Bernard Gilbert, Les Singes bariolés (SF)
Bernard Gilbert
Les Singes bariolés
Montréal, Québec Amérique, 2021, 432 p.
Et si la fin de l’humanité n’était pas la fin du monde ?
En l’an 2000, sur une île inhabitée de l’océan Indien, John Wildon, botaniste, fait une rencontre qui bouleversa le cours de sa vie. Il pose les yeux sur une nouvelle espèce de primate aux couleurs vives. Ces « singes bariolés » sont capables de communiquer avec les êtres humains par la pensée. Toutes les certitudes du scientifique basculent ; sa vision du monde se déchire, se métamorphose irrémédiablement.
« Comment ne pas révéler votre existence ? », demande John Wildon au premier singe bariolé. : « — C’est pourtant ce que tu vas faire. L’avenir de notre race n’a rien à faire de la science humaine de l’évolution des espèces. Arrêtez de vouloir tout contrôler. Vous prétendez tout connaître sur Terre. Si vous saviez ce que vous ignorez » répond le primate. En quelques phrases, l’espèce humaine est remise à sa place dans le cycle naturel des choses. L’Homme n’est pas le centre du monde et, malgré sa science, est inconscient de ce qui se passe sur sa propre planète. Transformé par cette nouvelle certitude, John Wildon ne retourne jamais en Europe et finit ses jours parmi les Masaïs, un peuple semi-nomade d’éleveurs et de guerriers. Il ne raconte à personne son expérience avec les singes bariolés, mais consigne le tout par écrit. Il l’ignore, mais son récit signe le début de la fin de l’anthropocène.
Étrange fable que nous livre Bernard Gilbert avec Les Singes bariolés. L’auteur nous emporte dans un pèlerinage à travers le prochain millénaire. De l’an 2000 à l’an 3000, d’une île perdue dans l’océan Indien à Liberty, en passant par Kebec et Grenada, nous sommes plongés dans le quotidien d’hommes et de femmes marqués par les catastrophes écologiques, les guerres civiles et le déclin inéluctable de la population humaine. Dans ce futur beaucoup trop proche, l’Afrique disparaît derrière des tempêtes de sable chaque année plus dévastatrices, l’empire des États-Unis s’est écroulé sous la montée des eaux avant que l’Amérique entière ne se retrouve ensevelie sous un hiver de plusieurs décennies après l’éruption du volcan de Yellowstone. Pourtant, la paix habite chacun des protagonistes du roman. Mélange ambigu de résignation, de spiritualité et de confiance. Comme si le meilleur attendait la chute de l’humanité pour surgir.
Impossible de remettre en doute la vraisemblance de l’avenir dessiné par Bernard Gilbert. Nous sentons à la lecture de ce panorama de nos mille prochaines années les recherches fastidieuses qui ont permis de nourrir l’ampleur narrative de l’œuvre. Géopolitique, nouveaux systèmes sociaux, cultes et philosophies conséquences éthiques du posthumanisme… Peu de sujets échappent aux analyses pointues de l’auteur. Il faut cependant dire que, par moment, ces descriptions alourdissent le récit. Trop d’évènements se déroulent sans nous n’ayons eu l’impression de les vivre, de les ressentir à travers la peau des protagonistes. Comme si nous regardions la Terre de l’espace, sans possibilité de participer à son histoire. Nous nous demandons presque alors si nous sommes réellement en train de lire un roman, ou bien un essai sur le déclin de l’espèce humaine.
Nous ne passerons cependant pas à côté de l’originalité du ton et de l’atmosphère de l’œuvre. Avec Les Singes bariolés, Bernard Gilbert réussit à prendre totalement à contre-pied les romans catastrophes et les récits d’apocalypse. En nous attardant aux remises en question de John Wildon, en écoutant les étranges notes du cornet de Manu Dongo, en parcourant les travaux de Janis la Sage, et surtout, en nous imaginant le spectacle des singes bariolés, images et chants impossibles qui se déploient à travers les époques, on se questionne presque à savoir ce qu’ont de si tragique des livres comme Je suis une légende de Richard Matheson ou La Route de Cormac McCarthy. Au fond, qu’y a-t-il de terrible à penser à la fin de notre espèce ? En quoi serait-elle pire que la disparition de toutes ces espèces animales et végétales que nos activités ont déjà provoquée ? Anthropocentrisme, entropie, mort, extinctions… La plus grande force des Singes bariolés est sans aucun doute de susciter interrogations sur ces sujets brûlants, sans pour autant nous écraser sous la chape de plomb de la culpabilité et du nihilisme. Nous finissons le roman avec la sensation d’avoir gagné en sagesse et en équilibre. Nos corps remplis par la plénitude. Nos esprits et nos cœurs en parfaite harmonie.
Quelque part sur une petite île de l’océan Indien, les singes bariolés ont commencé leur rituel. Fermez les yeux. Inspirez profondément. Les voyez-vous ? Les couleurs miroitantes de leur pelage, qui pétillent comme les étoiles des nébuleuses. Les entendez-vous ? Ces notes sublimes et inquiétantes, surgies du chœur inconnu de notre propre planète. Laissez-vous bercer et racontez à votre tour leur légende.
Anaïs PAQUIN