Louis Jolicoeur, L’Araignée du silence (Fa)
Louis Jolicoeur
L’Araignée du silence
Québec, L’Instant même, 1987, 127 p.
Le silence, c’est le privilège des morts. Bel avantage qu’ils partagent avec les murs, la pierre. Par contre, parce qu’ils sont reconnaissables, parce qu’ils ont été, leur présence ne s’évanouit pas immédiatement. Elle flotte autour de nous, se colle aux apparences, apparences qui sont le véritable sujet des nouvelles composant le recueil de Louis Jolicoeur, L’Araignée du silence.
« Je suis mort hier. Noyé. » Premiers mots ouvrant le livre, contredisant l’axiome principal, celui concernant le silence. C’est que, trop loin, les morts ne parlent que pour eux seuls et nous, nous les écoutons comme ils nous regardent, absents, figés dans une pose simulant une attente obstinée. D’où l’importance du regard. Pas celui qui voit mais celui qui projette, le plus propice à créer une distance, à entretenir l’attente.
Les nouvelles de Louis Jolicoeur n’appartiennent pas au fantastique. Elles en empruntent les prémisses, un certain jeu avec le réel mais leur atmosphère si particulière les éloigne du genre. Si l’intrusion involontaire du monde imaginaire dans ce qu’on appelle la réalité constitue en général une source d’angoisse, ici, elle peut engendrer une complicité entre l’individu et le spectacle qui se déroule devant ses yeux. Dans la nouvelle qui s’intitule « Reginald », un homme est grisé par le théâtre continuel que lui offre la rue principale. Couleurs, sons, odeurs ne sont que prétextes à évoquer contrées lointaines, sites pittoresques qui finissent par devenir présents. Plus tard nous apprenons que la personne en question s’est envolée vers le Caire. Que l’information soit vraie ou fausse n’a que peu d’importance. Elle signifie seulement un changement de décor, la mise en place d’un paysage qui efface la rue principale.
Dans « Fitzwilliam Square », un voyageur se rend à Dublin. Il suffit d’un court sommeil et, ironiquement, un rêve le ramène à son enfance, à l’endroit d’où il est parti. Voyager prend alors un sens particulier : toujours être ailleurs. Définition où se glisse une certaine dose de perversité. Premièrement parce que le voyage devrait être impossible, ailleurs se muant toujours en ici. Deuxièmement parce que l’oeil ne percevant qu’un défilé de paysages mobiles et changeants, il devine que, derrière ces décors, se dissimule un arrière-fond, des coulisses, le vide. La perversité, c’est d’utiliser cette découverte afin d’en faire un jeu : « Je découvrais avec soulagement qu’à défaut d’être ailleurs, je pouvais jouer à m’effacer, à effacer les autres, à les ramener à quelques abstractions – absence ou souvenir – de mon choix. »
« L’Araignée du silence », longue nouvelle de quelque cent pages, est le récit d’un voyageur immobile. Grégoire s’est noyé. Il parle comme si l’acte de mourir consistait dans un vain effort à remuer pensées et souvenirs, à mêler passé et présent. Grégoire n’est finalement qu’un spectateur. Cet état, il le connaît déjà. Sa vie, il l’a vécu de l’extérieur, en voyeur, ou en créant des situations impliquant les gens qu’il connaît : « J’avais monté cette mise en scène dans le but d’opposer deux êtres qui m’étaient chers, pour ensuite observer à ma guise, comme au théâtre. » Entre la vie et la mort, l’écart semble infime. Peut-être un plus grand pouvoir sur le spectacle, la possibilité d’en modifier le scénario, d’y projeter ses fantasmes. Un doute persiste : on n’a jamais retrouvé le corps de Grégoire. C’est un cercueil vide qu’on enterre. Tranquillement, les images qui hantent Grégoire l’abandonnent, il passe derrière les décors, du côté du silence, symbolisé par une araignée minuscule et blanche.
Il y aurait beaucoup à dire sur l’influence du langage cinématographique en littérature. Une manière d’imposer un rythme par des changements fréquents de lieux, de temps (séquences), l’importance accordée aux détails en isolant une phrase, un geste (plans), la nécessité de créer une atmosphère (éclairage). Chez Louis Jolicoeur cette influence devient une forme de sensibilité. Ses personnages sont placés devant le réel comme devant un film, spectacle continuel auquel ils sont extérieurs. Les références aux voyages, aux pays étrangers qui parsèment les nouvelles de L’Araignée du silence, n’ont pas pour but un effet exotique. Elles créent un mouvement, un flot d’images qui animent l’écran comme au cinéma. C’est que le danger réside dans la fixité, la photographie. L’immobilité ramène à la mort, au silence, à l’écran vide.
Louis Jolicoeur est le traducteur de l’écrivain uruguayen Juan Carlos Onetti. Évidemment il est aisé de sentir la marque de la littérature sud-américaine dans les nouvelles du recueil. Pourtant, parce qu’il s’éloigne du fantastique, parce qu’il met en scène une vision du monde s’appuyant sur une sensibilité particulière, Louis Jolicoeur nous propose quelque chose de nouveau et de différent. Il sera intéressant de voir comment ces qualités vont se développer dans ses prochains récits.
Michel LAMONTAGNE