Élisabeth Vonarburg, La Voie des pierres (Les Pierres et les Roses -1) (SF)
Élisabeth Vonarburg
La Voie des pierres (Les Pierres et les Roses -1)
Lévis, Alire (GF 61), 2017, 717 p.
Élisabeth Vonarburg, qu’il n’est plus besoin de présenter (je l’espère !) aux lecteurs de Solaris, se définit elle-même comme une écrivaine de science-fiction. Et pourtant, la voici qui entame, avec La Voie des pierres, sa seconde série de fantasy historique… ou de fantastique uchronique… Enfin, on peut discuter de l’étiquette exacte, mais cette série n’est pas de la science-fiction. Ah, mais, attendez… ce n’est pas vraiment une « seconde » série, mais plutôt l’antépisode (en trois tomes !) de la pentalogie Reine de Mémoire (parue chez Alire de 2005 à 2007). L’auteure y reprend en effet le même postulat de base : « Et si Jésus avait eu une sœur jumelle ? »
Dans Reine de Mémoire, situé dans un équivalent fictif de la fin du dix-huitième siècle, ce postulat avait mené à un schisme religieux. D’un côté, les Géminites, dont la religion reconnaît Jésus, sa sœur Sophia, ainsi que la magie (appelée talent) dont les Saints Gémeaux ont doté le monde. De l’autre côté, les Christiens, qui n’honorent que Jésus le Christ et rejettent ce qu’ils nomment sorcellerie, issue, bien évidemment, de la vilaine sœur. Et, à l’horizon, un monde oriental, objet de toutes les ambitions coloniales, doté de ses propres croyances et d’une magie différente du talent géminite.
Avec La Voie des pierres, Élisabeth Vonarburg nous entraîne à nouveau dans cette Europe alternative, mais elle nous présente cette fois en parallèle deux époques antérieures à Reine de Mémoire, ce qui nous permet d’assister à la formation et à la montée des tensions entre Christisme et Géminisme.
La première époque, l’Europe du douzième siècle, commence pourtant bien pour les deux religions : une Trêve les a unies afin que des Croisés des deux confessions puissent se rendre ensemble en Judée et délivrer Jérusalem des Perses. Cependant, comme le découvrira le jeune baron Cédric d’Angresay, un Christien parti sur les routes afin de retrouver son frère aîné, Briann, la Trêve est fragile et de grands personnages profitent de la Croisade pour comploter, acquérir des alliés et éliminer des rivaux. Pour leur part, Annaïg, la promise de Cédric, et Rebecca, une sage-femme Juive qui a grandi avec eux, sont restées à Angresay et doivent composer avec l’ombre inquiétante des Vigiliens, un ordre religieux christien qui devient de plus en plus intolérant et puissant. Lorsque Briann revient de la Croisade, sans Cédric mais avec un étrange serviteur judéen, Guillem, les choses se compliquent pour les deux femmes. Pris dans un tissu de mensonges et de machinations, tous les habitants d’Angresay seront bientôt occupés à se débattre pour demeurer en vie. Et le territoire géminite, si proche, prendra des allures de Terre Promise, même si elle est menacée : les Christiens, murmure-t-on, auraient trouvé un moyen de contrer la magie. La prochaine Croisade pourrait viser les adorateurs des Saints Gémeaux.
Entre les chapitres de cette complexe intrigue politique, l’auteure entrelace quelques épisodes de la vie d’Arwèn, une magicienne païenne qui vit au premier siècle, dans la Bretagne antique. Arwèn est la servante involontaire, le véhicule de chair, de la déesse Morrigan, une entité aux origines obscures qui poursuit ses propres croisades contre les envahisseurs Romanes. Arwèn est aussi la contemporaine des premiers Géminites et sera le témoin d’un de leurs grands actes magiques.
Au début de la lecture, les deux époques paraissent d’abord trop lointaines pour être liées, mais c’est sans compter le fait qu’Arwèn, étrangement, a rencontré Briann alors qu’il était enfant et rêvait. Pourtant, le Briann adulte ne paraît pas doté du talent magique. De plus, le château d’Angresay semble avoir été construit sur un ancien sanctuaire de Morrigan. Oh, et une présence inquiétante, une sorcière, règnerait encore dans la forêt voisine, surnommée Forêt Maudite. Se pourrait-il que l’esprit d’Arwèn, ou de Morrigan, ait survécu si longtemps ? Et qui est cet archer mystérieux qui intervient à la fin du roman ? Et cette jeune fille croisée par Cédric ? Et quel a été le résultat de l’acte magique des premiers Géminites ? Ont-ils éveillés les Dormeurs de Morrigan ? Quelqu’un nous expliquera-t-il pourquoi il semble y avoir tant de types de magie ?
Après nous avoir emportés à bon rythme, car la saga familiale des Angresay est prenante et l’alternance des narrateurs rend le récit très dynamique, le roman se termine de manière fort satisfaisante pour le lecteur, mais en laissant plusieurs questions irrésolues. Le sort des personnages est temporairement réglé, certes, mais l’ombre d’une seconde Croisade plane toujours. La Trêve entre Christiens et Géminites tiendra-t-elle ? Et saura-t-on ce que Briann a vécu durant sa décennie d’absence ? Car l’homme (froid, parfois apathique ou colérique et toujours affligé de cauchemars) qui est revenu à Angresay ressemble peu à celui (charmant, curieux et affectueux) qui l’a quitté.
Comme souvent avec les séries en plusieurs tomes d’Élisabeth Vonarburg, on voudrait avoir sous la main le tome suivant sitôt retournée la dernière page de celui en cours… et ce, peu importe son ampleur ! Il est difficile de résister à des personnages si vivants, à une plume si précise et à un arrière-monde si riche et complexe ! Dans cette série, le travail de vocabulaire est particulièrement remarquable, les termes anciens (qui ont ravi l’historienne en moi) se mêlant aux mots usuels de manière fluide, ce qui devrait dépayser les lecteurs sans les submerger. Les thèmes chers à l’auteure, notamment les questions de genre, sont présents, mais de manière un peu plus discrète que dans d’autres ouvrages : les actions suffisent à nous montrer à quel point la religion joue un grand rôle dans la distribution des rôles sociaux. Cela donne envie de se convertir au géminisme…
Décidément, je ne peux que vous recommander chaudement cette lecture, même si cela signifie que vous serez ensuite, comme moi, sur des charbons ardents, pressés de voir arriver les tomes suivants !
Geneviève BLOUIN