Daniel Sernine, Boulevard des Étoiles (Boulevard des Étoiles -1), À la recherche de monsieur Goodtheim (Boulevard des Étoiles -2) (SF)
Daniel Sernine
Boulevard des Étoiles (Boulevard des Étoiles -1)
À la recherche de monsieur Goodtheim (Boulevard des Étoiles -2)
Montréal, Les Publications Ianus, 1991, 213 et 221 p.
J’aime imaginer en Daniel Sernine un savant fou ambitionnant de conquérir Montréal, puis la Voie Lactée. Je le vois seul dans son laboratoire, tel un chercheur tentant de mettre au point l’arme secrète qui lui permettra de semer la terreur dans l’univers tout entier. À l’instar du passionné docteur Frankenstein, ne se frotte-t-il pas les mains devant sa création ? Ne déterre-t-il pas, lui aussi, les cadavres de notre civilisation pour les transposer au moyen de sa délirante imagination en des structures, en des créatures, dotées d’une vie propre ?
Mais rassurons-nous ! Les ambitions de l’auteur, si grandioses soient-elles, ne peuvent que procurer quelques heures de lecture agréable. Même ses abominables monstricules, ses piranhas sur pattes, ne peuvent atteindre physiquement l’honnête citoyen. Alors, que les Montréalais et autres résidants de la Voie Lactée dorment sur leurs deux oreilles,
Sernine ne désire que divertir le lecteur en lui proposant six nouvelles de SF, toutes rattachées au cycle du Boulevard des Étoiles. Chaque récit met en scène un univers imbibé d’oisiveté où la seule préoccupation de l’homme est d’éprouver des sensations, aussi artificielles que possible. Or, tout comme pour une drogue, ce goût pour de telles sensations se développe tel un ver dévorant l’intérieur de l’homme, grugeant toute sa volonté, lui enlevant toute capacité de résistance.
Par conséquent, l’homme cherche dans le jeu et le loisir un caractère d’évasion, mais qui rapidement ne lui suffit plus. « Puis nous nous sommes lassés de jouer, de faire semblant. » C’est alors que surviennent les scénarios du type « soirée de meurtre », à la différence que ceux se déroulant Boulevard des Étoiles font couler le sang en abondance et percent allègrement le tissu musculaire des « comédiens malgré eux » au moyen de projectiles « tout ce qu’il y a de plus réel ». Toujours à l’affût de la sensation la plus poignante, on repousse les limites du concevable. La drogue du divertissement fait alors tout un carnage. « Le Carnaval existe pour être le lieu des excès. Un exutoire, un lieu de fantaisie et de folie dans un monde devenu ennuyeux » déclare Zo-Lost Goodtheim, dangereux maître de jeu ne connaissant point le sens de l’expression « aller trop loin ».
Malheureusement pour le lecteur, cet univers présente des failles. L’auteur semble hélas sous-estimer en certains passages l’intelligence de son public. Si je modère la dernière affirmation par le verbe « semble », c’est que je suis persuadé que Daniel Sernine ne le fait pas volontairement. Probablement que les quelques remarques qui suivent ne lui sembleront que des vétilles, mais pour le lecteur, ces vétilles prennent l’allure agaçante d’un manque de confiance de l’écrivain envers le lecteur. Prenons le cas de la nouvelle ouvrant le cycle, « Boulevard des Étoiles » : Sernine ressent constamment ce besoin grossier de signaler au lecteur : « Voyez ! Vous êtes dans l’univers imaginaire de la SF ! »
Pourquoi Daniel Sernine ressent-il ce besoin de préciser qu’au moment où se déroule l’action, les choses ne ressemblent plus à ce qu’elles étaient jadis ? Que fait-il de cette convention non écrite entre le lecteur de SF et le texte ? La réponse est bien simple : Sernine, ou le narrateur, ne cherche aucunement à faire durer l’illusion romanesque. Il ne tente pas de faire oublier « son » temps. On sent constamment qu’il s’agit d’un narrateur de 1990, transporté quelque part dans le troisième millénaire (vers 2100), décrivant le mode de vie de son époque d’adoption et le jugeant selon sa mentalité et son expérience de 1990. En procédant ainsi, le narrateur (prétendons que l’auteur n’y est pour rien) n’invite pas le lecteur à le suivre dans son « périple temporel ». Ces indications artificielles empêchent le lecteur de s’immerger totalement dans cet univers autrement bien représenté. Le lecteur peut effectivement admirer la virtuosité avec laquelle Sernine conçoit le monde futur ; cependant, il demeure les dix orteils, et même le talon, bien en contact avec « sa » Terre, « son » temps.
