Patrick Guay, Jacques Spitz le mythe de l’humain
Patrick Guay
Jacques Spitz, le mythe de l’humain
Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2016, 191 p.
Dans l’histoire de la science-fiction en France, une période d’une trentaine d’années souffre d’un oubli dont l’injustice suscite depuis quelques années un regain de curiosité. Entre les derniers textes marquants de Rosny Aîné et de Maurice Renard, à la fin des années 1920, et l’essor d’une génération portée par des auteurs comme Andrevon et Jeury, au tournant des années 1970, il y a un intervalle que la découverte par la France de la science-fiction étatsunienne a occulté. Pourtant, il ne s’agit pas d’une traversée du désert. René Barjavel s’impose dès la Seconde Guerre mondiale, mais comme une voix à part, de même que Pierre Boulle un peu plus tard. Ni l’un ni l’autre ne s’intégrera tout à fait au mouvement naissant d’une science-fiction faite en France.
C’est encore plus vrai dans le cas de leurs prédécesseurs immédiats, dont Régis Messac (1883-1943) et Jacques Spitz (1896-1963), qui sont peut-être les figures de proue de la période de l’entre-deux-guerres qui engendre également des ouvrages marquants par André Maurois, José Moselli, Ernest Pérochon et René Thévenin. Leurs carrières science-fictives s’achèveront pour la plupart alors que débutera celle de Barjavel.
Pourtant, l’effacement de Spitz, publié chez Gallimard, est quelque peu étonnant. Esprit incisif mais chagrin, Spitz est à la fois exigeant en littérature et trop désabusé pour adhérer aux conventions du récit traditionnel. Ses fictions sont originales, mais si désinvoltes ou désespérées qu’elles ne suscitent guère l’émulation. Elles ont connu depuis deux séries de résurrections, d’abord au début des années 1970 quand l’édition française les annexe au corpus de la science-fiction hexagonale, puis au début du siècle présent quand elles bénéficient de nouvelles traductions et d’un respect accru. Elles apparaissent désormais comme des expressions révélatrices d’une époque incertaine, dédaignées comme mineures par la critique de l’entre-deux-guerres mais articulées maintenant à l’histoire mondiale de la science-fiction.
Patrick Guay, professeur à l’UQAC, a relevé le défi d’expliquer les conditions de production de l’œuvre de Spitz. Il a profité de la disponibilité d’un document exceptionnel : le journal personnel et littéraire tenu par Spitz de juin 1928 à décembre 1962, dont il a dépouillé plus particulièrement les douze premières années. Il a également exploré le dépôt d’archives (qui comprend plusieurs fictions encore inédites) à la Bibliothèque nationale de France. Et il a eu l’occasion d’entretenir de Spitz son héritier littéraire, Bernard Eschassériaux (1924-2010), peu de temps avant la mort de celui-ci.
Si son ouvrage ne revendique pas l’exhaustivité, il brille par son élucidation d’une carrière en apparence indécise, voire contradictoire. Accepté chez Gallimard, Spitz signe d’abord des livres entre l’essai et le roman, dont les personnages ne sont guère que des artifices ou des prétextes. Il ne s’agit pas encore de science-fiction, mais d’expérimentations qui jouent avec la forme avant le passage au jeu avec le contenu. Si les premiers titres obtiennent un succès d’estime, ce sont les ouvrages que Spitz classera lui-même dans le « fantastique », faute d’un meilleur terme, qui attireront un peu l’attention. L’Agonie du globe (1935) est traduit en anglais et il aurait été question d’une adaptation cinématographique par Marcel Carné des Évadés de l’an 4000 (1936) avec des dialogues d’Anouilh et une distribution incluant Arletty, Darrieux et Marais. Prévu pour 1941, ce projet de film avortera, sans doute en raison des circonstances.
La Seconde Guerre mondiale casse ce que la carrière de Spitz avait acquis d’élan. Un de ses romans les plus frappants, L’Œil du purgatoire, sort malgré tout en 1945 chez un nouvel éditeur parisien, mais la critique le déserte et ses parutions se raréfient au point où il termine sa carrière en renonçant à l’anticipation pour signer une histoire d’amour, Albine au poitrail (1956).
Guay propose de chercher la cohérence de l’œuvre moins dans le surréalisme ou l’influence supposée de Wells que dans une certaine vision de l’humain, ou plus exactement du mâle de l’espèce, car la femme n’est souvent qu’une actrice secondaire. Pris en tenaille entre deux guerres mondiales, Spitz est sensible au caractère dérisoire des réalisations humaines et à la finitude des choses. L’apocalypse devient le moyen de mettre en scène l’humanité prise collectivement ou incarnée par des personnages qui sont moins des héros que des témoins. L’observation est un élément central de plusieurs histoires, mais elle n’est jamais simple. Spitz confie aux personnages qu’il imagine la tâche de voir ce qu’il imagine qu’ils pourraient voir.
