André Carpentier, Carnet sur la fin possible d’un monde (Hy)
André Carpentier
Carnet sur la fin possible d’un monde
Montréal, XYZ, 1992, 138 p.
La collection « L’ère nouvelle » des éditions XYZ compte dans ses rangs certains des meilleurs écrivains québécois de fantastique, dont Anne Dandurand. Pierre Chatillon et André Carpentier, un nom familier dans le milieu de la SFFQ depuis maintenant plus d’une dizaine d’années. Carnet sur la fin possible d’un monde, le plus récent recueil de Carpentier, rassemble pour notre plus grand plaisir neuf textes, s’étendant sur l’ensemble de sa carrière, que l’amateur de science-fiction ou de fantastique aura très certainement rencontrés ailleurs, mais que les éditions XYZ ont eu l’excellente idée de réunir en un seul volume.
Comme c’est le cas pour la plupart des écrivains de science-fiction québécois, la science proprement dite occupe la part congrue dans l’œuvre de Carpentier. Les innovations technologiques sont évoquées plutôt que décrites, et cèdent l’avant-scène aux humains, et à leurs tentatives de s’adapter à un environnement en constante transformation. Les diverses fins du monde auxquelles nous convie l’auteur sont d’ailleurs placées sous le signe de la transformation : géographique (« Le aum de la ville », « Carnet sur la fin possible d’un monde »), physique (« Les Lignées du Grand Chien ») ou psychologique (« Joseph K. inquiété par un atermoiement », « La Septième Plaie du siècle »).
Carnet sur la fin possible d’un monde nous entraîne dans un monde instable, dont la fin appréhendée force l’être humain à redécouvrir en soi des instincts refoulés pour survivre. La désagrégation des structures sociales et des schèmes de perception traditionnels laisse l’humain désorienté, dépouillé de son individualité et régressant vers une espèce de conscience collective, quasi-animale, La nouvelle éponyme, en particulier, brillant exercice de style rédigé sous forme de journal, nous entraîne à la suite du narrateur et de sa famille dans une fuite en avant désespérée. Un nuage de poussière interstellaire se rapproche de la Terre et, dans ce qui était le Québec, les derniers habitants convergent vers l’île de Montréal pour la rencontre fatidique, une enfilade de lemmings s’étirant à l’infini dans toutes les directions. Les édiles ont fui dans l’espace, laissant derrière elles un monde en proie à l’anarchie et au désespoir. Les factions religieuses se multiplient et Carpentier décrit avec sensibilité la détresse du narrateur, un ancien écrivain, qui tente de conserver un brin de raison malgré le délire qui l’entoure.
« Il n’y a pas de héros dans cette fable… » Ainsi commence « Le aum de la ville », très certainement le point culminant du livre. Cette phrase pourrait cependant également débuter l’ensemble des récits qui composent ce Carnet. Les personnages de Carpentier ne sont en effet que très rarement plus qu’une silhouette aperçue à l’horizon, un visage égaré dans la foule. L’envoûtement procuré par l’écriture de Carpentier réside justement dans sa facilité d’évoquer, en quelques lignes, un univers en proie à des transformations profondes et mystérieuses, où l’individu se fond dans son environnement. Tout comme certains praticiens modernes de la fantasy américaine (John Crowley, Lisa Goldstein ou Andrew Weiner par exemple), André Carpentier refuse de fournir au lecteur des explications faciles, et opte plutôt pour des fins ouvertes, qui laissent le lecteur en plan et lui suggèrent une multitude de résolutions possibles, au choix de son imagination et non de celle de l’auteur.
« Le aum de la ville » constitue à cet égard une excellente illustration du talent de conteur de Carpentier. En vingt pages bien serrées, l’auteur raconte la fin soudaine d’un mode de vie et les bouleversements qui s’ensuivent mais sans jamais s’attarder aux causes de transformations qu’il décrit avec force détails et un plaisir manifeste. Le récit raconte la dérive de l’île de Montréal et de ses habitants, entraînés par des courants vaguement métaphysiques sur un fleuve d’eau et de ciel. Il s’agit bien entendu autant d’une dérive physique que psychologique, et l’atmosphère angoissante des premières pages est maintenue jusqu’à la fin, alors que l’île s’échoue le long de la banquise, dans une contrée inconnue. Ainsi finit le voyage de l’île, écrit Carpentier, « celui des insulaires ne faisait que commencer… » Or, malgré les épreuves qu’ils ont traversées, ces insulaires nous demeurent inconnus. Quelques visages reviennent sporadiquement au cours des pages, mais même ceux-là se fondent dans la masse. L’individu cède donc la place à la foule, animée d’une même folie et qui avance aveuglément vers une destination inconnue, sans aucun regard pour ses composantes individuelles, et qui ne s’arrête qu’une fois parvenue à l’extrême épuisement de ses ressources.
