Serena Gentilhomme, Villa Bini (Fa)
Serena Gentilhomme
Villa Bini
Paris-Montréal, L’Harmattan, 1998, 110 p.
Ce premier roman publié de Serena Gentilhomme (ce n’est pas un pseudonyme, on a pu la rencontrer lors du récent Boréal), auteure française originaire d’Italie, est de bon augure pour le genre fantastique. La ligne narrative en est très simple : Ghyslain Daroy, un étudiant de Besançon (où vit l’auteure) est invité par sa directrice de maîtrise, Lucida Bini, à faire une conférence à Florence sur des fresques du peintre Ghirlandaio récemment découvertes dans la villa que possède la signora. Chaque chapitre nous entraîne à sa suite dans une pièce de la demeure, en commençant par l’Entrée. Puis Vestibule, Secrétariat, Foyer, Salle de Jeu, Vivier, Vestiaire, Réfectoire, Latrines, Dortoir, Bibliothèque, et enfin la Tour où se trouvent les Fresque et où se résout l’histoire : douze chapitres, douze stations et, ma foi, douze chutes, dont la dernière sera définitive. On partage le point de vue de l’étudiant mais il reste « Daroy » presque tout du long, une distanciation à première vue curieuse mais qui se justifie mieux lorsqu’on voit l’ensemble du tableau et, paradoxalement, nous englue avec plus d’efficacité encore dans l’histoire.
Débarrassons-nous tout de suite des scories du texte, surtout dues à l’éditeur : espacements aléatoires entre les mots, dialogues réels et discours intérieurs également représentés par des guillemets, un ou deux « sans que ne » intempestifs, et quelques maladresses dans la gestion des temps de narration – le temps du récit étant le présent, les retours dans le passé devraient être au plus-que-parfait, à l’imparfait ou au passé composé (selon la distance dans le temps… ) et non au passé simple. Rien de rédhibitoire – on espère seulement que Serena Gentilhomme passera à un éditeur plus professionnel. Tout cela n’entrave guère le plaisir pris à ce roman.
Le récit est en effet agencé avec une habileté diabolique. Des effets de réitération (actes, paroles) et toute une série d’échos thématiques sont perçus d’abord presque subliminalement mais contribuent à mettre en place une atmosphère de cauchemar de plus en plus prononcée – en particulier dans une de ses modulations familières à bien des professeurs et des étudiants : on doit performer sur un sujet dont on ne sait rien, on n’a pas préparé son intervention, quand on essaie de le faire, on en est empêché par toutes sortes d’obstacles (par exemple des documents illisibles), on n’arrive pas à se retrouver dans la bonne salle, on se fait humilier de toutes parts… Ainsi amené par le climat de plus en plus onirique à croire à un cauchemar, le lecteur se retrouve vulnérable quand arrive la véritable finale… qu’il avait cependant soupçonnée (toujours l’excellente gestion du subliminal dans ce texte), mais dont il s’était défendu en formulant l’hypothèse du cauchemar, somme toute plus rassurante.
Par glissements successifs (du déplaisir), le lecteur s’enfonce en même temps que le protagoniste : celui-ci est en retard, a perdu sa montre, son rasoir électrique, ses papiers, n’arrive plus à parier l’italien, se fait recevoir sèchement par les préposés de la Villa, lesquels constituent une galerie de figures à la limite du grotesque – deux belles jumelles rousses qui se révèlent être des siamoises toujours attachées l’une à l’autre, par exemple, et des collègues enseignants de la signora Bini qui portent des noms presque clin d’œil (Leirbag-Airbag, par exemple, ou D’Avolio-Diable). On constatera par la suite qu’il s’agit plus de grotesques apparentés à ceux des tableaux boschiens qu’à ceux de la commedia dell’arte… La Villa elle-même est un tableau de grandeur déchue, délabrée, sale, voire hideuse. Par ailleurs, Daroy semble frappé d’une amnésie curieuse quant aux événements précédant son voyage, en particulier ceux concernant sa mère. Ses parents font d’ailleurs écho aux grotesques de la Villa Bini : une mère harpie qui ne cesse de piétiner sa lessive sale dans la baignoire familiale, un père cruciverbiste toujours muet qui s’est pendu après avoir été dénoncé par un coup de téléphone anonyme comme détraqué sexuel. Mais on n’apprend ces détails que peu à peu, à travers la mémoire à éclipses de Daroy. La lecture pseudo-psychanalytique vient alors renforcer l’hypothèse du cauchemar – Daroy a-t-il voulu, voire causé, la mort de son père ? Fantasme-t-il d’assassiner sa mère, ou l’a-t-il bel et bien fait ? Mais la question que doit se poser le lecteur en fin de compte, en fin de compte, c’est carrément : Est-il mort ? Est-il vivant ?
D’une certaine façon, on a là un fantastique très classique, qui exploite sans fard l’imaginaire traditionnellement activé par le motif de la sexualité noire et coupable : la relation sado-masochiste de Daroy avec sa directrice de thèse, mère terrible et vampirisante, mère-phallus, qui le sodomise littéralement, fantasmes érotiques de Daroy sur les adolescentes d’un collège de chez lui, sur les jumelles siamoises… Les images ferroviaires, celles du Vivier et du Réfectoire lors du trajet dans la Villa Bini, jouent à plein sur des métaphores traditionnelles des deux sexes, trains, tunnels, eau saumâtre, poissons (en écho à la baignoire de lessive de sa mère ; Daroy déteste en manger, on lui en servira bien entendu au repas). Mais en même temps, il y a un effet tout à fait fascinant de bifurcation dans la lecture, surtout pour une lectrice : une femme met ici en œuvre ces images, et on sent que ce qui s’y investit n’est pas nécessairement ce qui s’y investirait si l’auteur était un homme. À tout le moins, cela produit un effet de recomplication, et de brouillage des plus réjouissants – qui contribue sans doute à l’intérêt et à la relative réussite de la littérature fantastique érotique produite par des femmes ces dernières années (cf. les anthologies d’Ellen Datlow et de Poppy Z. Brite).
Villa Bini se rattache aussi au fantastique traditionnel dans la mesure où le roman est porté et approfondi par la culture. L’auteure est européenne, italienne, florentine – native de la ville de Dante. Un des éléments clés du fantastique, dans sa présence (fantastique « classique »), sa survivance ou son absence même (fantastique « moderne »), c’est le passé. Villa Bini se trouve ainsi constitué de multiples couches aussi bien littéraires que mythologiques, non seulement au plan du récit (effets de réitération cités plus haut, et texte dans le texte : citations, inscriptions, mots croisés, tableau de Scrabble, énigmes à résoudre par le malheureux Daroy), mais aussi au plan de l’histoire : échos des Atrides (un personnage s’appelle Oreste, et le cannibalisme parents/enfants n’est pas loin), reflet tordu d’Œdipe bien sûr… et aussi, et surtout, de l’œuvre maîtresse du plus illustre des Florentins, La Divine Comédie – dans sa partie la plus connue, « L’Enfer ». Elles ne sont d’ailleurs nullement gratuites et ne constituent pas des clins d’œil complices mais bien des indices – une lecture « naïve » n’en sera pas dérangée, la machine infernale du texte fonctionnant même sans ces allusions. Mais quel plaisir supplémentaire de lecture pour qui peut les suivre tout du long, ou les repérer rétrospectivement après s’être fait avoir par la finale… Et pour terminer, j’ajouterai que l’écriture est presque toujours heureuse, elliptique et maîtrisée, avec des trouvailles sarcastiques qui vous piquent comme autant de fourches acérées – cela s’imposait.
Élisabeth VONARBURG