Serge Lamothe, Oshima (SF)
Serge Lamothe
Oshima
Québec, Alto, 2019, 278 p.
Le narrateur, Akkamaru dit Aku, est un hafu, un métis de Japonais (son père Tetsu) et d’Occidentale (sa mère Amandine) ; celle-ci a quitté son père brusquement, et l’île d’Oshima où ils vivaient, alors qu’il avait quinze ans, en 2023, pour venir vivre à Paris. On est deux décennies plus tard. À trente-cinq ans, pourvu d’un diplôme d’ingénieur « inutile », Aku ne se sent toujours pas plus chez lui en France qu’à son arrivée. Quoique au courant de l’état du monde, il y vit dans une réalité augmentée et manipulée par les nano-implants obligatoires, alors que la ville réelle est devenue un gigantesque bidonville, sur une planète universellement dégradée par le Capitalocène, les bouleversements climatiques et leurs conséquences sur tous les plans, en particulier politico-religieux. Un jour arrive un message laconique de Kiyo, un ami de son père, « père mourant vous demande ». Amandine essaie de le retenir. Mais là-dessus éclate la Catastrophe : l’électricité disparaît pour des raisons inexpliquées même si Aku (ingénieur…) propose à cet Effondrement Global des Réseaux (ou « EGR ») plusieurs hypothèses entre lesquelles il ne peut choisir. Les nano-implants cessent de fonctionner, entre autres, et tout s’effondre, en particulier la psyché des habitués de la réalité augmentée, qui succombent bientôt en vagues de suicides massifs au syndrome de la réalité diminuée, c’est-à-dire à la réalité pure et simple. C’est dans ce chaos de fin du/d’un monde où tous les extrémistes ont pris le pouvoir qu’Aku rencontre Leila, une Sarhaouie avec laquelle il vit une passion au jour le jour, sans questions. Et que sa mère le pousse soudain à partir. Lorsque Leila se met de la partie et lui arrange son départ, il obtempère. Il en avait envie, de fait. Pendant ce voyage absurdement impossible dans les circonstances, il le sait, et au cours duquel il a plutôt de la chance, il rencontre un jeune garçon, Basu, qui s’attache à lui et l’aide aussi à survivre. Ils finissent par arriver à Oshima.
Tetsu est mort depuis longtemps, évidemment. Mais Aku retrouve Kiyo-san et la fille de celui-ci, Kohana, l’amie d’enfance avec qui il a vécu une ébauche d’amours adolescentes. Ils s’essaient tous quatre à survivre sur l’île quasi déserte, malgré la pollution radioactive – les connaissances scientifiques d’Aku vont un peu servir à quelque chose. Sa relation avec Kohana se développe dans le sens attendu, et un fragile équilibre s’établit pour un temps. Mais des vérités surgies du passé quant aux parents d’Aku vont venir le bouleverser, ainsi que l’inévitable entropie d’un monde condamné.
On nous signale très, presque trop, clairement dès le début qu’il s’agit d’une histoire se déroulant dans un futur relativement proche – dans vingt ans. Et, bien que cela permette des effets frappants ou émouvants, et un écho bien maîtrisé entre la trajectoire intime du personnage et celle du monde où il vit, écho qui est lui-même une image non déguisée de ce que nous vivons – dissociation cognitive, aveuglement, déni, mensonges et lâchetés divers –, c’est ce qui a été pour moi le point un peu faible du roman, parce que je n’ai pas perçu assez de cohérence dans le tableau qui nous est proposé de ce futur ; malgré la bonne volonté méritoire de l’auteur à créer son arrière-monde, c’est plutôt maintenant, à la rigueur demain, que dans vingt ans. L’introduction des nano-implants, par exemple, ou plutôt de l’effet qu’on leur prête, semble surtout servir le « message » concernant l’aveuglement généralisé. Le fait que le récit est en première personne et au passé, avec un effet de journal, permet l’introduction d’un certain nombre de données, mais c’est tout de même quelque peu plaqué. Tout cela peut évidemment être un effet de lectrice et d’autres, non habituées à la lecture SF, seront plus convaincus. Mais peu importe, car en réalité, comme souvent avec l’usage de cette trope SF par la littérature dite générale, il s’agit plutôt ici d’une métaphore, et ce qui importe – et qui est réussi – c’est ce qu’illustre si bien la littérature dite générale, c’est-à-dire les relations entre les personnages et leur évolution. Auraient-elles été aussi poignantes sans l’arrière-fond fin-du-monde ? Peut-être, dans un autre registre plus courant ; il faut admettre que les péripéties obligatoires du long voyage, certaines horrifiques, mettent bien en relief ce que le thème du post-cataclysme peut ajouter au motif de la Quête du Héros et de son estrangement. Et celui, assez traditionnellement romantique aussi, de l’Amour et de la Vérité tragiques, a certainement plus d’impact ainsi au milieu des Ruines, étant alors réduit à son essentiel. L’écriture dessine d’ailleurs bien cette épure, et reste heureuse d’un bout à l’autre – même si je me serais passée du glossaire en fin de roman : un petit effort supplémentaire aurait certainement permis à l’auteur de les intégrer à la fiction, son narrateur étant un intermédiaire idéal entre les deux mondes linguistiquement aussi. Mais dans l’ensemble, et surtout à partir du moment où l’on est isolé dans l’île et où l’on revient à un huis clos humain, même s’il est constamment menacé à la fois de l’intérieur et de l’extérieur,Oshima est un roman prenant.
Élisabeth VONARBURG