Jacques Renaud, L’Espace du diable (Fa)
Jacques Renaud
L’Espace du diable
Montréal, Guérin, 1989, 263 p.
Alors que certains auteurs refusent la filiation aux genres fantastique ou science-fiction, Jacques Renaud s’affiche résolument fantastiqueur. Quatrième de couverture et communiqué de presse l’identifient comme producteur d’un recueil de nouvelles « où le fantastique, l’étrange et le magique se partagent la scène de récriture » (communiqué).
C’est dans cette veine précise qu’il offre aussi deux scénarios, pour court et long métrages. Jacques Renaud, depuis Le Cassé, n’a donc pas cessé d’écrire. Il a publié, parfois même sous des pseudonymes, une succession de recueils à caractère poétique.
Mais 1989 le voit revenir en force à d’anciennes amours : les nouvelles. Avec L’Espace du diable, Renaud n’est plus le joualisant qui a tant marqué le ciel littéraire québécois de la Révolution tranquille. Ses textes d’aujourd’hui révèlent à certains moments la sobriété d’une écriture classique, belle dans son amplitude et honnête dans le respect des personnages qu’elle illustre.
Ainsi, dans « Le Crayon de ma tante », le récit est mené par un jeune garçon. Le niveau verbal est bien traduit, sans sophistication, plausible dans la bouche d’un tel enfant. L’élision spontanée de la conversation tend au naturel, sans atteindre la désarticulation du joual. Plausible aussi est sa pensée de narrateur ; le petit Paulo décrit ce qu’il vit à la façon d’un gosse de huit ans, en déliant sa phrase à panneaux, avec sa logique particulière de liaisons :
C’était ma tante, elle était au téléphone avec son ami, Simon, que j’avais vu la veille. C’était un grand maigre très gentil, l’air drôle, des yeux trop grands et un nez en bec de perroquet et des cheveux noirs. (p. 25).
L’écrit est un thème majeur dans ces nouvelles de Renaud, comme dans certains textes du Cassé. L’écriture, sous toutes ses formes, est ce qui relie d’aucun des personnages au monde, ce qui donne un sens à leur vie : les journaux et les mots pour « Une journée dans la vie du poète Émile Newspapp » le passeport (et le papier de toilette) pour « Der Fisch », le journal intime, la revue, la nouvelle live pour l’écrivain-garou de « L’Espace du diable ».
Le monologue intérieur, la parole, la voix, 1’incantation, sont également importants pour tous les figurants principaux de ces récits, comme cela l’est spécifiquement dans « Tison » et « La Naissance d’un sorcier » de ce même recueil.
On constate, en rapprochant encore cette œuvre récente de l’ancienne, d’autres correspondances. Les fauchés, les mal nantis, les pauvres, y foisonnent et les décors sont souvent à l’avenant. Cependant – il faut le répéter – l’écriture a changé et la thématique fantastique colore la plupart des textes et s’est inscrite comme moteur du récit.
Généralement le héros, confronté à un aspect étrange de son environnement, se demande un moment s’il hallucine, argumente intérieurement sur sa définition du réel, admet plus ou moins l’incongru de sa perception mais apprend à fonctionner de plus en plus avec la mutation dénotée, celle-ci étant devenue normale pour l’individu marginal qu’il est.
L’écrivain de la nouvelle-titre tente de rationaliser son univers perturbé en banalisant l’étrange. Il y parviendra, comme l’amène habituellement le procédé chez Renaud. C’est ainsi qu’à force de se convaincre de la normalité du phénomène, il se transformera peu à peu en chien-garou pour partir finalement avec « l’instinct d’une bête, l’intuition et le flair d’un chien » (p. 263) à la recherche de son ancienne amie Laurie.
« Der Fisch » est la nouvelle la plus loufoque du recueil. « Une vraie truite. Un peu grosse, c’est vrai [nous confie-t-elle]. Mais [c’est] une vraie truite, de l’Est. » (p. 110). Elle veut passer à l’Ouest, tout simplement parce qu’elle croit qu’il y a de l’eau de l’autre côté du portillon de la station de métro Friedrich-Strasse de Berlin.
On peut déceler là une amusante allégorie des ravages idéologiques de l’Ouest sur les Pays de l’Est. Mais il ne faut pas oublier qu’au moment de la publication du livre de Renaud, la situation n’était pas encore aussi « évoluée » qu’actuellement dans ces pays.
Vingt-cinq ans séparent Le Cassé de L’Espace du diable. Malgré les parallèles esquissés, et d’autres à faire, il ne faut pas enfermer l’œuvre de Jacques Renaud dans un cercle vicieux de redites. Le discours de l’auteur s’est renouvelé et ce recueil nous présente les meilleures pages de 1989. Ce qui, en soit, est un acquis appréciable pour le fantastique québécois et notre imaginaire collectif.
George-Henri CLOUTIER