Guy Bouchard, André Rocque et Jacques G. Ruelland, Orwell et 1984 : trois approches
Guy Bouchard, André Rocque et Jacques G. Ruelland
Orwell et « 1984 » : trois approches
Montréal, Bellarmin, 1988 (Mais probablement paru au tout début de 89), 275 p.
À cause de certains problèmes de gestion interne de cette chronique, il nous a été impossible de vous parler plus tôt de ce livre majeur, paru il y a près d’un an. À toute chose malheur est bon, ce retard pourra constituer un rappel pertinent d’un ouvrage qui trouvera une place de choix sur les rayons des amateurs de SF (et dont l’écho dans la presse littéraire fut plutôt faible).
On se souviendra qu’en 1984, la presse générale avait eu un regain d’intérêt pour l’œuvre d’Orwell et en particulier son 1984 ; on avait eu droit à de brefs retours sur ses prolongements philosophiques, idéologiques, prophétiques et même littéraires. Les trois auteurs de ce recueil d’essais ont adopté un peu les mêmes sujets, mais d’une manière évidemment beaucoup plus approfondie et détaillée ; il s’agit vraiment d’études musclées de l’œuvre en question.
Comme l’indique le titre, chaque auteur a choisi d’aborder à sa manière l’ouvrage. Je ne tenterai pas de résumer la pensée de chaque auteur : chacune est bien trop riche dans son expression et son développement pour souffrir un tel traitement. Je me contenterai de décrire brièvement les trois approches choisies, à commencer par celle de Rocque qui a entrepris l’étude des structures socio-politiques mises en place par Orwell et des visions du monde des divers groupes sociaux. Il s’agit presque d’un travail de reconstruction de la réalité à partir de la fiction. Cela lui permet non seulement de dégager les divers lieux du pouvoir, véritable ou illusoire, de ce monde, mais aussi de replacer les divers groupes d’intervenants selon la hiérarchie des classes propre à l’Océania, qui trouve aussi ses sources dans notre monde à nous, et plus particulièrement de l’époque d’Orwell.
Réflexion que prolonge Ruelland, qui se donne comme projet de remettre le livre dans le contexte de sa rédaction, ou plus exactement de l’époque pendant laquelle Orwell a vécu, a grandi, a été éduqué : en gros, la première moitié du 20e siècle. Les éléments socio-économico-politiques de cette Angleterre où le système des classes sociales commençait tout juste à être remis en question est présenté comme une contribution primordiale à la formation philosophique et esthétique de l’auteur, et à son option socialiste, que reflète a contrario 1984.
Quant à Guy Bouchard, il s’interroge tout d’abord sur l’appartenance du roman à la science-fiction, relation qui a déjà été contestée par plusieurs, dont Asimov, pour qui l’ennui qui se dégage du roman le met à part des intentions divertissantes essentielles à la vraie SF (ici je paraphrase sur des déclarations d’Asimov que ne rapporte pas nécessairement Bouchard). Après avoir conclu – sans grande surprise on en conviendra, mais avec une sûreté méthodologique qui devrait clore le débat à jamais – que 1984 est effectivement de la SF, littérature diversifiée s’il en est. Bouchard en explore la nature utopique-dystopique, sujet dont il est un spécialiste. Avec les questions qu’il pose sur le genre et l’analyse des structures utopistes, cet essai est certainement le plus proche de l’amateur de SF, surtout qu’il est celui qui prononce le plus franchement et le plus souvent le mot « science-fiction ».
Avouons-le sans connotation péjorative : la lecture de ces essais n’est pas toujours d’une facilité extrême. Les auteurs sont tous philosophes et ils doivent manipuler des concepts parfois très complexes, qui nécessitent un vocabulaire et une formulation ardus, sinon austères. Néanmoins, ils ont chacun abordé avec honnêteté une œuvre qui est lue le plus souvent via le masque qui lui a été créé au fil des ans et non pour son contenu véritable. Ils sont revenus au texte, la matière première de toute critique littéraire, ce qui n’est hélas pas toujours le cas. Ne serait-ce que pour cette qualité, leur travail sera essentiel pour l’avancement de la réflexion sur l’œuvre d’Orwell et sur la SF en général, et en particulier la branche dystopique. [Au cas où votre libraire aurait de la difficulté à retrouver l’éditeur aux fins des commandes, voici son adresse : Éditions Bellarmin, 8100, boul. Saint-Laurent, Montréal Qc, H2P 1L9]
Luc POMERLEAU