Sébastien Chartrand, GEIST – Les Héritiers de Tesla (SF)
Sébastien Chartrand
GEIST – Les Héritiers de Tesla
Lévis, Alire, 2019, 446 p.
Quintidi, le 14 Fructidor de l’an LXIV de l’Ère Régentée. Nous sommes à Paris, sous l’empire de la Régence – Napoléon IV a abdiqué en faveur de ses Régents. Cet empire n’a pas le cœur tendre : par exemple, lors de l’épidémie de grippe espagnole, vingt ans plus tôt, il a édicté une stricte quarantaine, fermeture des ports et des frontières ; si foyer d’épidémie, isolation totale des quartiers touchés et on abat tout ce qui essaie d’en sortir. Résultat : moins de cinquante mille morts dans l’Empire, au contraire de ce qui s’est passé dans le reste de l’Europe. Et l’Ordre règne dans l’Empire. Georges Parent est un officier des puissantes forces policières Geist (« esprit » en allemand) ; il compte les jours (il y en a 1786) avant une retraite très attendue, car il lui est de plus en plus difficile de fonctionner en public. C’est un puissant Doté (de pouvoirs psi), qui aurait pu accéder aux plus hauts postes de la Sécurité (les Phantom, également « esprit » ou « fantôme » en allemand), mais il n’a pas voulu ; son père, Jacques Parent, était un célèbre médecin aliéniste mort fou (dont Guy de Maupassant, également mort fou, a utilisé le nom et l’histoire dans sa nouvelle « Un fou ? ») ; les docteurs Richet et Charcot (comme Maupassant) étaient des amis et visiteurs réguliers chez les Parent ; Georges a été interné aussi mais « guéri » ; il essaie de garder cela le plus secret possible et de ne pas faire de vagues. Enfant, il a choisi d’accompagner sa mère (dont il a surpris l’adultère) lorsqu’elle quitte son père, lequel est devenu fou à ce moment-là (ses propres pouvoirs psi s’étant alors révélés.) Georges espérait ainsi se protéger de la folie. Ça n’a pas vraiment réussi : les tensions engendrées par son travail d’une part et ses problèmes mentaux tenus secrets d’autre part commencent à sérieusement le gruger. Une vision récurrente lui montre un enfant blond couvert de sang qu’il doit tuer, ce qu’il fait très légalement, mais non sans en être très perturbé. Une des fonctions des Geistest pourtant de supprimerces « Séculaires », ou « Sécularisés », les gens atteint du Mal du Siècle, une maladie mentale qui plonge ses victimes dans une folie extrêmement meurtrière. Cette véritable épidémie mentale a suscité la légalisation du suicide (voulu ou imposé) dans des édifices spécialement dédiés à cette fonction. À cause de la maladie, qui a commencé vers le milieu du siècle précédent, on a proscrit tout l’art d’inspiration romantique, pré- ou post-, littérature, musique, peinture et statuaire, qui sont considérés comme des déclencheurs ; en posséder ou en trafiquer sont des crimes sévèrement punis ; on a alors le choix entre l’échafaud et des « protocoles » qui sont le déclenchement par psi interposé de maladies mentales spécifiques.
Il y a des écoles pour les Dotés : l’Institut Charcot, l’Institut Richet plus huppé. Et l’Institut Pasteur pour les médecins ; on envoie aux frontières de l’Empire conquérant des soldats-psi, les Schatten (« ombres »). L’ennemi extérieur est la Russie trotskyste, l’ennemi intérieur terroriste les Académiciens (de l’Académie des Sciences, qui ont eu le tort de s’opposer à la montée des sciences métapsychiques) et les Duboisistes (partisans du professeur Dubois, idem). Les Dotés occupent donc toutes les places du pouvoir dans la société, mais aussi dans l’économie et le savoir : grâce au génie de Nikola Tesla, on a développé dans tous les domaines une technologie électrique massive qui alimente aussi bien les communications terriennes et aériennes que la « Régulation météorologique » pour les trois grandes villes – Paris, Lyon et Bordeaux – au-dessus desquelles le ciel est perpétuellement gris et nuageux. La fusion de l’électricité et de la science métapsychique permet aussi de maintenir des morts en survie et de communiquer avec eux dans les « sempiternum ». C’est en particulier le cas de Nikola Tesla, mort fou par suicide, mais dont le cerveau génial ne cesse d’alimenter la Régence en nouvelles technologies.
Or on vient de découvrir le cadavre de Danijel Tesla, son fils, qui était un puissant précognitif. Un meurtre, même si on veut déguiser la chose. Comment peut-on bien assassiner un précognitif de cette stature ? C’est cette énigme que Parent va essayer d’élucider, tout en luttant avec de plus en plus de difficulté contre ses démons. En chemin, il va découvrir l’énormité des mensonges sur lesquels repose la Régence – et sur lui-même des vérités bouleversantes.