Guay tente de suivre l’évolution des idées de Spitz sur l’écriture au moyen de son journal et il en cite des extraits lumineux, qui font espérer l’édition éventuelle d’un florilège. À cet égard, l’ouvrage de Guay remplit son but. Il nous donne envie d’en savoir plus sur Spitz et de voir paraître des analyses plus fouillées.
Pour ne prendre que cet exemple, les rapports de Spitz, diplômé de Polytechnique, avec les sciences et la technique ne sont malheureusement qu’effleurés, de même que ses rapports avec la science-fiction de son temps. Pourtant, ils seraient sans doute éclairants à plusieurs titres, tant du point de vue des attentes des lecteurs que des priorités d’écriture de Spitz.
Guay ne semble pas comprendre que la vraisemblance d’une hypothèse ou de ses développements ait une importance quelconque dans l’appréciation de la science-fiction quand il cite (p. 146) les réactions du temps au roman L’Agonie du globe. Pourtant, il aurait été intéressant d’avoir un verdict définitif puisque ces réactions étaient parfois favorables, tandis qu’Altairac, en 2009, tranchait que l’ouvrage « ne s’embarrasse d’aucune recherche de plausibilité scientifique ». Les textes que j’ai lus témoignent de la maîtrise par Spitz des procédés de crédibilisation qui assure la vraisemblance initiale d’une extrapolation avant que l’écrivain s’amuse à en tirer des conséquences de plus en plus fantaisistes, renonçant peu à peu au vernis scientifique du début. Ce glissement est typique d’une manière qui fait dériver la science-fiction vers le surréalisme, mais qui produit aussi des pages mémorables.
L’analyse critique et historique de la science-fiction gagnerait à se nourrir d’un minimum de connaissances scientifiques. Quand Spitz parle de « littérature non-euclidienne », Guay se fourvoie en évoquant l’avant et après Euclide en physique (p. 55) alors que Spitz fait référence au développement d’une géométrie non-euclidienne au dix-neuvième siècle.
Il ne s’agit pas seulement d’éviter des bourdes. Unir la culture scientifique à la critique littéraire dans le cas de la science-fiction permettra parfois d’éclairer la genèse d’une œuvre. Dans la nouvelle « Après l’ère atomique », Spitz imagine que les expériences nucléaires entraînent un ralentissement catastrophique de la vitesse de la lumière. Or, Einstein avait envisagé en généralisant la théorie de la relativité que la lumière puisse être freinée dans certains contextes. En 1929-1930, l’astrophysicien Fritz Zwicky avait proposé une théorie distincte, dite de la « lumière fatiguée », pour expliquer le décalage vers le rouge des objets célestes les plus lointains, ce qui rappelle des éléments du texte de Spitz. En 1957, la théorie cosmologique de Robert Dicke doublait le ralentissement de la lumière envisagé par Einstein. Ces rapprochements, cités à bon escient, présenteraient plusieurs avantages, dont ceux de dater l’écriture d’un texte ou ses inspirations. Le cas d’« Après l’ère atomique », publiée pour la première fois dans le recueil Joyeuses Apocalypses (Bragelonne, 2009), est d’ailleurs curieux. Pourtant citée par Guay (p. 136), celle-ci et les quatre autres nouvelles inédites de Joyeuses Apocalypses n’apparaissent pas dans la bibliographie de Spitz.
Cela correspond peut-être à une certaine sous-estimation de toutes les nouvelles de Spitz, qui ne sont guère discutées et qui n’apparaissent pas non plus dans l’index des œuvres citées. Guay a néanmoins la générosité de nous offrir deux nouvelles inédites, « La Machine suprémo-détectrice », qu’il date d’avant la Seconde Guerre mondiale, et « La Machine à fabriquer les femmes », où l’allusion à un « rideau électronique » séparant deux civilisations, mécanico-capitaliste et bio-marxiste, renvoie sans doute aux débuts de la Guerre froide.
Les nouvelles inédites de Spitz dans Joyeuses Apocalypses datent en général de l’après-guerre. Certaines s’inscrivent dans l’évolution de thèmes de la science-fiction. Ainsi, « Le Nez de Cléopâtre », où un chimiste trouve un moyen de solidifier toute l’eau du globe, fait tout de suite penser au roman Cat’s Cradle (1963) de Vonnegut où la glace-9 produit le même effet – quoique Spitz fait mine d’oublier que les êtres humains sont aussi constitués d’eau et devraient subir les mêmes conséquences. L’idée aurait été proposée par le physicien Langmuir à H. G. Wells, qui ne s’en était pas servie, mais elle rappelle aussi la catastrophe évoquée dans Le Secret des Zippélius (1889) de Jules Lermina où l’eau se volatiliserait au lieu de se solidifier à jamais. Une lecture de Spitz dans le contexte de la science-fiction de son temps s’imposera un jour.
L’ouvrage de Guay fait avancer d’un grand pas notre connaissance de Spitz, comme écrivain et comme penseur. Il ne s’agit pas d’une somme, mais d’un travail de défrichage méritoire. Deuxième titre de la collection « SF Incognita », il promet beaucoup pour la suite des choses.
Jean-Louis TRUDEL