Michel Solomon, La Troisième Greffe du coeur (SF)
Michel Solomon
La Troisième greffe du cœur
Montréal, Humanitas-Nouvelle Optique, 1987 324 p.
Constat de l’évolution possible de la société américaine, La Troisième greffe du coeur est avant tout une chronique géopolitique du futur, filtrée à travers l’optique particulière de l’auteur, dont les convictions personnelles affectent clairement le traitement accordé aux idées et événements mentionnées dans le roman. En un peu plus de 300 pages, Solomon brosse le portrait d’une Amérique du Nord, et plus spécifiquement d’un Canada, dont les fondations socio-économiques reposent désormais sur les découvertes et les progrès réalisés dans le domaine de la génétique depuis le début du XXIe siècle. Ainsi, le personnage qui semble au premier abord se présenter comme le « héros » du récit, le financier J. W. Davidson, doit sa longévité (150 ans) aux nombreuses transplantations cardiaques dont il a pu bénéficier à divers moments de sa vie ; la dernière en date, 25 ans auparavant, avait donné lieu au remplacement d’un véritable coeur par une prothèse de silicone, dotée d’une garantie de 25 ans. D’ailleurs, le roman débute alors que quelques heures seulement restent avant l’atteinte de la limite, et du fait même, la mort du porteur. Mais avant d’examiner plus en détail l’ensemble des faits relatés dans La Troisième greffe du coeur, il convient ici de souligner l’aspect anecdotique que semble revêtir à divers moments la trame narrative, parfois en effet d’importance secondaire quant au propos de l’auteur et dont la minceur est accentuée par sa dilution due au didactisme à outrance de plusieurs passages. Cela dit, le récit lui-même demeure malgré tout assez intéressant à certains niveaux, bien que toute tentative de le relier à la littérature d’aventures soit à mon avis non fondée, tel que nous pourrons le constater dans le bref résumé qui suit
En premier lieu, Michel Solomon nous met en présence de J. W. Davidson qui, en ces derniers moments de sa vie, et tout en achevant les préparatifs de ses funérailles, se retire peu à peu dans ses souvenirs, fuyant cette réalité où des messages télévisés annoncent l’heure exacte de sa mort et où affluent déjà des télégrammes de condoléances du monde entier, en honneur à « ce grand patriote américan ». Errant une ultime fois dans les rues de New York, il nous entraîne avec lui, alors que graduellement sa mémoire se fixe sur un événement précis de son passé, et qu’il chavire tout entier dans ses souvenirs, où il revivra, le temps d’un rêve, sa brève relation avec une jeune Québécoise nommée Clémence Fermont. Militante syndicale et religieuse, celle-ci deviendra dès ce moment l’un des principaux pivots du roman, alors que J. W. s’efface peu à peu, relégué pour un certain temps à l’arrière-plan. Ici, l’auteur décrit les grandes lignes d’une hypothétique scission entre le Canada et le Québec, ce dernier devenant un État confédéré à l’intérieur du premier, et se permet de parodier quelques célèbres figures de notre monde politique, ce qui donne un résultat rafraîchissant et bien amusant, alors qu’abondent tout au long du roman les références aux premiers ministres Eliazar Ruisseau et Larchévesque, respectivement leaders (on l’aura compris) du Canada et du Québec. Cette touche d’humour survient d’ailleurs à point nommé, allégeant considérablement le ton plutôt « encyclopédique » employé jusque là et qui affecte malheureusement de nombreux dialogues, qui donnent parfois l’impression de provenir de manuels d’histoire ou d’une salle de classe plutôt que d’un véritable échange entre des personnages vivants. Cette technique qui consiste à nous révéler diverses informations par le biais des conversations sonne ici dangereusement faux, ce qui, à quelques reprises, alourdit considérablement le déroulement du récit.
Revenons à l’histoire proprement dite et déplaçons-nous à Cancoque, ville secrète établie dans l’Extrême-Nord canadien, lieu de recherches d’avant-garde en génétique, dont le produit le plus avancé est sans contredit les Pnaumes (« Personnes non autorisées à méditer »), petits hommes artificiels conçus en laboratoire et dont la mission est d’abord et avant tout de servir de donneurs d’organes pour les véritables humains. De plus, se trouvent dans la ville de nombreux A.S., individus asociaux expédiés dans le nord pour « rééducation », loin des centres populeux du sud. L’arrivée à Cancoque de J. W. et de Clémence provoquera nombre de bouleversements, issus de l’affection grandissante entre cette dernière et un des Pnaumes, surnommé Torn. J. W. ayant dû retourner à New York suite à une crise cardiaque, Clémence reste seule à Cancoque, en compagnie, entre autres, d’un amant temporaire nommé John Strop. La présence de cet émigré russe permettra à Michel Solomon de glisser dans le texte quelques anecdotes quant à sa perception personnelle du système de gouvernement soviétique, en plus de laisser libre cours à un certain délire anti-communiste lorsque sera révélée l’implication soviétique dans les événements secouant Cancoque et la communauté Pnaume. Ces derniers prendront entretemps, sous l’égide de Clémence, peu à peu conscience de leur condition de servitude totale et, symbolisant en cela toute minorité historique, réclameront des droits afin de se soustraire à leur état de sous-humains. D’abord pacifiques, ces manifestations évolueront progressivement vers une rébellion ouverte et violente, provoquée par l’intransigeance des responsables de la ville, jusqu’à la conclusion tragique dont il est fait mention en quatrième de couverture. Un élément intéressant du cheminement des Pnaumes vers la prise de conscience est leur initiation par Clémence, et par leur propre initiative, à la religion, situation qui permettra à Solomon d’en souligner les ambiguïtés inhérentes, elle qui fait depuis toujours couler tant de sang au nom d’un si noble idéal. Enfin, je m’interroge encore sur la signification du personnage d’extrême-droite J.W., symbolise-t-il en fait une critique ironique du système capitaliste ou plutôt, simplement, une éloge de celui-ci ? Le ton général du roman me semblerait indiquer que cette dernière interprétation est la bonne.
Malgré que certains passages m’aient plus ou moins déplu, en raison des paragraphes d’explications qui n’en finissent vraiment plus, La Troisième greffe du coeur contient aussi des moments qui, au contraire, sont assez plaisants, soit par les idées qui y sont mises de l’avant, soit par leur humour « rocambolesque » (pour employer le terme de l’éditeur) et je dois avouer que la conclusion, qui rejoint la première partie du livre, m’a particulièrement charmé et me laisse donc en bout de ligne avec une impression plus positive que je ne l’aurais cru possible au début de la lecture de ce roman.
Jean-Philippe GERVAIS