Daniel Sernine, Sur la scène des siècles (Fa)
Daniel Sernine
Sur la scène des siècles
Montréal, Les Publications Ianus, 1995, 136 p.
L’Égypte, le Japon, l’Irlande, Ur et Babylone se côtoient malgré les millénaires dans le nouveau recueil de Daniel Sernine paru chez les Publications Ianus. Sur la scène des siècles offre une palette de neuf nouvelles, dont trois tout à fait inédites. On aura deviné que l’intrigue des différents récits se situe à des époques très éloignées les unes des autres. Mais on remarque aussi un thème récurrent qui, grâce à la littérature fantastique, prend des formes aussi diversifiées que la longévité, l’archéologie ou la réincarnation : le temps.
Le livre débute avec « Souvenirs de lumière », publié pour la première fois, et ce pour notre plus grand plaisir. De loin, il s’agit de la meilleure nouvelle du recueil. L’écriture de l’auteur se raffine et nous entraîne du réel à l’irréel presque à notre insu. Neferkh, un jeune égyptien au temps des pharaons, se questionne sur l’éternelle énigme de la mort. Il doute de sa religion, la remet en cause et la trouve injuste. Dans la mastaba de son père, sorte de tombeau en forme de pyramide tronquée, lorsqu’il regarde de travers une fente donnant sur le serdab, sa crainte religieuse est très bien rendue par une prose subtile :
« C’est là qu’avaient été déposés les biens de mon père, son lit, ses plus beaux vêtements, un coffret précieux, un très bel arc avec lequel il avait chassé étant jeune. Juste en face de la fente se dressait l’effigie de mon père, une jambe avancée comme s’il marchait à ma rencontre. La première fois que je l’avais vue, j’avais gémi de peur, comme si mon père avait pu descendre de son piédestal et s’approcher jusqu’à passer les bras par la fente. Même après quelques mois, l’image me saisissait encore, l’illusion du mouvement dans la lumière sautillante de la torche, l’apparence de vie dans la chaude couleur du feu, la noirceur palpitant dans les recoins du serdab, et ce silence… »
Adulte, il voudra savoir… et une nuit, s’enfonce seul dans le désert. Anubis (ou n’est-ce qu’un simple chacal ?) le guide dans son périple initiatique qui lui apportera une révélation pire que tout ce qu’il aurait pu imaginer…
La deuxième nouvelle inédite, « Babylone », est cependant moins bien réussie. Une femme survit au passage du temps sans être marquée de la moindre ride… C’est elle, la Dame, la prêtresse d’Ishtar, Demari, autrefois nommée Pirazu, qu’Artash épie, poursuit et veut finalement tuer. Le récit est bien mené quoique le dénouement est prévisible. Malgré les quelques scènes d’horreur, on a plutôt l’impression que l’intrigue a été construite pour des adolescents tant le mystère est détruit par les trop nombreux et évidents indices. Mais malgré tout, une histoire qui se lit bien. Finalement, le dernier inédit, « Le Voyage de Salah », rejoint « Souvenirs de lumière » sur plusieurs plans. Salah est très malade, mourant même. Ses ouvriers risquent à tout moment de profiter de sa faiblesse pour le tuer et le voler, mais il n’a plus vraiment la force de se défendre et encore moins de retrouver la ville d’Ur. Ce qui l’attire à cet endroit n’est pas la simple curiosité archéologique. Il est possesseur du cercle, une relique de bronze, et croit pouvoir la protéger des Infidèles en la retournant à l’endroit où elle a été forgée. Le désert et la fièvre apporte au héros des visions d’une déesse qui ressemble au sphinx et qui pose évidemment un tas de questions… La qualité de cette nouvelle, sans atteindre celle de la première, n’est pas sans rappeler certains récits de Lovecraft avec les lacunes techniques de ce dernier en moins.
Une chose m’apparaît claire en observant l’évolution littéraire de Daniel Sernine : la violence brute a meilleure place dans ses nouveaux récits sans pour autant nuire à la finesse de son écriture. Pour ceux et celles qui, comme moi, sont lassés de l’actuel puritanisme culturel condamnant bien des scènes dramatiques à une stérilité puant l’éther des études-qui-démontrent-que-la-violence-dans-les-livres-et-à-la-télévision-est-néfaste, sans pour autant verser dans les descriptions outrancièrement clichées et futiles, seront ravis de ce développement. Ainsi, lorsque les ouvriers de Salah tenteront effectivement de l’attaquer, il sera défendu par la créature mi-femme, mi-lionne qu’il croyait être le fruit de son délire :
« L’un des agresseurs s’éloignait en rampant, le manche de jais du poignard de Salah dépassant de son flanc. Les autres gisaient, qui la joue ouverte jusqu’à l’os de la mâchoire, ses molaires luisants de sang, qui la tête désarticulée au bout d’un cou devenu trop long, la nuque écorchée, qui encore le bras en travers comme pour se protéger la gorge, mais sans autre visage qu’un relief de viande, d’os et d’ivoire. »
Les lecteurs assidus de Sernine auront pu lire les autres nouvelles du recueil dans différentes revues et livres. « Histoire de l’oiseau d’Alep et des six voleurs » propose un conte à la manière des milles et une nuits. Et dire que longtemps, on a cru que Shéhérazade… Mais je ne vais tout de même pas vous priver d’en faire la découverte ! Une nouvelle empreinte d’humour qui jure un peu avec le reste, cependant. « La Tête de Jokanaan » m’a semblé le texte le plus faible du recueil. Je le soupçonne d’ailleurs d’avoir été écrit dans le cadre d’un concours littéraire parrainé par revue Stop il y a quelques années et où l’on imposait aux auteurs d’inclure le personnage de Salomé dans le récit. Preuve qu’on commande difficilement le talent.
La nouvelle qui donne son titre au recueil utilise très habilement le flash back pour figurer la réincarnation. La confusion même du lecteur s’identifie à celle du personnage principal. Cette technique devait être reprise avec brio dans son roman Chronoreg paru en 1992. « Sur la scène des siècles » est un texte qui laisse un souvenir diffus de fragments de vie. Une évocation de passés et de destins enchevêtrés qui questionne nos propres existences hors de toute contrainte religieuse ou philosophie à la mode.
Il s’agit du troisième livre que Daniel Sernine publie chez Ianus. On se souviendra des deux recueils Boulevard des étoiles où l’on baignait dans un univers de science-fiction mais dont la qualité des textes semblait plus égale. Suffit cependant de savoir qu’ici deux des nouvelles inédites valent le détour à elles seules.
Richard CADOT