Esther Rochon, Secrets (Les Chroniques infernales) (Hy)
Esther Rochon
Secrets (Les Chroniques infernales)
Beauport, Alire, 1998, 220 p.
Pour ceux qui ne l’auraient pas encore remarqué, les livres d’Esther Rochon chez Alire portent sur la tranche un sigle que nul autre livre de la collection ne porte : elle constitue en effet un genre à elle toute seule, ainsi en a décidé avec raison l’éditeur. Ce quatrième volume des Chroniques infernales (commencées avec Lame, dans la défunte collection Sextant, un livre qui sera sans doute bientôt réédité par Alire) illustre bien l’inclassabilité de Rochon : dans ses Enfers, qui ne sont pas les enfers chrétiens, on a des robots et des ordinateurs, un(e) hermaphrodite immortel(le), des portes très technologiques entre les mondes du dessus et ceux du dessous, des implants donnant accès à des portes et à d’autres sortes de machines, des oiseaux-bourreaux télépathes mutants de mouettes et cormorans… et des damnés, et des juges du destin, et des princesses, des châteaux, des rois cruels et fous, des princes rebelles… et tout le fantastique attirail sado-maso des enfers (même non chrétiens…), avec leurs damnés souffrant des tourments… qui ne sont pas éternels, c’est tout le point de l’histoire. Qui osera étiqueter ce livre, et les autres ? Ce n’est pas de la fantasy, ce n’est pas de la science-fiction, ce n’est pas de la fantaisie… Allégorie philosophique, métaphysique, morale ? Sûrement pas. Les personnages de Rochon, si étranges et capricieux soient-ils, sont là pour eux-mêmes (et pour nous), non pour défendre une quelconque thèse. C’est… de la fiction. C’est du Rochon, et restons-en là.
Dans Secrets, un certain nombre de secrets se voient en effet révélés – et je n’en dirais pas grand-chose afin de ne point gâcher le livre pour les lecteurs innocents. C’est de toute façon un des grands attraits de cette série que de pouvoir être lue à plusieurs niveaux, et si les lecteurs aguerris de Rochon la liront désormais d’un autre œil, à partir du moment où est prononcé le nom de Vrénalik, qui peut décider « tant mieux » ou « tant pis » ? L’ensemble prend en tout cas une autre allure, une autre envergure, des perspectives aussi inattendues que fascinantes se déploient… Rochon : la fiction à géométrie variable ! Je dirais simplement que ce n’est pas un hasard si Alire réédite en même temps Le Rêveur dans la citadelle en deux volumes remaniés (le second, L’Archipel noir, paraîtra en mars 1999).
Pour en finir avec l’aspect éditorial, je vais me débarrasser tout de suite de mon seul problème avec le livre, qui n’a rien à voir avec son contenu : j’ai trouvé la couverture, quoique techniquement bien faite, tout à fait inappropriée pour cette auteure et pour ce livre (comme d’ailleurs pour Le Rêveur…). D’ailleurs, les ados et les parents nombreux à venir visiter le stand d’Alire au Salon de l’Outaouais à Hull s’y sont trompés : livre pour jeunes. Il a fallu leur expliquer à répétition que non, mais oui, pour bons lecteurs, etc. Pourquoi pas ? On veut les prendre jeunes, n’est-ce pas ? Mais compte tenu de l’abêtissement quasi généralisé des couvertures dans les collections de SF & Cie en France (aïe, J’ai lu !) dans le but illusoire de « faire populaire en faisant BD » ou plus exactement en faisant « illustration de novélisation de jeu de rôle pour ados », j’ai trouvé ces deux couvertures extrêmement dérangeantes, voire inquiétantes. J’espère seulement que ce n’est qu’un essai, en regrettant que ce soient ces livres-là qui en aient fait les frais. Bref.
