Daniel Sernine, Nuits blêmes (Fa)
Daniel SERNINE
Nuits blêmes
Montréal, XYZ, 1990.
Paru en 1983, le roman Les Méandres du temps avait confirmé les talents d’écrivain de Daniel Sernine, qui comptait déjà parmi les auteurs de SF les plus prolifiques de sa génération. Depuis, sept ans ont passé. Il a certes publié un grand nombre de nouvelles et des romans pour jeunes. En attendant son prochain roman pour adultes, on pourra lire le recueil de nouvelles intitulé Nuits blêmes, qu’il vient de publier chez XYZ. Cette parution m’apparaît d’autant plus importante quelle indique un changement dans l’exploitation de l’imaginaire de Sernine, un changement auquel il prépare son lecteur depuis un certain temps. Son imaginaire perd en exploration totalisante, en tentative d’ériger un univers vaste et complexe, ce qu’il gagne en possibilités, pour Sernine, de tester sa capacité à un dire nouveau : plutôt que de tenir la main du lecteur au fil d’un voyage fictionnel qui n’en finit plus d’approfondir un univers unique, Sernine lui rend son autonomie en l’invitant à investir lui-même en imagination les mondes qu’il offre en pâture. Avec une économie de moyens et une maîtrise de la progression narrative, il insère dans la réalité quotidienne de petits univers fantastiques qu’il suggère plus qu’il n’explore.
Dès la première nouvelle, Sernine donne le ton du recueil : à une situation anodine, quotidienne, viennent s’ajouter au fil du récit des éléments insolites, qu’il sème avec habileté jusqu’au moment où il empoigne son lecteur par un dénouement inattendu. Chaque nouvelle s’attache à emprunter les virages les plus insoupçonnés. Ainsi, de l’ensemble des textes se dégage une unité qu’assure une écriture homogène, sobre et fluide. Évacuant toute description alambiquée déployée à grands coups de vocabulaires tirés des recoins poussiéreux du dictionnaire, Sernine fait preuve d’une facilité d’écriture et d’une aisance à fabriquer des atmosphères délicates et efficaces.
La nuit blême à laquelle renvoie le titre du recueil, c’est d’abord celle de la ville. S’il est vrai que les écrivains de SFFQ se mesurent rarement à Montréal en vue de l’investir de leur vision imaginative, Sernine, encore que timidement, accorde à l’espace montréalais une certaine présence fictive. Avec l’excellente nouvelle intitulée « Stryges », le citadin est confronté aux secrètes profondeurs logées sous la surface urbaine : de petits êtres ailés, pas plus grands qu’un enfant, dont la « peau semble grise, couleur de ville » arpentent les rues noires du Vieux-Montréal, et réservent aux flâneurs imprudents un sort terrible. Ou encore, comme dans « Ara hyacinthe » le danger de la flânerie montréalaise consiste avoir brièvement, mais cette fois « dans le silence d’un jour blême » le double de soi-même. Et le personnage de mourir peu après. Cela me rappelle une tradition allemande qui dit, selon Nerval (dans Aurélia), « que chaque homme a un double et que, lorsqu’il le voit, la mort est proche ». Or Sernine ajoute une variante : le personnage se réincarne dans un ara hyacinthe… et espère toujours revoir son sosie.
Tout indique que Sernine cherche résolument à dérouter son lecteur. Il met son écriture au service d’une progression narrative qui, bien souvent, rend compte d’une sorte de descente en enfer. Fuyant tout psychologisme, il met en scène des personnages solitaires, en rupture avec la réalité, et auxquels il réserve les destins les plus étranges. « L’Homme du sixième », courte nouvelle, mais combien savoureuse, se signale par une excellente finale, et montre que Sernine possède l’art de conter. Dans « Quelqu’un à qui s’accrocher », un homme fait l’amour à une femme « avec passion, comme si avec des doigts il cherchait en elle quelque trésor sans prix, avec sa bouche le rassasiement d’une vie entière de soif, avec son sexe l’assouvissement d’un siècle de désir ». Mais si cet homme, obsédé par le désir d’une possible fusion avec l’autre, n’existait déjà plus au moment de cette étreinte ? À moins que vous préfériez un dialogue entre un fils et un père depuis longtemps décédé, et au fil duquel Sernine fait le procès des valeurs traditionnelles. « Le Visiteur » n’est pas un chef-d’œuvre, le propos n’a rien d’original et le dialogue ne lève pas, mais cela ne dure que l’instant de quelques pages. Passez donc à la nouvelle policière, « Le Baron Vendredi et le Seigneur des mouches », une avenue que Sernine n’explore pas souvent à ma connaissance. Le texte est bon, l’histoire fort bien ficelée, mais la finale aurait été plus convaincante n’eut été du silence sur le motif qui conduisit à un meurtre crapuleux et m’apparaît un peu rapide.
Le principal intérêt de la nouvelle « Nuits blanches » réside dans l’ambiguïté des deux personnages Xavier et Geneviève que fréquente le narrateur. La Faculté de médecine de l’université de Montréal est troublée par des problèmes de drogue, à quoi s’ajoutent des plaisanteries de mauvais goûts, comme celle qui consiste à démembrer des cadavres. Des scènes d’anthropophagie finissent par lever un peu le voile sur la véritable nature des deux étudiants qui seront finalement arrêtés par la police. Cette nouvelle nous laisse d’autant plus perplexe que le narrateur, bouleversé, se surprend à s’identifier à ses amis, sortes de goules immortelles. Sernine, soucieux de rendre compte de la lourde atmosphère qui règne à la Faculté, réussit à maintenir jusqu’au bout l’étrange aura qui enveloppe Xavier et Geneviève.
On a pu voir la version théâtrale de la nouvelle « Nocturne, opus 2 » jouée l’an dernier par la troupe Tess Imaginaire, dans le cadre de la pièce La Quatrième Dimension. Je retiens de la pièce une bonne impression. Sernine, qui en était à ses premières armes dans ce domaine, s’en tirait à très bon compte en livrant un drame fantastique qui, sans être d’une originalité à tout casser, exploitait avec bonheur les mécanismes théâtraux. Occultisme, meurtre, cas de possession se côtoient dans cette nouvelle qui réussit à retenir l’intérêt, malgré quelques longueurs et certains enchaînements un peu abrupts. Il me semble toutefois que Sernine est plus à l’aise dans les nouvelles courtes, elles frappent juste et prennent le lecteur à contre-pied.
Un beau recueil. Il y a là une imagination débordante, une facilité à susciter chez le lecteur un intérêt croissant, à le faire rêver dans l’espace de quelques pages. Il est difficile de ne pas apparenter Sernine au personnage de la nouvelle qui clôt le livre, « Il écrit ». On n’y retrouve, il est vrai, aucun élément fantastique, mais plutôt les vicissitudes de l’écriture, et surtout le sentiment d’absolu qui résulte de l’acte d’écrire : « Et il écrit, Dumais, il écrit, quelque chose en lui est excité, quelque fibre, qui s’est mise à vibrer. Le reste du monde est loin, très loin, les critiques, les lecteurs de manuscrits, les directeurs, les éditeurs, les chroniqueurs et les professeurs, il accomplit quelque chose de plus en cet instant, quelque chose hors de leur portée : il écrit… »
Fabien MENARD