Michèle Laframboise, La Ruche (SF)
Michèle Laframboise
La Ruche
Sherbrooke, Les Six Brumes, 2017, 112 p.
Marilyn est abeille à la Ruche. Mieux : étant l’une des favorites, elle bénéficie d’une alcôve confortable, mène une vie relativement protégée… du moins, tant que les clients sont prêts à miser sur elle, et tant qu’elle conserve sa beauté et sa jeunesse. Lorsqu’elle les perdra, elle deviendra l’une de ces grises ouvrières qui servent aux tables, effacées, négligeables et négligées – semblables à Norma, qui a pris soin d’elle à son arrivée. Mais Norma a disparu, et Marilyn n’a plus que Joseph, le bourdon qui l’escorte jour après jour. Marilyn pourrait, comme les autres abeilles appartenant à maître Traasin, rêver qu’un riche client s’entiche d’elle et la rachète. Mais celui dont Marilyn espère le retour est le lion d’Artémise, Léonidas Zanni. Son père. Il les a abandonnées il y a longtemps, elle et sa mère. Celle qu’on surnommait la rose s’est alors suicidée et Marilyn, jetée à la rue, a fini par être vendue à la Ruche. Mais le lion a promis à sa fille qu’il reviendrait…
Ce court roman reprend le contenu du texte « Le Vol de l’abeille », gagnant du prix Solaris 2006 (paru dans Solaris 159).
La couverture arrière annonce « une incursion à l’intersection de l’érotisme et de la science-fiction ». Toutefois, comme la protagoniste principale n’a pas vraiment choisi de devenir abeille, qu’elle est une jeune femme seule et vulnérable dans un monde dur où elle n’a que sa beauté pour survivre et que les scènes d’érotisme sont des actes de prostitution, sinon des viols… En fait, l’araignée greffée à Marilyn (qui lui provoque des orgasmes à répétition) m’a rappelé ces vibrateurs commandés à distance qui permettent à un petit rigolo de faire jouir sa compagne à des moments parfois incongrus. Une esclave sexuelle peut connaître des moments agréables, elle reste une esclave, et c’est dans sa révolte que se situe l’intérêt.
Bref, disons que je préfère aborder les aspects science-fiction du roman.
Donc, voici une version enrichie d’une nouvelle. Tout était là dans le texte d’origine, pourtant ici chaque élément paraît augmenté – au sens de « réalité augmentée » : le décor a gagné en détail, la toile de fond se déploie avec plus de netteté, et ce, même s’il reste encore beaucoup de non-dit.
Le monde de La Ruche se construit autour de Marilyn en suivant la même structure que la nouvelle. Le récit ouvre sur la danse de Marilyn, la Marilyn icône, celle de la fameuse scène du film The Seven Year Itch dont la robe se soulève au vent d’une bouche de métro. La Marilyn de Laframboise est double : à la fois sex symbol fantasmé, créé de toutes pièces par Cukor, le recruteur de la Ruche (qui porte le nom d’un réalisateur avec qui la vraie Marilyn était à couteaux tirés), et femme réelle, vulnérable, qui n’a pas le choix de plaire pour survivre, mais qui aspire à autre chose. Dans le monde cruel mis en place par Laframboise, la petite fille qui attend le retour de son père ne peut qu’être dévorée, comme le Petit Chaperon rouge.
Les chapitres du roman reprennent les scènes de la nouvelle en élaborant l’arrière-monde. Marilyn, dans son désir de liberté, fait une petite fugue sur le toit de la Ruche, ce qui permet à l’auteure de nous présenter Gondive, capitale d’Artémise, avec son spatioport où décollent et atterrissent de plus en plus de vaisseaux, car on murmure qu’il y a la guerre. Les personnages de militaires sont d’ailleurs un paradoxe : en science-fiction, les militaires sont rarement les gentils. Ici, on les voit surtout en tant que clients à la Ruche, comme ce puceau à qui Marilyn offrira une inoubliable première fois – et c’est d’ailleurs le seul acte sexuel où Marilyn est vraiment consentante. Et c’est un officier qui posera le geste de bonté salvateur. Avec Joseph (le bourdon qui joue à la fois un rôle de geôlier et de protecteur), ces militaires sont les (rares) personnages masculins positifs de l’histoire.
La nouvelle était un œuvre surtout évocatrice, construite de scènes brèves, que le roman développe.
D’abord, il y a le zoo miniature auquel Léonidas Zanni ajoutait de nouveaux éléments, gâtant sa fille qu’il surnommait son « bijou le plus précieux ». En parallèle, les tavernes et les bars de Gondive reprennent des éléments du zoo, comme pour rappeler à Marilyn ce qu’elle a perdu.
Ensuite, viennent les ouvrières, qui ne sont pas seulement des figurantes : elles sont le miroir de l’avenir qui attend Marilyn, car la favorite ne se fait pas trop d’illusion sur ses chances d’améliorer son sort. Les ouvrières ont été abeilles autrefois. Norma est la figure maternelle protectrice qui a permis à Marilyn de survivre à ses premières années dans la Ruche. Sylvane en est une autre : ancienne abeille, elle a perdu sa chance en perdant un œil aux mains d’un client violent ; protégée par Marilyn qui aurait pu lui nuire, elle devient une alliée.
Enfin, les chrysalides sont les créatures les plus intéressantes de ce monde. Elles nous fascinent d’autant plus qu’on ne les voit pas éclore, car elles sont les victimes collatérales de l’industrie du sexe à Gondive. Leur drame est de ne jamais venir à maturité, de ne jamais donner naissance à l’être qu’elles pourraient être, l’Épicure. Et la victoire de Marilyn sera précisément de devenir, plus qu’une abeille, une sorte de chrysalide en se transformant, en devenant actrice de sa propre vie.
La Ruche est une belle incursion dans l’œuvre de Michèle Laframboise. Si le côté érotique fait vendre, tant mieux, mais il s’agit surtout, à mon avis, d’un récit de science-fiction bien écrit, bien mené, qui pourra servir à attirer vers le genre les lecteurs néophytes qu’une œuvre plus imposante pourrait rebuter. Certains lecteurs diront peut-être qu’ils auraient volontiers lu un plus long récit. Pour ma part, je trouve ce joli bouquin juste parfait pour passer un très agréable moment de plongée dans un des riches imaginaires de la science-fiction canadienne-française.
Francine PELLETIER