C’est donc sous le signe de la folie, de son contrôle et de l’illusion manipulatrice que se déroule toute l’intrigue du roman, dans un univers déboussolant qui porterait bien l’étiquette de « psipunk ». Chartrand avait déjà donné une idée de ce dont il était capable dans le domaine de l’uchronie avec sa trilogie québécoise Le Crépuscule des arcanes où la magie tenait la place que tient ici la métagnomie. GEIST – Les Héritiers de Tesla continue dans cette veine, mais, pourrait-on dire, sur l’amphétamine. La construction de cet univers parallèle électrique à la Tesla et non à l’Edison est minutieuse et sans répit dans les détails qui le font vivre pour nous, aussi bien au plan des institutions que celui des décors, dans une ambiance glauque et glaçante sinon glacée (météo contrôlée, rappel…) d’utopie évidemment dystopique où tout est régenté, et où, entre autres, les prisonniers de guerre deviennent des esclaves (des ilotes à la spartiate, mais bon) et servent l’économie nationale. Parent jette sur sa société obsidionale et claustrophobique un regard de plus en plus désenchanté sinon critique à mesure que les abus deviennent de plus en plus flagrants pour lui – et que son état mental se dégrade. Ce n’est pourtant pas à un renversement vertueux du régime que mène l’intrigue (même si Parent découvre l’horrible vérité des Régents, il arrive trop tard pour déjouer leurs machinations), mais à son épiphanie personnelle (que je ne déflorerai pas). Peut-être aidera-t-il à la fin prévue de l’Empire, peut-être sera-t-il l’origine d’un nouvel empire qui le remplacera, la fin reste ouverte (un peu trop pour moi). Du moins a-t-il maintenant accepté sa nature réelle et trouvé un point d’équilibre dans sa surhumanité. On peut cependant se demander de quelle nature est cet équilibre : s’agit-il d’une folie dépassée (« guérie ») ou simplement acceptée, voire revendiquée, mais toujours possiblement délétère ? Parent ne sera « plus jamais seul », dit-il avec joie mais la façon dont il envisage sa postérité est quelque peu inquiétante : « Il y a des folles partout, tu sais, il nous suffirait de nous servir du Dot pour soumettre quelques jolies dépressives et avoir de nouveaux Dotés fonctionnels ». Parent ne réagit guère à cette suggestion, sinon pour commenter « C’est bien le concept d’une fourmilière ». À sa décharge il faut dire qu’à ce moment, il subit le contrecoup de nombreux chocs psychologiques (et psychiques), mais la voix qui lui parle ainsi est quand même celle de son double, l’enfant blond superpuissant qu’il a enfin intégré…
J’ai lu le roman d’un trait et sans problème, sans même avoir besoin de recourir au lexique, au calendrier ou à la postface de l’auteur (sinon après avoir fini ma lecture), mais je dois maintenant en souligner les problèmes pour des lecteurs moins au courant que moi des recherches et controverses qui ont entouré les sciences métapsychiques au cours de nos XIXe et XXe siècle. (L’auteur signale dans sa postface sa dette envers Méheust et son massif essai sur le sujet, Somnambulisme et Médiumnité.) Si les aspects scientifiques et parascientifiques du roman sont abordables, (les spéculations sur les technologies qui auraient dérivé des inventions de Tesla plutôt que de celles d’Edison), il n’en va pas forcément de même pour le Dot, les Dotés, les Geist et autres Phantom. Dans un méritoire effort, des astérisques dans le texte renvoient au lexique pour aider la lecture, mais elle en est justement rendue parfois agaçante si on les suit (on peut les ignorer, heureusement). Ignorer l’allemand et le sens des mots choisis ne handicape pas du tout la compréhension – on peut les prendre dans la foulée, ce sont alors simplement des termes « exotiques » renvoyant à des référents propres au monde inventé. On aurait peut-être pu faire un peu plus confiance aux lecteurs, puisque la plupart des termes se retrouvent souvent dans un contexte permettant de les comprendre sans mode d’emploi. Je me suis d’ailleurs interrogée quant à la logique de ce choix de l’allemand sur le plan de la construction (ici linguistique) de monde : la Prusse/ l’Allemagne étant l’ennemi héréditaire, quoique vaincu, depuis 1870, pourquoi aurait-on adopté cette langue pour désigner des réalités mises en évidence dans l’univers parallèle par des médecins français (même si on évoque Freud en passant) ? Mais – et c’est mon autre biais de lecture, que je dois signaler aussi –, ayant moi-même traité des pouvoirs psi à partir de l’angle abordé par Méheust, et me rappelant mes propres problèmes de vocabulaire, je peux apprécier l’inventivité de Chartrand.
Indépendamment de ces caveats, le roman est bien écrit et bien ficelé quant à sa narration – il évite en général les « mottons expositoires » trop longs et hors situation, en particulier –, les personnages sont intéressants, parfois attachants, en particulier quand Parent se débat avec ses traumatismes d’enfance, même s’il y aurait beaucoup à dire sur les personnages féminins, malgré les clins d’œil (l’inspecteure Tournier, première femme Dotée dans les Geist, Camille Claudel passée de folle à Dotée, les quelques Dotées jouant un rôle essentiel dans la fondation de la Régence, et la Dotée Mariska Tesla – mais celle-ci finit en Belle au Bois Dormant…)
En conclusion on peut dire cependant que ce roman confirme le statut de l’auteur comme maître québécois du psi/steampunk. Nous n’avons plus rien à envier à la France !
Élisabeth VONARBURG