Marie-Jeanne Bérard, Mars (SF)
Marie-Jeanne Bérard
Mars
Montréal, Tête première, 2020, 120 p.
Anaïs n’est plus Anaïs. Dans le flot bruyant de la station Berri-UQAM, dans l’assaut ininterrompu des corps et des visages nouveaux qui la heurtent, elle se dissout, devient une vague, un mouvement, un battement de cœur dans la poitrine de chaque être qui passe. Elle succombe au désir inavouable de la désincarnation. Disparaît momentanément, atteint l’espace insaisissable du vide.
Anaïs touche à l’universel.
En est-elle bien certaine ? En se laissant « allég[er] d’aspects encombrants de sa personne, décap[er], par couches successives, de son individualité » au profit de l’anonymat de la marée humaine, n’a-t-elle pas découpé une brèche dans le tissu fragile de la réalité, rouvert une laide cicatrice d’enfance dans le creux de son ventre ? Les cauchemars d’Anaïs ont toujours été patients. Dissimulés derrière la parure de la normalité, ils étaient presque silencieux, chuchotant leurs espérances depuis des années, attendant qu’une mince faille entame l’écorce de la quotidienneté. Pour enfin prendre corps.
J’ai été attirée irrésistiblement par Mars, comme si je répondais à un appel. D’abord à celui de sa mystérieuse couverture, de cette femme, peut-être morte, sur laquelle s’étendent un gris sans fin et un réseau inextricable de pousses écarlates. Comme si ses veines avaient décidé de déserter son être pour mener une vie qui leur est propre, en dehors de l’humanité. Une existence d’éternelle croissance, sans conscience. Végétale. J’ai ensuite ouvert le livre et, dès la troisième phrase, j’ai compris avec un sentiment d’effroi et de fascination mêlés qu’il s’adressait personnellement à moi. « La vie d’Anaïs n’avait été qu’une succession de journées informes et sans poids. » Anaïs. Ce prénom, c’est le mien. Un curieux hasard, bien sûr. Une simple contingence. Anaïs aurait tout aussi bien pu s’appeler Élisabeth ou Marianne, et mon existence n’a, de façon générale, rien d’une suite de jours fades ou inintelligibles. Et pourtant, tout le temps qu’a duré ma lecture – deux heures d’insomnie, entre trois et cinq heures du matin –, je n’ai pu me débarrasser de cette sensation d’avoir été coupée en deux, d’être tout à la fois la lectrice et la protagoniste du roman. Anaïs et moi, nous ne partageons pas simplement le même prénom, nous avons un lieu et un imaginaire en commun. « [Les] borborygmes de Berri-UQAM : frottements de milliers de semelles sur le plancher, roulement de talons, frou-frou de manteaux, toussotements », je les connais intimement, moi aussi. Jusqu’à ce que nous tombions en période de confinement, je les entendais plusieurs fois par semaine, tentant de m’y fondre, d’en devenir une partie intégrante, pour ne pas être avalée par « les souterrains de la ville ». Et Mars, cet homme-fauve qui envoûte Anaïs, la guidant dans les voies tortueuses de l’animalité, je suis certaine de l’avoir déjà croisé quelque part… Dans un rêve sans doute. Ou peut-être dans une autre histoire, de celles, informes comme des pensées, qui s’enfuient avant que vous ayez pu les mettre en mots.
Comment passer à un nouveau livre après Mars ? L’œuvre m’habite encore ; je sens ses racines grandir dans mon ventre ; il m’obsède. Il faut dire qu’il y a quelque chose d’unique dans cette novella ; on y découvre une expérience littéraire sans pareille, où l’on traverse la frontière séparant réalité et fiction comme une porte ouverte dans le brouillard, sans même s’en rendre compte, comme si cela allait de soi. Évidemment, il n’est pas nécessaire de s’appeler Anaïs pour être happé par l’univers ensorcelant de Marie-Jeanne Bérard, pour sentir que l’œuvre a éveillé en nous comme un souvenir impossible, l’écho de ce que nous dissimulons tous de sauvage, d’ambigu, de monstrueux. Dans ce parcours initiatique où l’issue est tout autant la mort que la renaissance, la destinée de notre protagoniste devient le miroir déformé de la nôtre, où nous devrons affronter les parts les plus étranges de nous-mêmes. Nous possédons tous, recroquevillée dans nos entrailles, une « Nini-le-chou », une « tumeur maligne » dont nous avons renié le nom et que pourtant, « nous avons dû porter dans [notre] ventre tout ce temps ». Nous l’ignorons en général, cet enfant que nous avons déjà été, cette petite voix encombrante, avide, traumatisée, ce ça détestable. Et cependant, Anaïs vient nous rappeler qu’il peut se matérialiser un bon matin dans notre lit, réclamant dans une rage hurlante toute l’attention que nous lui avons refusée au fil des années. « [Une] fille minuscule à la peau de beurre, mignonne, pétrie d’odeurs capiteuses » nous fixant de ses grands yeux humides et avalant, goutte à goutte, notre énergie vitale.
Depuis que j’ai refermé le roman, je tremble. Que dois-je faire de cette partie innommable de moi ? Que dois-je faire de Nini-le-chou ? La nourrir, la porter à bout de bras ? L’abandonner à elle-même ? L’abattre comme une bête nuisible, l’arracher à ma chair tel un vulgaire parasite ? Le vent glacé de Mars murmure une infinité de questions dans le creux de mon oreille, mais me laisse seule et démunie avec les réponses. Je reste là, tétanisée, devant la monstruosité et le sublime de la condition humaine.
Anaïs PAQUIN