David Bélanger, En savoir trop (Hy)
David Bélanger
En savoir trop
Longueuil, L’Instant même, 2019, 137 p.
Grattements incessants dans les limbes du sous-sol. Un regard aveugle dans l’obscurité. Une queue touffue, pleine de grumeaux.
La bête est familière ; on la reconnaît tout de suite. C’est le rongeur arboricole de Montréal par excellence, qui envahit les greniers, ronge les fils électriques, nargue les chiens mal élevés du haut de son perchoir. L’innocent écureuil.
Des rumeurs courent à son sujet depuis quelque temps. On raconte qu’il aurait abandonné « la cime des arbres » pour « les abysses des égouts ». Il aurait développé des habitudes alimentaires atypiques, depuis qu’il aurait fait son nid chez un couple d’immigrants qui se seraient donné la mort. Il se promènerait dans les entretoits des maisons, avec le cartilage d’une oreille entre les dents.
Écureuils avides de chair humaine. Massacre dissimulé par le doux bruissement de la douche. Révélations cyniques de professeurs exténués. Néologismes d’enfants annonçant l’écroulement du monde. Chaque nouvelle d’En savoir trop propose une réflexion sur cet inquiétant familier, où l’être le plus ordinaire cache un monstre, une catastrophe, notre inévitable fin. David Bélanger, directeur de rédaction d’XYZ, nous convie à travers ce recueil à un étrange voyage dans le monde d’en bas, celui que dissimule l’écran bienveillant de la réalité extérieure. Édifice immuable, qu’aucun séisme ne verra s’écrouler. Illusoire permanence de l’univers humain.
En savoir trop vient ébranler, à petite ou grande échelle, la conviction de notre pérennité. Dans « Les Histoires », première nouvelle du recueil,le narrateur laisse un ancien ami de l’université dont il jalouse la thèse redisposer l’histoire de sa vie, en replacer les lignes directrices pour en faire une diégèse logique, « une case où se reposer ». Pourtant, dans ce curieux récit sous le thème du structuralisme et de son fameux schéma actanciel, une seule certitude demeure à la fin : il manque le « dinosaure », métaphore des catastrophes imprévisibles qui touchent chaque individu, à ces théories pour réellement rendre compte de l’existence humaine. Car, le dinosaure : « [il] arrive n’importe quand dans l’histoire et il bouffe tout le monde ».
Dans « Proximité I »et un peu plus loin dans « Proximité II », la menace se terre, le « dinosaure » n’a pas encore sorti ses griffes. On n’en voit que les traces et les premières victimes : femme hurlant dans la rue, vieil homme qui se tire une balle dans la tête en murmurant « ils sont revenus », voisins décédés dans des circonstances étranges, grattements incessants dans les entretoits d’un voisinage. Il faudra attendre la douzième nouvelle du recueil, « L’Espèce », pour comprendre que les fréquentes mentions de Scirius carolinensis, notre cher ami l’écureuil, ne sont pas qu’une symbolique drolatique du monstre qui sommeille en chaque petite bête. On rit jaune en lisant « L’Espèce », qui, véritable parodie des films de série B où un animal mutant cause la destruction l’humanité, pose l’écureuil en véritable machine à tuer. La fin du récit, où la communauté internationale abandonne l’Amérique aux dents avides des rongeurs, nous en dit pourtant beaucoup sur la véritable signification de l’écureuil supérieurement intelligent et anthropophage. Devant une implacable tyrannie, nos dirigeants sont toujours prêts à plier l’échine, languissants devant la possibilité de futurs pourparlers économiques.
Sous des apparences plus banales, « L’Épouvantail »et « Deux hommes face à l’aube »cachent des desseins tous aussi funestes. Les deux nouvelles mettent de l’avant la fêlure interne de professeurs totalement dépourvus devant leurs classes et la jeunesse en général. Dans la première, Bertrand, après un interminable silence, partage à son groupe le sort de sa nièce Lucie, « qui ne savait pas écrire »comme tous les jeunes de son âge et qui « s’est ouvert les veines dans son bain un jeudi matin ». Dans la seconde, Hubert perturbe un élève naïf en lui disant « qu’aucun, ici, n’atteindra jamais cinquante ans. » David Bélanger creuse le fossé béant qui sépare les générations dans un monde qui ne tient plus qu’à un fil. Incapables de se comprendre, ne parlant plus le même langage, professeurs et étudiants, et plus largement, vieillesse et jeunesse, ne sont désormais liés que par le sceau de l’incommunicabilité. Pas d’espoir à attendre de l’autre. Chaque apocalypse, individuelle ou collective, doit être vécue dos à dos.
Cette solitude viscérale, intrinsèque à chaque histoire du recueil, atteint son paroxysme dans « 1 h 45 », où un père devient le témoin impuissant de l’inexplicable décalage temporel de sa fille. Elle semble avoir traversé un autre espace-temps où les évènements se déroulent avec exactement une heure quarante-cinq minutes de retard sur la réalité diégétique. Ainsi, si le chat passe devant la fenêtre, elle ne réagira que beaucoup plus tard, longtemps après que l’animal ait disparu. Le père perd tout vrai contact avec son enfant, semblable la majorité du temps à une chaude poupée de chiffon entre ses bras. Isolé et démuni, il tente désespérément de soigner sa fille et tombe sous le joug du docteur Assage, terrible incarnation du savant méprisant et vaniteux qui traite les êtres humains, et surtout les enfants, comme des cobayes au service de sa science. À travers le docteur Assage, nous découvrons un nouvel exemple du minutieux talent de nouvelliste de Bélanger. Dans un étrange effet de miroir, le personnage fait une autre apparition dans la nouvelle « Couvre-effet ». Dans ce récit apocalyptique où la planète est secouée par d’innombrables tremblements de terre, nous le retrouvons non pas puissant et condescendant, mais bien « imbuvable » et « sans avenir », troublé par l’étonnante faculté de prédestination de certains enfants capables de prévoir l’imminence de la prochaine catastrophe. Condamné par ceux-là mêmes qu’il croyait utiliser.
Avez-vous entendu les grattements intermittents de l’écureuil dans votre toit ? Si vous avez lu le recueil de David Bélanger, vous irez chercher sans attendre votre carabine à plomb. Ou votre hache. Vous en savez déjà trop.
Anaïs PAQUIN