Réjean Bonenfant, La Part d’abîme (Fa)
Réjean Bonenfant
La Part d’abîme
Montréal, VLB, 1987, 158 p.
Après quelques romans, écrits seul ou en collaboration, et quelques pages de poésie dans un collectif. Réjean Bonenfant nous donne à lire cette fois-ci un recueil de douze nouvelles. D’aucunes sont parues dans diverses publications, l’une a été lue et entendue à Radio-Canada, une autre a été mise en scène par le Théâtre de Face de Trois-Rivières. De l’ancien et du nouveau donc dans cet ouvrage.
Du nouveau dans un autre sens puisque Réjean Bonenfant nous offre, pour la première fois, quelques textes apparentés au fantastique. Des textes « ésotériques » pouvait-on lire dans le compte-rendu du quotidien Le Nouvelliste.
Vieux-Louis, dans « Une fleur de carmin », aurait « aimé raconter des histoires aux Enfants de son enfant, aux Fils de son fils (…). Il aurait raconté la légende du Pavot » (p. 43), telle que transmise de génération à génération de conteur, de père en fils. Mais voilà, Simon n’aura pas de descendance. Et c’est le drame !
Vieux-Louis – c’est le récit dans le récit – raconte pour une ultime fois cette histoire merveilleuse et tragique de la souris qui parle et qui vit avec un vieux sage indien.
Une étonnante fleur carminée jaillira de la poitrine de Simon, le réel se confondant avec la légende désormais impossible à transmettre.
Avec « La Dora d’argile », nous sommes plus carrément dans le genre qui nous intéresse. Le berger Biaise est devenu obsédé par sa voisine Dora. C’est tout le problème du désir, sans exutoire. Biaise est incapable de se dire. Pourtant, en compensation, il la dessine et tapisse son gîte de ses productions ; il ira même jusqu’à la modeler en statuette d’argile. Cette sculpture frustre, il essaie une nuit de la briser d’un coup de couteau, « mais la statue ne s’était pas morcelée. Depuis (…), il arrivait que s’échappât de sa plaie un liquide tout blanc » (pp. 85-86).
Un jour, Biaise et Dora se rencontrent… officiellement (il l’aura suivie dans les abattis où elle allait cueillir des baies.). La voisine proposera alors une compétition avec gage : le premier à terminer sa cueillette demandera une faveur à l’autre, qui s’engage à l’accepter. Elle gagne. La requête va dans le sens des désirs secrets de Biaise.
Mais obnubilé par ses fantasmes antérieurs, il assassine Dora après lui avoir fait l’amour. Il transportera ensuite son corps jusque dans sa mansarde et le déposera contre la statuette de terre. Pris d’un nouveau désir, il tente de couvrir les deux figures inanimées. De la Dora d’argile coule alors le liquide nacré qui soudera à jamais les trois corps unis.
« Pour les enfants blonds de la métaphore » ou « Mémoire de la vie pré-contrainte » s’affiche comme un long texte lyrique et souvent surréaliste. (À notre avis, le plus beau du recueil !)
Imaginons un monde peuplé par deux personnes. Clovis est devenu Jean ; Sarah la reine Marie. Ils vivent dans un château et ne connaissent pas même l’existence d’un monde extérieur. Il y a en plus Cosmos, le coussin de velours bleu : une mémoire et une conscience qui leur « apprenait tout ce qu’(ils) dev(aient) savoir pour être et pour durer » (p. 108).
Les personnages verront un jour leur jeu de rôles interrompu. À la suite d’un grand bruit, ils se mettent à explorer le château et découvrent alors l’extérieur. C’est là un nouveau monde que Clovis et Sarah se partageront, dans un autre jeu interactif. Jean et Marie sont restés au château. Vous suivez ? Imaginons un monde peuplé par…
Le thème du double est cher au XIXe siècle fantastique. L’écrivain mauricien l’affectionne et on le retrouve également dans « Géraldine ».
Cette fillette et son père sont revenus sur les lieux où est disparue, noyée, la mère et l’épouse. Le père ne s’est pas encore fait à cette perte et la nuit ramène généralement le souvenir douloureux et l’insomnie. Un soir, il tentera de se blesser à la tête pour s’assommer. Lorsqu’il reprendra conscience, il aura l’impression d’une autre présence dans le chalet. Sa fille Géraldine sera entraînée dehors « par une main de fer qu’(il) ne (voit) pas » (p. 137). Il suit son enfant jusqu’au cimetière, jusqu’à la tombe de sa femme. La petite y dort. Il la ramène au cottage… rencontre son propre double. Il s’éveille dans son lit, se voit une ombre fuyante par la fenêtre. L’enfant dort dans la chambre.
D’autres textes de Réjean Bonenfant révèlent ces jeux d’illusions, d’hallucinations, d’imagination, mais la référence fantastique s’avère beaucoup moins importante que dans ce choix proposé. On aura toutefois plaisir à les parcourir… et c’est la grâce qui vous est souhaitée. Amène !
Georges-Henri CLOUTIER