Bertrand Bergeron, Visa pour le réel (Fa)
Bertrand Bergeron
Visa pour le réel
Québec, L’Instant même, 1993, 119 p.
Visa pour le réel, le dernier recueil de Bertrand Bergeron, a valu à son auteur le prix Adrienne-Choquette de la nouvelle en 1993. C’est la seconde fois que l’écrivain natif de Sherbrooke se mérite ce prix, qui lui avait déjà été décerné en 1988 pour un recueil intitulé Maisons pour touristes, également publié chez L’Instant même. Membre du comité de rédaction de la revue XYZ depuis 1986, Bergeron poursuit une démarche créatrice tout à fait représentative d’un nouveau genre d’écriture, qui semble gagner un nombre grandissant d’adeptes parmi les nouvellistes québécois, et dont les éditions L’Instant même, et, à un moindre niveau, XYZ, sont les principaux porte-flambeaux.
Le style d’écriture privilégié par ces deux maisons a déjà fait l’objet de cette chronique dans Solaris 103, mais il demeure toujours étonnant de constater, à la lecture de Visa pour le réel, à quel point nous assistons à la consécration d’un mode d’expression différent de la littérature québécoise traditionnelle. À la fascination exercée par l’environnement naturel sur les esprits, au mystère des grands espaces, se substitue désormais une froideur toute urbaine, qui ne tolère guère l’expression d’émotions, et où le bitume a remplacé la forêt comme source de cauchemars. C’est le règne de l’abstraction, du visage sans traits et de la voix sans nom. La vie quotidienne est disséquée dans toute sa banalité, jusqu’au moindre détail, afin d’en exposer les fissures par où s’infiltrent le doute et l’incertitude qui questionnent notre perception du milieu ambiant et, plus encore, de la réalité de notre propre existence. C’est un peu, finalement, comme si les praticiens du Nouveau Roman du début des années soixante s’étaient soudainement mis à la nouvelle.
On retrouve en effet chez Bertrand Bergeron, au même titre, par exemple, que dans les recueils de Michel Dufour ou Jean Pelchat publiés l’année dernière par le même éditeur, un souci maniaque du détail, de la description des objets les plus insignifiants, et l’absence de personnages forts auxquels s’identifier, caractéristiques qui rappellent les premiers écrits d’Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor. Or, le danger d’un tel style d’écriture réside justement dans la distanciation que cette froideur crée entre le lecteur et l’écrivain, ce dernier se limitant au rôle de simple observateur neutre et objectif. Les pages défilent donc devant les yeux du lecteur comme autant de jolies photographies, auxquelles manque cependant le commentaire permettant d’en goûter la pleine signification.
Ainsi, un texte comme « Le Téléphone » ou encore « Les Fenêtres », ne dépasse jamais l’exercice de style, ne parvient à aucun moment à capter l’attention du lecteur au-delà du simple alignement de mots sur le papier blanc. Comme de beaux objets que l’on contemple dans une vitrine mais que l’on ne peut jamais toucher, la plupart des nouvelles composant Visa pour le réel ne laissent à peine qu’un souvenir fugace une fois le livre refermé, car aucune aspérité n’accroche notre attention, aucune émotion ne nous aspire à l’intérieur des histoires que nous raconte Bergeron.
Ce dernier privilégie de plus un fantastique de type « Twilight Zone », c’est-à-dire que l’on débute par une scène quotidienne tout à fait normale, habitée de personnages également banals, qui peu à peu glisse vers l’étrangeté sans que l’on s’en rende compte avant qu’il ne soit trop tard. La formule était originale il y a trente ans. Aujourd’hui, cependant, elle ne fonctionne vraiment qu’à faible dose, et encore l’écrivain doit-il parvenir à créer une atmosphère susceptible d’envoûter le lecteur et de l’embarquer dans la dérive de ses personnages. Malheureusement, Visa pour le réel aligne quatorze textes sensiblement du même style, et jamais Bergeron ne réussit à évoquer le climat de mystère essentiel au « suspension of disbelief » si cher aux écrivains de fantastique anglo-saxons. La lecture du recueil demeure donc une activité essentiellement intellectuelle, et c’est à ce niveau que doit par conséquent porter la critique du livre.
