitable en classe pour discuter avec les élèves des questions fondamentales citées ci haut. Et, puisqu’on ne cesse de répertorier de nouvelles exoplanètes, on pourrait questionner les élèves sur ce qui risque d’arriver le jour où les Terriens rencontreront enfin une forme de vie autre, qu’elle soit microscopique, invisible ou anthropomorphe. Et quelle vie extraterrestre peut-on imaginer ? Même si les créatures proposées par Laurier Côté relèvent de la caricature ou de la BD humoristique, la question se pose quand même.
C’est la beauté de la science-fiction : même dans l’œuvre la plus farfelue, on finit par trouver de la substance.
Francine PELLETIER