Brins d’éternité 50
Brins d’éternité 50
Montréal, Brins d’éternité, 2018, 208 p.
J’ai commenté ici même en ces pages (Solaris 193) la très belle anthologie Dix ans d’éternité publiée par Les Six Brumes en 2014. Comme on avait alors réuni sous une même couverture une sélection des meilleures nouvelles de la revue, cela semblait assez évident d’y trouver des œuvres de qualité. Cette fois, il s’agit de textes inédits, sollicités auprès d’auteurs des différentes époques de la revue. Mes attentes n’étaient pas les mêmes : j’étais surtout animée par la curiosité (légitime) de voir ce que Brins d’Éternité nous offrirait en cadeau d’anniversaire.
Eh bien, le résultat, par moments époustouflant, est très représentatif de ce qu’on trouve de mieux en science-fiction et en fantastique québécois.
D’abord, l’aspect physique : comment ne pas avoir envie de prendre entre nos mains ce très bel objet, rendu très attirant par l’étonnante couverture de Pascal Blanché ? Et – wow ! – l’intérieur est en couleurs, avec des illustrations de la sublime Émilie Léger ! Certaines d’entre elles répondent admirablement au texte qu’elles suivent, parfois de manière évidente, parfois de manière plus subtile, mais toujours en beauté.
Et donc, premier constat : ce n’est pas seulement le numéro anniversaire d’une revue devenue de niveau professionnel, c’est une anthologie, comme le signale avec raison l’amusant éditorial.
Ensuite, le contenu est assez varié pour plaire à différents lecteurs pour diverses raisons. Sur la quinzaine de textes, les deux tiers relèvent du fantastique, ce qui laisse quand même un tiers de science-fiction, de quoi combler mon appétit.
D’entrée de jeu, Brins d’éternité frappe fort avec « Cette prison d’ombres et de mémoires » de Frédérick Durand. Fascinant. Avec une thématique somme toute usée (l’objet acheté au marché aux puces qui provoque le basculement dans le fantastique), l’auteur parvient à créer un magnifique texte d’atmosphère. Tout est dans la mise en place : le personnage de Martin est si vivant, si vrai, qu’on est déçu quand le récit s’arrête.
Le ravissement dans lequel m’a baignée ce premier texte m’a permis d’aborder avec un œil favorable « Nounours » de Carl Rocheleau, qui apparaît d’abord comme une énième histoire de zombies, mais qui se révèle intéressante pour ce qu’elle ne dit pas.
« Le Hurlement des possibles » a été une vraie jouissance pour la lectrice de manuscrits que je suis et qui éprouve un ras-le-bol des histoires de prophéties. (Ici, insérez le bonhomme sourire de votre choix.) Guillaume Voisine règle leur cas ! Pourtant, son beau récit m’a fait passer du sourire aux (presque) larmes.
« Une baleine dans le désert » de Jean-Pierre April raconte comment l’incurie des humains face aux changements climatiques (et à leurs conséquences) fait de leurs plus grandes réalisations des mortes en sursis.
Mario Tessier revisite Moby Dick en envoyant un navire équipé de moteurs oniriques « Sonder l’éternité ». Cet ultime voyage en quête de la Divinité m’a évoqué un spectacle du Planétarium ! Il faut dire que notre Futurible bien-aimé a le tour quand il s’agit de rendre vivantes les notions les plus abstraites.
Dans « La Gang du cimetière », Geneviève Blouin nous raconte une histoire de fantômes sur fond de taxage et d’intimidation, alors que, dans « L’Avalé » de Pierre-Luc Lafrance, ce sont les mauvais traitements infligés par un père violent qui font littéralement basculer un adolescent de l’autre côté du miroir.
« Vanessa en quête d’ardeur », de Vanessa Vénus… heu, de kessé ?
Heureusement, Michèle Laframboise, une auteure toujours vive et inventive, nous offre un « Sondage de satisfaction » dont la forme est amusante et le fond très touchant. On pourrait sous-titrer la nouvelle « Comment renouveler la vieille thématique du colonialisme terrien ».
« Ailleurs, un théâtre » de Jonathan Reynolds est un autre bon texte d’atmosphère où le narrateur nous entraîne dans un lieu qui a fait rêver sa jeunesse et qui nous plonge dans une angoisse d’autant plus profonde qu’elle naît d’images insolites et surprenantes. Encore une histoire qui continue de nous habiter après qu’on ait tourné la page !
Ah, il n’y a que Jean-Louis Trudel pour aborder de manière aussi humaine un récit de hard sf. À l’instar de « Sonder l’éternité » de Mario Tessier, on est embarqués dans un voyage à la destination bien incertaine. Ici, toutefois, les « Chroniques d’une étoile effilochée » sont narrées comme un journal, de très sensible façon.
Dave Côté : voilà un autre imaginaire singulier ! Avec « Dans un bol », cette fois encore, il pousse un élément du bête quotidien dans un dérapage contrôlé. Le récit fonce dans le farfelu pour prendre ensuite le rythme d’un leitmotiv quasi hypnotisant. Bizarre et fascinant.
« Jusqu’à ce que le jour se taise » permet à Ariane Gélinas de se livrer tout entière à son amour des promenades dans les bois. On y ressent les effets hallucinogènes d’un certain champignon…
« La Mélancolie du hérisson » de Sébastien Chartrand donne froid dans le dos. Là aussi, on passe d’un quotidien en apparence anodin – l’angoisse d’un élève à la réception de son bulletin – à une conclusion horrible. L’économie poussée à l’extrême, dans ce qu’elle a de plus froid et inhumain. Un autre poignant récit situé dans le cycle « Les Enfants du conflit montérégien ».
« Spectacle d’automne » de Claude Bolduc vient clore cette anthologie de belle façon. Il s’y élève une voix personnelle toute en douceur, qui nous mène mine de rien à une conclusion spectaculaire. (À ce propos, heu, il se dresse un érable dans ma cour. Ce n’est guère rassurant.)
Bref, Brins d’éternité nous rappelle l’importante place qu’occupe la nouvelle dans l’épanouissement de nos littératures de l’imaginaire. Ce numéro 50 est une publication incontournable, à conserver dans nos bibliothèques aux côtés des précédentes anthologies.
Francine PELLETIER