Élisabeth Vonarburg, Chroniques du Pays des Mères (SF)
Élisabeth Vonarburg
Chroniques du Pays des Mères
Montréal, Québec/Amérique, 1992, 524 p.
Avec Chroniques du pays des mères, Élisabeth Vonarburg signe son œuvre la plus personnelle et la plus attachante. Le lecteur croira au début avoir affaire à un de ces livres-univers, monde autonome existant en marge du présent, extérieur à toutes préoccupations quotidiennes. La complexité du récit, la profondeur des personnages auront tôt fait de lui faire perdre ses belles assurances. Pas de lutte épique entre le bien et le mal, pas d’ennemis aussi brutaux que haïssables, pas de contrée fabuleuse où aboutit à bout de souffle le héros. Plus tard, le lecteur découvrira que le véritable sujet du livre, c’est lui-même, ses interrogations, son passé, son présent et son avenir confondu. Les noms, les lieux et l’époque n’auront plus d’importance. Le mystère l’emportera, celui des origines, de la fin et, plus important, celui des mots, de leur travail souterrain sur les choses.
Mais il ne s’agit qu’un seul des tours de passe-passe qu’opère le livre. Les Chroniques du pays des mères racontent l’histoire de Lisbeï, une femme vivant dans une société matriarcale où la présence de l’homme, par un caprice génétique, est devenu rarissime. L’idée est provocante. Sûrement il y a un sentiment de puissance à donner toute la place à celles qui, trop longtemps, se sont effacées. Quelque chose aussi d’éminemment thérapeutique. Il fallait bien que quelqu’un le fasse et, si l’auteure livre la marchandise, ce n’est pas sans asséner quelques sévères vérités à ses sœurs. Fini le mythe de la femme pure et douce, incapable de violence, réceptacle de toutes les vertus ! Le fanatisme, qu’il soit exprimé au féminin ou au masculin, véhicule la même intolérance, la même peur de ce qui est différent. Par contre l’absence de l’homme se fait à peine sentir. Cette société fonctionne très bien sans lui, de quoi dégonfler les egos les plus masculins. Pire : l’amour existe et fleurit entre ces femmes. Coincées dans un environnement fortement pollué, elles luttent coude à coude pour survivre. Cette solidarité, par contre, a un prix. Avec un minimum de naissances viables, les femmes sont condamnées à des grossesses à répétitions. La dimension religieuse joue alors un rôle fondamental pour faire accepter cette contrainte. Et c’est à partir de cet élément que le roman, de thèse féministe glisse vers autre chose.
Dieu s’appelle Elli et Dieu est une femme. Sa prophète. Garde, bien qu’assassinée, est revenue à la vie. L’histoire de Jésus réécrite au féminin mais dans un contexte historique fort différent. Il y a le mystère d’Elli comme il y a le mystère de Garde. Le premier parle de la création et de la fin, de la vie et de la mort, passerelle chancelante permettant de traverser le gouffre du temps. Le deuxième est plus ambigu. Peut-être cache-t-il plus qu’il ne révèle, mais il ne fait aucun doute qu’il met en scène la relation mère-fille. Il implique une coupure. La nécessité d’établir un nouveau rapport, de briser avec un passé douloureux qui se double ici d’une tradition conférant un poids extraordinaire au rôle de mère. La découverte d’un carnet ayant appartenu à une des compagnes de Garde sera comme un coup de tonnerre venant ébranler les assises d’un ordre social et religieux trop rigide. Lisbeï sera la personne par qui passera le changement. Nouveau tour de passe-passe. La soif de vérité de Lisbeï, sa demande absolue d’affection, font passer le roman à un autre niveau.
Le personnage de Lisbeï est celui où l’auteure a le plus investi, le nourrissant sans doute de souvenirs personnels, d’expériences vécues. Le récit de l’enfance de Lisbeï prend un relief particulier. Mieux qu’aucun autre, il décrit la solitude de certains enfants, la difficulté de communiquer qu’amplifie une sensibilité différente. Si Lisbeï voit la lumière qui entoure les gens, il ne s’agit pas d’un pouvoir conférant une supériorité quelconque. Elle n’est que le reflet de son propre désir d’être vue, « sentie » par l’autre. Fondamentalement, n’importe quelle faculté hors du commun implique un manque ou une blessure. Elle n’existe que pour remplacer un sens perdu de la même manière que l’aveugle compense son handicap en développant une ouïe exceptionnelle. La cécité de Lisbeï passe par les mots. C’est pourquoi ils sont constamment scrutés, analysés, travail symbolique consacrant la solitude du personnage. En effet cet examen constant isole le mot, le détache de l’être humain qui l’a prononcé. Il devient matière brute dans un discours en attente de sens. La traduction du carnet qui ouvre petit à petit ses secrets en constitue l’exemple type. La communication passe ainsi au second plan. À la place, il faut marcher à l’aveuglette. Le but : suivre les mots là où ils conduiront l’exploratrice. Nouveau glissement qui nous amène cette fois à l’auteure, Élisabeth Vonarburg.
De Elli à Lisbeï, c’est le nom Élisabeth qui s’effiloche, se fragmente, travaille le texte en réseaux souterrains qui traversent le roman à la fois en quête et en perte de sens. Dans le jeu de la littérature, il faut d’abord perdre son chemin (le moi) si on veut le retrouver. La fiction ne peut fonctionner qu’ailleurs, dans un paysage inconnu, là où les mots prennent tous leurs pouvoirs mais à une seule condition. Il faut l’autre, l’auditeur, le lecteur. D’où les chroniques, récit hautement littéraire qui implique le retour périodique à la page, moment d’arrêt qui identifie l’acte d’écrire. D’où un roman alternant le conte, le mode épistolaire, les dialogues interpellant constamment le lecteur. D’où cette présence finale au dernier chapitre dans lequel les événements passés défilent mais surtout sont lus par un lecteur qui survit au temps. Toi lecteur éternel.
Dans le désert idéologique que constitue la littérature générale aujourd’hui. Chroniques du pays des mères offre amplement matière à réflexion. Un vent de liberté y souffle, nous invitant à prendre le chemin du mystère, à tendre l’oreille pour tenter de déchiffrer le murmure secret des mots.
Michel LAMONTAGNE