Patrick Senécal, Le Passager
Patrick Senécal
Le Passager
Laval, Guy Saint-Jean (Noir Horreur), 1995, 234 p.
Avoir des préjugés, ce n’est pas beau, en littérature comme ailleurs. Aucun livre ne devrait être jugé sur un a priori, et écarté sans avoir été au moins feuilleté. Dans la vraie vie, hélas, le temps et l’argent nous sont comptés, et le lecteur avisé apprend à repérer sur les rayons des libraires les auteurs, les collections et les éditeurs qui lui ont procuré du plaisir ; et aussi à fuir les livres qui lui rappellent de trop mauvaises expériences. Or il faut bien dire que certains romans publiés dans la collection Noir de l’éditeur Guy Saint-Jean font partie de ces mauvaises expériences. Dans Solaris 108, notre chroniqueur Simon Dupuis n’a pas été charitable avec La Porte de Mark Godard, un roman fantastique. Plus récemment, j’ai essayé de lire Les Gardiens des ténèbres de Violaine Dompierre ; je dis bien « essayé » car j’ai dû abandonner ma lecture en route, assommé par la lourdeur du style. Un critique m’a même parlé du roman policier Bon voyage M. Le Garrett, par Jab, comme un des romans les plus stupides qu’il ait lu de sa vie !
C’est donc l’esprit plein de préjugés éminemment condamnables que j’ai débuté la lecture du Passager de Patrick Senécal… pour me rendre compte vers la page 80 que je n’avais pas vu le temps filer. La mise en situation est pourtant simple, empreinte de la banalité du quotidien. Un jeune professeur de Montréal est engagé pour enseigner un cours de littérature fantastique au Cégep de Drummondville. Trois jours par semaine, il devra parcourir sur l’autoroute 20 le trajet Drummondville-Montréal, « sûrement le plus ennuyant de tous ». Mais à travers cette grisaille, un filet de malaise se glisse. Il y a tout d’abord ce rêve récurrent, où circule un vélo d’enfant et grouillent les serpents. Et il y a surtout ce passager, celui qui fait de l’autostop tous les jours sous le même lampadaire, et qui semble savoir plus de choses qu’il ne veut bien en dire. Au fil des jours et des semaines, une relation étouffante et destructrice liera le jeune professeur et son passager, une relation qui le mènera dans les profondeurs de la violence et de la folie meurtrière.
Le Passager est un bon roman populaire. Il se lit d’une traite, servi par une plume sobre et évocatrice. Les dialogues sonnent juste, l’auteur a parfaitement compris de quelle façon le fantastique se sert du quotidien comme repoussoir. Oh, ce n’est pas un roman sans défauts. La fin aurait pu être resserrée et le lecteur habitué au genre devine quand même assez tôt la véritable nature de ce fameux « passager » (sans révéler la fin, disons que l’explication finale est réaliste). Mais lorsque l’on apprend que Senécal n’a pas encore trente ans, qu’il écrit « tout seul dans son coin », on en conclut qu’il s’agit d’un talent naturel. En ce qui me concerne, il est la révélation de l’année 1995. À cet égard, il avait publié en 1994, toujours dans la collection Noir de Guy Saint-Jean éditeur, un premier roman, 5150, rue des Ormes, que je me suis dépêché de me procurer, et que j’aborderai cette fois avec bonne volonté. Après tout, avoir des préjugés, ça peut aussi être positif…
Joël CHAMPETIER