La disparition de la conscience individuelle au profit de la « collectivisation » des esprits, que ce soit en réaction à des cataclysmes naturels ou à de nouvelles découvertes technologiques, constitue d’ailleurs une préoccupation que l’on retrouve dans la plupart des récits qui composent ce recueil. « Les Lignées du grand chien », un texte tout ce qu’il y a de plus SF, avec intelligences artificielles et clones à profusion, constitue une variation amusante sur ce thème. Une intelligence artificielle s’est enfuie de son réseau informatique, et suite à un accouplement avec une créature mi-humaine, mi-machine (dont les détails m’échappent toujours !), parvient à se reproduire à des millions d’exemplaires, une parcelle de sa conscience subsistant dans chacune de ses incarnations. Les disciples de Cara (la créature en question) entendent cependant empêcher que « ne survivent que deux êtres au monde, en milliards de copie », et une surprise attend les clones (et le lecteur !) en bout de piste. Une intrigue quelque peu alambiquée, donc, pour un récit plutôt léger, dont la plus grande qualité demeure une chute parfaitement inattendue. [N.D.L.R. Il n’est pas mentionné que cette nouvelle s’inspirait d’une illustration de Richard Coulombe]
« Joseph K… inquiété par un atermoiement » constitue un hommage raté à Kafka et Lewis Carroll, les références aux œuvres des deux écrivains n’aboutissant jamais à un résultat satisfaisant. Quelques bonnes répliques soulignent avec ironie la déshumanisation avancée dont sont affectées nos grandes bureaucraties, mais même ces quelques passages n’arrivent pas à la cheville d’une œuvre comme Mémoires trouvés dans une baignoire, de Stanislas Lem, qui alliait avec une férocité jouissive humour noir, suspense, et un sens de l’absurde propre à Ionesco ou Beckett, dans un récit faisant penser à l’épisode de James Bond qu’aurait pu écrire André Breton, ou Kafka lui-même !
Les autres nouvelles sont plus mineures, mais néanmoins fort bien écrites. « Copie qu’on forme » est un court gag que devrait lire tout peintre en bâtiment, tandis que « Très Étrange » est un must pour quiconque a jamais ressenti un moment d’angoisse en constatant que l’ascenseur qu’il a pris au rez-de-chaussée pour le 35e (ou le 100e) étage ne cesse de se remplir au fil de son interminable ascension. Les fans du chiffre 13 seront également comblés par cette brève parabole sur les dangers du gratte-ciel !
« La septième plaie du siècle » nous plonge quant à elle en plein space opera, pour mieux se jouer de notre sens de la perception, avant de nous convier à la première manifestation d’un nouveau syndrome, dont il faudra certes se méfier dans les années à venir : la « dépression des holos ». De facture classique, « Le Champ du potier » n’en demeure pas moins une amusante incursion dans le fantastique à saveur polynésienne, tandis qu’un dernier texte, « La Leçon », renoue avec le mode dramatique et nous plonge dans un monde déchiré par la guerre, où certains individus sélectionnés pour leurs talents ont été isolés sur une île pour attendre la fin des hostilités. Sous la direction du Musicien, un enfant de douze ans, certains jeunes parviendront cependant à fuir la violence environnante en se réfugiant pour un moment dans le rêve et la musique, avant de tout abandonner dès que poindront à l’horizon les premiers signes de la paix, pour rejoindre la terre ferme et laisser derrière eux leurs souvenirs d’exilés.
En lisant « La Leçon », je n’ai pu m’empêcher de penser au splendide roman d’Orson Scott Card, Le Maître de musique, qui abordait certaines des mêmes idées. On retrouve dans les deux cas un jeune prodige musical comme protagoniste central, de même qu’une très intéressante réflexion sur le pouvoir libérateur de la musique. La nouvelle m’apparaît un peu comme une esquisse préliminaire de l’œuvre complexe et fascinante de Card, ce qui ne lui enlève toutefois aucune de ses qualités propres.
Avec Carnet sur la fin possible d’un monde, André Carpentier réussit la difficile tâche de convier le lecteur à une réflexion sérieuse sur la relation entre l’individu et son environnement, tout en lui épargnant la lourdeur inhérente à un texte « à message ». Excellent conteur, ses récits sont menés à vive allure et les chutes se succèdent juste assez rapidement pour garder notre intérêt. Décidément une fort bonne lecture !
Jean-Philippe GERVAIS