Collectif, Espaces imaginaires 4 (Hy)
Espaces imaginaires IV
Trois-Rivières, Les Imaginoïdes, 1986, 170 p.
Les lecteurs d’Espaces imaginaires IV auront droit à une prime : deux auteures pour le prix d’une. En effet Sabine Verreault et Élisabeth Vonarburg sont bel et bien la même personne.
Le phénomène est courant : un écrivain devient identifié à un genre ou un style dont sa propre signature fait figure de garantie. Prendre un pseudonyme, c’est alors retrouver sa liberté, l’occasion rêvée de se composer un visage neuf. Par contre, il faut l’avouer, c’est aussi repartir à zéro, refaire connaissance avec les vicissitudes du débutant.
Croyons que l’aventure a bien tourné pour « Sabine Verreault » puisqu’imagine… publiait, presque coup sur coup, deux nouvelles de la débutante (« Le Dormeur dans le cristal » ainsi que « Ailleurs et au Japon ») et qu’une novella trouvait sa place dans le dernier Espaces imaginaires à côté de textes d’Agnès Guitard, Richard Canal et Pierre Giuliani.
Pour l’occasion, Jean-Marc Gouanvic et Stéphane Nicot ont réuni des récits plus longs, quatre novellas car, comme l’indique dans sa présentation Jean-Marc Gouanvic, «… l’imaginaire a besoin d’espace pour se déployer en toute liberté ». La production québécoise (« Contre-courant » d’Agnès Guitard, « Mané, Tékel, Pharès » d’Élisabeth Vonarburg) est particulièrement intéressante. D’abord parce qu’on peut y déceler de nouvelles directions pour les auteures. Ensuite parce qu’il est surprenant de constater comment deux histoires aux décors et aux personnages si différents peuvent faire écho l’une à l’autre. En effet, l’idée d’isolement, de rétrécissement de l’univers physique et/ou mental est au coeur de ces deux novellas.
Quelqu’un est séquestré, soumis à une volonté extérieure à sa personne. Dans « Contre-courant » il s’agit de Deften, captif des Cserquî en vue d’acclimater son organisme aux conditions étranges de la planète. Dans « Mané, Tékel, Pharès » une femme est enfermée dans une chambre d’hôpital, elle nous raconte une histoire invraisemblable.
Dans chacun des cas, deux mondes différents se rencontrent, deux étrangetés qui ne coïncident pas. L’enfermement trouve sa raison d’être dans l’inégalité des forces en présence. Elle est la conséquence logique d’une pression qu’exerce une multitude sur un individu autre ou qui tient un langage qu’on associe à la folie. Nous sommes loin de 1984 d’Orwell. Pas de Big Brother, figure du chef, ni d’idéologie totalitaire. Seulement des murs, partout. Des murs sur lesquels apparaît l’image d’une femme sans que l’on puisse savoir s’il s’agit d’une projection réelle ou d’une hallucination (« Mané, Tékel, Pharès »). Des murs utiles, comme ceux qui permettent aux courants de la planète Cserquî de faire voyager ses habitants d’un point à l’autre. C’est qu’il n’y a pas de crime ou de faute à expier. Rien qu’une différence qui se résume pour Deften à son corps et pour cette femme à une vision dont elle est l’unique témoin.
Dans les nouvelles d’Agnès Guitard, le corps n’existe qu’en tant que problème. Jamais il ne semble en adéquation avec ce qui l’entoure. Il peut être hybride (« Coineraine »), empoisonné par une arme bactériologique au point de se transformer en machine à excréter (« Compost »), ou habité par un virus artificiel qui modifie la psychologie de son porteur (« Le Virus ambiance »). Malade ou trafiqué, il en vient à prendre une vie propre, presque indépendante de son propriétaire qui se met à en scruter les manifestations. La situation est différente avec « Contre-courant » même en conflit avec son environnement, le corps est au moins intact. En conserver l’intégrité, malgré la possibilité d’opérations chirurgicales qui le rendraient semblables à ses geôliers, va devenir pour Deften synonyme de garder son identité.
En dépit de cette menace constante, Deften ne rejette pas l’univers qui l’entoure. Souvent il emploiera le mot « homme » pour désigner ce que nous appellerions extraterrestres. Tout au long du récit, il tentera de trouver un ami, une aide afin de s’évader. Même les conditions effroyables qu’on lui fait subir ne réussiront pas à engendrer la haine en lui. Au contraire puisqu’en conclusion, son organisme finalement adapté aux courants, il songera à aider les autres prisonniers.
Cette fin peut surprendre. Il est difficile de ne pas pressentir en Deften une figure mythique, un être qui a survécu à l’emprisonnement pour devenir quelque chose de plus. Le texte s’arrête en ne faisant que suggérer ce dépassement. Il y a là matière à un roman qu’on peut seulement souhaiter qu’Agnès Guitard écrive.
Le corps aussi est présent dans la novella d’Élisabeth Vonarburg : « Face à une société répressive et hypocrite qui censurait toutes les images et les manifestations publiques de la physicalité humaine tout en permettant à des groupes privilégiés des débordements privés sans entrave, il avait réintroduit l’image du corps humain dans l’art en le réduisant à l’essentiel : de la peau, de la chair, du sang, tout cet organique à la fragilité effrayante, écoeurante, qu’il soulignait sans pitié, sans férocité non plus. » Cette image percutante du corps écorché en guise de performance artistique, l’auteure nous l’avait déjà montrée dans « La Carte du tendre » un texte dont le thème était l’amour. « Mané, Tékel, Pharès » la reprend en y ajoutant une dimension sociale, une valeur libératrice.
Bien sûr cette novella contient de nombreuses obsessions chères à Élisabeth Vonarburg : l’androgynie (« Janus »), les mondes parallèles (« La Machine lente du temps »), la destruction mythique du créateur (« L’Oiseau de cendres »). Ce qui est nouveau, c’est la manière dont ces éléments sont combinés en vue de produire un effet beaucoup plus près du fantastique que de la SF. La narratrice aura beau affirmer que les images qui la hantent sont le produit d’une entité vivante électroniquement, un doute subsistera toujours. Elle-même sera prompte à fournir les explications « normales » (une vague histoire de jalousie) à ce qu’elle a vécu.
Dans la littérature fantastique, la folie est souvent le signe d’une limite qui a été franchie, un interdit qui a été violé. Elle nous signale aussi que le retour est devenu impossible. Une porte s’est refermée sur la narratrice, ne laissant qu’un corps qui parle, des mots, une histoire qui nous échappe. La rédemption n’aura pas lieu comme dans le texte d’Agnès Guitard.
Pour ces deux auteures, il s’agit donc d’une incursion intéressante dans des domaines différents (le fantastique pour l’une, le mythe pour l’autre). Les similarités marquant ces deux productions ne sont peut- être pas un hasard. Elles témoignent de l’aptitude de ces écrivains à saisir « l’époque », l’atmosphère, les idées qui circulent autour de nous.
Michel LAMONTAGNE