Ce malaise, si j’en juge par la lecture des cinq autres nouvelles, semble avoir été étouffé. Toutefois, autre détail fort déplorable, les fautes d’orthographe. Aussi rares soient ces fautes dans les deux premières nouvelles du tome I, aussi fréquentes deviennent-elles à mesure qu’on progresse dans la lecture du recueil. « Détail mineur », diront certains ? Personnellement, je ne le crois pas. La lecture souffre beaucoup de ces lacunes. Peut-être aurais-je mieux apprécié les deux dernières nouvelles, « Les Amis de monsieur Soon » et « Hôtel Carnivalia » si elles n’avaient contenu autant d’erreurs. Le très bel hommage que voue l’auteur à son idole de jeunesse, Jim Morrison, s’en voit par conséquent dilué. Fort heureusement, le second tome est presque impeccable à ce point de vue.
Petit détail significatif : « La Tête de Walt Umphrey » et « À la recherche de M. Goodtheim », les deux récits qui composent ce recueil, sont parmi les meilleurs du cycle carnavalesque.
Mais qu’on ne se méprenne pas !
Daniel Sernine connaît le langage. Il sait surprendre le lecteur avec des innovations linguistiques très bienvenues en SF.
Par exemple, il imagine, visionnaire qu’il est, une déviation de la langue, du sens de certains mots, qui, en vieillissant, prennent une allure différente de leur sens original ou étymologique. Comme nous l’avons fait avec le temps pour le verbe « tuer », qui en latin signifie « protéger », Sernine extrapole et met dans la bouche d’un garçon ces paroles, pour nous déformatrices : « Un croque, monsieur ? » Dans l’univers serninien, le croque est une espèce de bonbon aux vertus hallucinatoires. Cette déformation du langage épouse admirablement bien le propos avant-gardiste de la SF et il est agréable de la retrouver en d’autres endroits que dans le lexique technologique, dans la langue courante par exemple. Le seul reproche que je peux adresser ici à l’auteur, c’est de ne pas avoir dispersé plus généreusement ces trouvailles. Mais, n’est-ce pas la rareté qui crée l’effet ?
Sur le plan des intrigues, nous pouvons déceler de nombreuses analogies entre les récits de Sernine et le roman noir américain. Moins près du traditionnel polar que des frasques des gangsters du Chicago des années folles, les nouvelles (mises à part « Boulevard des Étoiles » et « Yadjine et la mort ») présentent l’interminable duel entre le Bien et le Mal. Le lecteur ne pourra s’empêcher de songer aux lectures de son enfance, où le Capitaine America, même s’il parvenait à contrecarrer les plans du diabolique Red Skull, voyait toujours celui-ci rebondir (quelques épisodes) plus tard, plus menaçant que jamais. Les aventures de Sernine, bien que situées dans un tout autre contexte, ne diffèrent que très peu de ce concept « de guerre à finir ». Véritables batailles des tranchées, les luttes entre bons et méchants se déroulent surtout dans des bars mal famés où les crapules mettent au point leurs démoniaques machinations. Rues fumeuses, décors néobaroques, personnages originaux, telle est l’ambiance régnant sur le Boulevard des Étoiles. Dans cet univers fabuleux, se côtoient complots, crimes, sexe, meurtres. Tout cela pour désennuyer le pauvre peuple désœuvré… Ces récits scabreux sont autant de témoignages du monde intérieur d’un écrivain. Tout comme pour le Carnaval, ces textes impudiques ne sont-ils pas un « exutoire » permettant à l’auteur de joindre l’utile à ce qu’il aime faire, c’est-à-dire de se libérer d’un poids et d’une violence refoulés, tout en produisant des œuvres alliant l’imagination illimitée au réalisme du détail.