La première partie du recueil, intitulée « Une langue étrangère », regroupe les textes les plus réussis. Dans « L’Écriture de la nuit » une femme constate au réveil de minuscules cicatrices apparues mystérieusement pendant la nuit, et s’enfonce à chaque soir dans un sommeil de plus en plus profond, si distant que son conjoint ne peut plus l’y rejoindre, et qui se transforme peu à peu en cauchemar. Par moment, le lecteur ressent l’impression d’étouffement qui s’empare de la narratrice lorsqu’elle prend conscience de la fusion de ses rêves avec la réalité, mais cette impression s’estompe rapidement pour céder la place à l’écriture froide et objective de l’écrivain.
La nouvelle suivante, « Mazin taïno » raconte quant à elle l’histoire d’un tableau aux propriétés mystérieuses, qui envoûte un couple d’inconnus, captifs tous deux de la même profonde solitude. Un texte où l’auteur s’attarde à décrire l’obsession de deux êtres désespérés, qui se rattachent au moindre objet pour justifier leur existence. « L’Œil tranchant », un peu plus sanguinolent, partage un même climat de fantastique abstrait, et met encore en scène un tableau aux propriétés assassines.
Les deux meilleures nouvelles du recueil sont sans contredit « L’Album de photos », classique variation sur le thème archi-usé du glissement dans un univers parallèle qui reprend essentiellement l’idée qu’avait si brillamment mise en scène Harlan Ellison dans sa nouvelle « Shatterday » (d’ailleurs adaptée à la télévision de façon saisissante au milieu des années quatre-vingt dans la nouvelle version de The Twilight Zone) ; ainsi que la nouvelle éponyme, « Visa pour le réel ».
Cette dernière reprend également un thème usé, mais nous en offre une variation amusante. La narratrice, déçue par le peu d’affection que lui prodigue son conjoint, décide de le rendre jaloux en notant dans son journal intime les fantasmes que lui inspire un mystérieux inconnu qui la suivrait au cours de ses promenades nocturnes, car elle sait pertinemment que Patrick, son conjoint, consulte, à son insu pense-t-il, le journal en son absence. Or, un soir, elle entend un bruit derrière elle lorsqu’elle sort de la maison. Croyant qu’il s’agit de Patrick, elle entreprend de le semer. Le même jeu se répète à chaque soir, mais elle ne parvient à semer son poursuivant qu’avec de plus en plus de difficulté, jusqu’au soir où elle constate que le physique de son poursuivant est plus imposant qu’au départ, et que « même en chaussant des bottes à talons, même en redressant les épaules, jamais Patrick ne parviendrait à se donner la taille et la carrure de mon suiveur, ces derniers soirs… » (p. 38). Un fort bon petit suspense, donc.
Tout comme, d’ailleurs, « Méfiez-vous des cartomanciennes », un polar à saveur fantastique qui se lit avec plaisir et met en scène pour une rare fois des personnages auxquels on peut accoler un nom et un visage. Un plaisir que cette rare plongée dans l’univers policier.
« Les Vacances », court texte à chute (littéralement !), est également de lecture agréable, tandis que les textes-gags « Strip-tease » et « Zap » se lisent avec un léger sourire sur les lèvres.
La dernière partie du recueil, dans laquelle Bergeron verse dans un abstractionnisme littéraire typique des praticiens du Nouveau Roman, se lit malheureusement avec un ennui grandissant, qui culmine avec « La Soustraction » un texte rempli de promesse, mais qui n’aboutit jamais et m’a laissé sur ma faim.
Visa pour le réel se révèle donc un recueil inégal, quoiqu’il poursuive de façon tout à fait cohérente la démarche créatrice amorcée par Bertrand Bergeron dans Parcours improbables il y a déjà plusieurs années. S’il y a problème, c’est dans la surexploitation des mêmes thèmes et des mêmes atmosphères. L’absence de personnage à qui le lecteur peut s’identifier nuit également à la longue, car à force de verser ainsi dans la froideur et le texte purement descriptif, l’écrivain risque de confronter un lecteur indifférent à sa prose, qui tourne les pages sans vraiment y penser.
Jean-Philippe GERVAIS