Dans Secrets, Rel, l’hermaphrodite régnant sur les Huit Enfers, qui est à l’origine d’une profonde révolution dans ses royaumes (« Libérer les enfers est une tâche impossible ; c’est pourtant la seule qui ait un sens », p. 136), se confie à ses amis et à ses sujets, dans une série de récits sans mise en scène, avant de repartir pour le monde de Vrénalik avec quelques-uns d’entre eux. Une pause méditative. Nullement. En fait, il se passe tellement de choses dans ces retours en arrière (et on devine tellement plus encore) que j’ai eu l’impression quant à moi de lire un roman de palpitante action, ce qui n’est pas un petit paradoxe : en cette fin de siècle de l’image, on veut le direct, on veut voir, on ne veut pas se faire raconter ce qui s’est passé de passionnant, n’est-ce pas ? Eh bien, si, et ici ça marche – pour moi en tout cas. Et en même temps, c’est aussi pour moi le livre à la spiritualité la plus profonde, la plus triomphante et la plus apaisante de la série. Sans tambours ni trompettes, attention – c’est du Rochon. Dans les récits de Rel, il n’est pratiquement pas un moment poignant ou horrible qui ne soit désamorcé d’une façon ou d’une autre, le plus souvent par l’humour, ou par l’incongru d’une réaction physique ou verbale dans la salle : Rochon ne fait pas, n’a jamais fait dans le pathos racoleur. (Pour mémoire, p. 108) :
« Comme il s’en rendait compte peu à peu, les êtres fragiles de ce petit monde extérieur sans envergure gardaient leur sens pratique. La dureté de leurs conditions de vie servait à contrebalancer ce que le déferlement de lumière et d’espace avait d’enivrant. Lui-même, au contraire, dont l’existence ici était trop facile et trop solitaire, était bien davantage qu’eux sujet à une exaltation délicieuse et inquiétante. »
Le style non plus ne vient pas vous tripoter indûment les cordes sensibles. Le contraste entre les énoncés et la voix calme, souriante ou neutre de Rel n’en est que plus frappant, tout comme l’apparente inadéquation de certaines réactions (cf p. 124 : « Lame riait aussi (…) Elle s’était attendue à un récit mystérieux, émouvant (…) Si ça tournait à la farce, était-ce volontaire ? (…) »)
Ni tambours ni trompettes non plus, pas de tours de passe-passe dans l’organisation du récit : Rel a quelque chose à révéler, depuis enfance jusqu’à maintenant, et va le faire pendant plusieurs jours, retrouvant ses auditeurs chaque jour dans la même salle : tout cela est strictement linéaire, même si le mode du récit change de temps à autre, parfois en Je, parfois en Il (et même si Lame, vers la fin, nous livrera à son tour sa brève biographie). Le « message » lui-même, si on veut le voir comme tel, est celui qu’on peut retrouver partout chez Rochon, peut-être encore plus explicite et assumé ici que dans ses ouvrages précédents (je pense à une nouvelle comme « La Double Jonction des ailes » ou au roman Coquillage) :
« Rongé ou non, damné ou non, l’univers repose dans l’espace insondable. Le désespoir n’a rien d’éternel. Horreur, désespoir ou douleur sont presque universels, presque infinis, presque invincibles. À cause de ce « presque », de cet interstice ouvert, de cette faille impossible à combler, la bonté peut tout vaincre. » (p. 141) Ou encore, p. 202 : « L’apaisement n’est qu’un répit. La rédemption a finalement le même goût que la faute. C’est la version ouverte, intelligente, de la faute. »
Mais, comme dans les nouvelles, comme dans les romans, cette sobre et quasi minimaliste constatation (« presque »…) s’incarne dans des personnages, des décors, des situations tranquillement fulgurantes, si je puis me permettre cette alliance de termes typiquement rochonienne.
À la fin de Secrets, on quitte Rel et ses compagnons posés au bord des enfers de feu, « la plaine enflammée où les damnés se tordent, à peine visibles et cependant présents. Bientôt, cela ne sera plus qu’un souvenir, une vision de plus : ils seront à l’extérieur, d’où les profondeurs secrètes du monde sont cachées. » Pourtant, en adepte non repentante de la maya, de l’illusion, de la fiction, j’attends avec impatience la suite de leurs explorations, extérieures comme intérieures.
Élisabeth VONARBURG