Toutefois, il n’y a pas que les thèmes qui provoquent des réminiscences du roman noir. Le prétendre serait négliger la forme des dialogues. Leur construction sèche, courte et concise rend compte de la personnalité des personnages (peut-être ne pouvons-nous qu’émettre le seul regret de leur trop grande homogénéité), qui sont des gaillards rudes et rusés, ou bien des femmes « on ne peut moins » prudes. Laconiques, les actants, qu’ils soient principaux ou seulement secondaires, se limitent à l’essentiel dans leurs propos. N’ayant guère le temps de haranguer (pourtant, n’ont-ils plus que cela à faire, ils sont si désœuvrés ?), ils vont droit au but. La concision est de mise, Boulevard des Étoiles.
Comme je l’ai déjà mentionné, deux nouvelles se démarquent de ces récits de « durs-à-cuire ». Tout d’abord, « Boulevard des Étoiles », où nous retrouvons un observateur solitaire (mais les personnages de Sernine ne le sont-ils pas tous ?) s’adonnant à l’occupation principale des Terriens de l’époque : le divertissement. Rappelant étrangement le Meursault de L’Étranger (de par le style et le genre de phrases que préconise le narrateur-héros : phrases courtes et dépouillées), mais surtout le Roquentin de La Nausée, héros absurde qui par ses manies, ses réflexions intérieures, bref sa mentalité, monopolise l’attention du lecteur et évacue toute possible intrusion d’une intrigue, quelle qu’elle puisse être. De plus, le narrateur n’éprouve-t-il pas un malaise incessant qui fait qu’il « ne se sent pas à sa place » ? Comme conséquence de ce malaise, il erre sans but trop défini (retrouver une femme que son regard avait croisée), se laissant aller à toutes sortes de réflexions particulières. Il révèle quelque part : « Je crois que je ne resterai pas longtemps », ce qui illustre bien le caractère passager, fugitif de cette nouvelle, que Sartre même n’aurait pas reniée, mis à part les quelques failles brisant l’illusion romanesque dont j’ai plus tôt fait mention.
Quoique j’encense généreusement « Boulevard des Étoiles », il ne faudrait pas négliger la qualité de « Yadjine et la mort », Prix Casper pour la meilleure nouvelle de SF en français au Canada en 1986. Ce texte explore le domaine de la mort, thème central du cycle du Boulevard des Étoiles, où les cadavres s’accumulent à un rythme effarant. À mon avis, cette nouvelle pousse le plus loin l’examen du mystérieux phénomène de la mort, en tentant d’aller la surprendre dans ses quartiers les plus secrets, d’en extraire la quintessence même. Loin de rester à la surface des sensations, le lecteur, un peu à la manière du partispectateur branché sur le sensircuit, est comme rattaché au narrateur ; il lui est subordonné par le lien intime de son intérêt grandissant pour le texte à mesure que sa lecture progresse. Il a l’impression de prendre part à un grand événement : la lecture d’une œuvre qui laissera dans sa mémoire des traces indélébiles. Et ce phénomène n’est pas si fréquent.
« Yadjine et la mort » est d’autant plus captivant que le mode narratif utilisé innove agréablement. D’abord, la nouvelle est racontée au moyen des traditionnels imparfait et passé composé de l’indicatif. Vient ensuite un passage en italiques (Sernine exploite avec succès le potentiel typographique), dans lequel le temps de narration passe au présent de l’indicatif. Le rythme s’accélère, on sent une spontanéité accrue, une impression d’instantanéité : c’est la description de la topocourse à laquelle participe le pilote Marq Folker dont est éprise Yadjine. Ce changement brusque dans les temps de verbe est un artifice fort bien trouvé par l’auteur. Il sert son propos, lui qui veut donner au texte une plus grande présence, une violence même, dont nous ne ressentirions moins bien l’effet si ce n’était du présent de l’indicatif. De plus, l’auteur fait alterner constamment les temps de verbe. Ces changements évitent au lecteur de malheureuses chutes dans l’habitude, dans la monotonie, ce qui ruinerait sans doute l’effet recherché.
Avec ces deux recueils de nouvelles, peut-on maintenant supposer avec justesse que le cycle du Boulevard des Étoiles a rejoint son point initial et que la boucle est nouée ?
Car, comme le dit Walt Umphrey dans le second tome : « Il n’y a pas d’avenir dans le Carnaval. C’est une impasse. »
Serait-ce un signe d’une fin de cycle ? J’ignore s’il faut l’interpréter positivement, mais en attendant d’autres aventures dans lesquelles on tentera de traquer les gamemasters il fera certes bon de (re)lire Boulevard des Étoiles.
Simon DUPUIS