Paul Kawczak, Ténèbre (Fa)
Paul Kawczak
Ténèbre
Chicoutimi, La Peuplade, 2020, 320 p.
Septembre 1890. Pierre Claes, géomètre, est mandaté par le roi Léopold II pour délimiter les frontières du Congo appartenant à la Belgique. En prenant le bateau qui le conduira en Afrique, le jeune cartographe est persuadé d’entamer un périlleux roman d’aventures. Il croit à la promesse du ciel bleu au-dessus de sa tête. Au succès de sa mission colonisatrice, à son retour glorieux en Europe et au caractère salvateur de la civilisation blanche. Il ignore encore qu’il vient de tomber dans la béance insondable d’un continent démembré dont on s’arrache les morceaux putréfiés.
Le synopsis du roman nous avait déjà avertis : « Ténèbre est l’histoire d’une mutilation ». C’est d’abord la mutilation d’une Afrique découpée à la faux, déchirée par les guerres marchandes des envahisseurs européens. Une terre qui ne sera plus jamais accueillante ni belle, trop de fois violée par la pointe d’un drapeau étranger. Un territoire dont on circonscrit les jungles, les rivières et les arbres pour les vendre au plus offrant, où le front de chaque homme, chaque femme et chaque enfant attend qu’on y appose un prix. C’est la vision de ces sept mains droites d’esclaves « fraîchement tranchées », que notre cartographe prend, l’espace d’un instant, pour « sept crabes fraîchement pêchés ». Incapable d’en supporter l’horreur. Ou l’histoire de Mpanzu, voyageur au corps couvert de tatouages. Libre. Jusqu’à ce qu’on balance son cadavre défiguré dans la rivière.
Devant l’Afrique dévorée vivante, Pierre Claes offre la seule réponse possible : son propre démantèlement. Son esprit est le premier à se fracturer. Dans la jungle étouffante du Congo, entre l’isolement et les crises de malaria, les traumatismes qu’il croyait ensevelis remontent à la surface, bouillonnants. Cette sensation de n’être qu’un pion sur l’échiquier du roi de Belgique, un être complètement nu dans l’arène de la colonisation. La rage d’avoir été abandonné par son père adoptif, Vanderdorpe, et de ne pouvoir jamais combler ce trou noir creusé lors de sa disparition, « ce vide translucide s’effondrant sur lui-même au cœur des ouragans ». L’homme qui était Claes a perdu tout espoir et toute illusion lorsqu’il s’offre aux doigts magiques du bourreau chinois. Au contact de l’enfer africain, il n’aspire plus qu’à l’enchantement de la mort. Une des plus grandes réussites de Ténèbre tient à ce renversement terrible qui nous fait apparaître la vie comme cruelle et absurde et la mort comme enduite d’une aura de mystère et de beauté. Xi Xiao mutile les corps comme Michel-Ange taille le buste de pierre de David : dans un perfectionnisme transcendant, au-delà de l’expérience humaine. Nulle souffrance ne traverse la chair du géographe alors que la lame la traverse, y dessine les cartes d’un avenir inéluctable. Ses yeux ne voient plus l’horreur de la réalité, mais un monde inaccessible à nos sens, un monde d’euphories et de jouissances impénétrables. Serait-ce le paradis qui se dissimule dans l’art millénaire de la découpe humaine ? Le réalisme magique dont Paul Kawczak teinte son récit nous invite à reconsidérer notre conception de la normalité et, surtout, à redéfinir notre perception manichéenne du Bien et du Mal. Devant la trahison de la colonisation, cette promesse de rédemption là où il n’y a eu que le premier acte d’un capitalisme barbare, on peut, comme Paul Claes, tuer froidement ses semblables pour réparer un nombre incalculable d’injustices plus grandes. Et, évidemment, quand on sait comment transformer un homme en « fleurs de chair », on peut écorcher vivant notre plus proche compagnon par amour.
Dans une écriture magnifique et cruelle, Ténèbre nous convie dans un voyage sulfureux aux frontières poreuses de l’esprit et du sang, de la lumière et l’obscurité, dont il est impossible de sortir indemne. En plus de l’originalité de son histoire et de l’humanité terrible de ses personnages, le roman se révèle un petit bijou formel. Rien n’est laissé au hasard : chaque événement, chaque sous-intrigue est une pièce venue renforcer l’efficacité du puzzle, un fil d’Ariane supplémentaire nous guidant dans ce labyrinthe dont le centre est Pierre Claes. Porté par un symbolisme poétique qui emplit chaque ligne (Baudelaire y fait même quelques apparitions !), le roman se lit d’un seul souffle et nous laisse incrédules, transformés. Une fois le livre posé, on peine à retrouver sa respiration, ne comprenant jamais tout à fait ce que nous venons de lire, ce qui vient de nous arriver. Nous venons peut-être, oui, d’avoir une illumination.
Au cœur de Ténèbre, dans la noirceur totale du Congo, Éros et Thanatos sont enlacés dans une gigue infernale. Dans leur étreinte, ils tournent si rapidement, leurs lèvres et leurs corps sont si solidement imbriqués que nous n’arrivons plus à les distinguer l’un de l’autre. Soudain, leurs peaux s’entre-déchirent, fusionnent. Plaisir et souffrance, vie et mort, ils nous murmurent que cela ne fait aucune différence. Ils n’ont toujours formé qu’un seul être, un monde unique.
Anaïs PAQUIN