Benoît Côté, Vies parallèles (SF)
Benoît Côté
Vies parallèles
Montréal, du Boréal, 2022, 407 p.
Vies parallèles est un des meilleurs romans romanesques à s’inscrire dans le domaine de la science-fiction québécoise ces dernières années. Côté exploite les ficelles du genre avec la même habileté que le regretté François Blais dans La Seule Chose qui intéresse tout le monde (2021). Son roman s’inscrit dans le prolongement d’une série d’ouvrages québécois balançant entre la politique-fiction et l’uchronie. Ces derniers s’additionnent depuis quelques années. L’Histoire de la République du Québec (2006) de Denis Monière débutait avec le référendum de 1980, mais c’est le référendum de 1995, lequel n’a tenu qu’à un fil, qui a déjà inspiré l’anthologie uchronique Le Référendum de 1995 : Pour quelques oui de plus (2015) réunie par Guy Ferland ou le roman Et si le Québec avait dit Oui (2018) de Normand Cazelais, entre autres textes. Dans Vies parallèles, le Oui l’a effectivement emporté en 1995 et le Québec jouit, en 2019, d’une agréable prospérité fondée sur le secteur de la finance et la libéralisation de l’économie.
Le romancier est d’ailleurs conscient de la vogue du concept. Dans le roman, on ridiculise une émission comique qui exploite une uchronie où le Québec aurait dit Non en 1995. Cette comédie grasse et vulgaire, Le Lieutenant-Gouverneur, pourrait correspondre à la série La Maison-Bleue diffusée sur Tou.TV, qui exploite une uchronie où le Québec aurait dit Oui en 1995…
Pourtant, ce n’est pas le scénario uchronique qui retient d’emblée l’attention du lecteur. Côté mise plutôt sur la mécanique du thriller, et les rebondissements de l’intrigue sécrètent un suspense grandissant. Le passé du personnage principal, également appelé Benoît Côté, n’est pas sans ombre. Lorsqu’un ancien collègue historien de Côté le contacte pour que celui-ci imagine ce que le Québec serait devenu si le référendum de 1995 avait échoué, celui qui est devenu un banquier de haut vol se voit forcé par les circonstances de revivre les événements qui ont entouré la conquête de son indépendance par le Québec.
L’ouvrage commandé à Benoît Côté constitue une mise en abyme qui peut rappeler le procédé de Dick dans The Man in the High Castle (1962). L’auteur s’amuse même à insérer dans le livre de son alter ego des phrases qui figurent aussi dans son texte, ainsi qu’un commentaire acerbe (sur un film d’Ang Lee consacré à l’histoire du Québec !) qui épinglent les personnages « qui se mentent continuellement et se savent bernés, qui sont incapables d’agir en dehors de leur propre intérêt et qui pourtant ratent leur vie » (p. 356), ce qui peut s’appliquer peu ou prou aux acteurs de cette histoire.
L’auteur enchaîne les révélations avec un art consommé de la narration. Ce faisant, il signe des passages savoureux où des personnages divers, de Gérard Depardieu à Jacques Parizeau, livrent leurs impressions sur le Québec, sa quête d’autonomie ou le référendum de 1995 — parfois inspirés par des propos authentiques, semble-t-il. Une sous-intrigue consacrée à des militants de la fin du siècle dernier ne manque pas non plus de sel. Les surprises se succèdent, mais, à chaque fois, elles conservent un caractère parfaitement vraisemblable, qui éclaire les dessous de l’histoire, avec un grand H ou non.
Ce qui gâche la sauce, c’est que les principaux personnages ne sont ni très sympathiques ni très lucides, même s’il faut reconnaître qu’un bon salaire aide à gober bien des couleuvres et des absurdités. La transformation finale du Benoît Côté parallèle, jusqu’alors abject dans l’aveuglement et la compromission, force la crédulité tout en procurant un dénouement suffisamment cynique. Bref, on lira Vies parallèles bien plus pour l’intrigue et les jeux de miroir que pour l’exploration uchronique. Le filon a été tellement exploité que l’originalité en la matière représenterait une gageure. Même le rôle de la Russie, qui vole au secours de l’indépendance québécoise, peut rappeler aussi bien le Chronoreg (1992) de Daniel Sernine que le Québec Banana State (1978) de Jean-Michel Wyl.
En revanche, les changements climatiques ne figurent pas vraiment dans ce roman où le Québec uchronique pompe allègrement pétrole et gaz de schiste. L’uchronie offre un cadre décalé propice à une observation distanciée du Québec actuel, mais Côté ne s’est pas aventuré plus loin.
Jean-Louis TRUDEL