Marie José Thériault, Les Demoiselles de Numidie (Fa)
Déjà connue pour ses poèmes et ses nouvelles, Marie José Thériault aborde pour la première fois le roman avec Les Demoiselles de Numidie. Ce qui trappe au premier abord, c’est la qualité de l’écriture. Une écriture extrêmement travaillée, somptueuse, au rythme ample et vaste comme le sujet qu’elle essaie de cerner : la mer Océane et ses mystères. Une écriture qui fait naître des images d’une beauté frémissante et irréelle, remplacées aussitôt par d’autres images tout aussi inattendues, sensuelles. Un véritable déferlement de descriptions de la réalité extérieure et de fantasmes intimes. Dès les premières pages, on est séduit par cette écriture qui nous emporte comme le Maria Teresa G. emporte l’équipage sur la mer. Et la traversée de ce livre s’effectue comme la traversée de l’Atlantique, avec ses moments de calme et ses jours mauvais et agités.
Marie José Thériault varie en effet son écriture selon les situations. Elle adopte parfois la simplicité des notations que ferait un capitaine dans son journal de bord. Dans la lettre que le commandant Giusti écrit à sa fille, elle se plie aux méandres de l’introspection qui révèle une âme complexe et tourmentée. Elle prend ailleurs des accents poétiques pour évoquer le paysage de la mer en perpétuelle transformation. Et pour rendre compte du caractère mythologique et universel de son inspiration, elle recrée en français archaïque une légende marine.
Le roman de M. J. Thériault se présente donc comme une symphonie dont le motif principal serait la mer. Car ce n’est pas tout de maîtriser l’écriture : il faut que l’écrivain ait quelque chose à dire, sinon tous ses efforts paraîtraient inutiles. La romancière élabore ici une véritable mythologie de la vie marine. Dans les tréfonds de l’océan, elle reconstitue une société et des villes dont les habitants sont tous ces hommes et toutes ces femmes que la mer a engloutis depuis des siècles. Les habitants de ce royaume sous-marin ont la propriété de ne pas vieillir et le don d’ubiquité.
C’est ainsi qu’un groupe de femmes sillonnent la mer à bord d’un bâtiment ancien, Le Demoiselles de Numidie, sorte de bordel flottant qui invite les marins à céder aux plaisirs de la chair. Ce navire-fantôme est la porte d’entrée du royaume sous-marin et ce qui incite les hommes à le rejoindre n’a rien de morbide ou d’horrifique. C’est le désir qui les attire et ce passage d’une vie à une autre se fait dans la sérénité et l’extase amoureuse.
La femme qui guide les destinées de ce navire, qui fait office de figure de proue et de divinité marine, s’appelle Serena Klein Todd. Ce nom signifie sereine petite mort, ce qui représente bien comment se fait ce passage par l’amour. Serena incarne la femme totale. Elle séduit tout le monde et tous veulent se perdre en elle. Elle incarne à la fois le mythe de la mère, de la matrice et celui de la mer qui n’est pas synonyme de mort mais de renaissance.
Plusieurs écrivains ont déjà abordé ce thème universel, profondément ancré dans l’inconscient collectif, présent dans toutes les civilisations. Peu d’entre eux ont réussi cette fusion avec autant d’éclat et de sensibilité que Marie José Thériault. Il se dégage de cette fascination et de cet engloutissement auquel Giusti ne peut résister une sensualité poignante qui met en lumière le véritable moteur de l’amour : le désire de retrouver l’unité originelle perdue.
Le commandant Giusti croit pouvoir l’atteindre grâce à Serena. Il a échoué avec sa femme Fortunata parce qu’elle était une femme de la terre, parce qu’elle n’a jamais compris sa relation avec la mer et aussi parce que le couple ne s’est jamais rejoint sur le plan sexuel. Serena représente au contraire tout ce qu’il a recherché confusément depuis qu’il a choisi la carrière de navigateur. Ces voyages sur la vaste étendue d’eau agissent comme un révélateur de l’âme et forcent à la méditation. Giusti trace le bilan de sa vie, mesure ses faiblesses et ses peurs, exprime la quête d’absolu qui le mène à se mesurer avec la mer dans un combat jamais gagné définitivement, toujours à recommencer. Dès le début du voyage, on pressent le sort qui attend l’équipage du Maria Teresa G. et le commandant. On dit qu’au moment de sa mort, on voit défiler sa vie en une fraction de seconde. Ici, elle défile à un rythme infiniment plus lent, le temps du récit ayant peu de rapport avec le temps réel. Aussi ai-je été étonné que l’auteure sème un repère temporel dans son roman. La lettre de Giusti à sa fille est datée de novembre 1956, écrite en trois épisodes, soit les 14, 16 et 22 novembre. Il me semble que cette précision jure avec l’intemporalité du récit.
Les Demoiselles de Numidie décrit avec beaucoup de sensibilité le rapport de l’homme à la mer. Cette relation n’est pas courante dans la littérature québécoise à laquelle ce roman apporte certainement quelque chose de nouveau. Elle permet à l’auteure de déployer son écriture poétique en lui conférant un lyrisme épique. Les scènes de tempête sont particulièrement mémorables, étant tout à la fois d’un réalisme saisissant et d’une poésie nourrie par une imagerie proprement fantastique où défilent les divinités de plusieurs civilisations. Ces pages, qui traduisent la vie de l’océan et du peuple qui l’habite, rappellent le livre d’Olivia de la Haute Mer, un des chapitres du roman d’Anne Hébert, Les Fous de Bassan.
Au-delà de la magnificence de l’écriture et de l’analyse de la quête métaphysique de l’homme, il y a aussi une redéfinition des croyances qui s’impose peu à peu dans le récit, dévoilant pièce par pièce la structure qui remplace l’ordre ancien. L’attirance vers le gouffre, vers les profondeurs marines trace une trajectoire vers le bas qui s’oppose à l’ascension et au royaume céleste sur lesquels repose la mythologie chrétienne. La fusion finale à laquelle parvient Giusti constitue en soi une célébration de la sexualité alors que la religion judéo-chrétienne dénie à la sexualité cette capacité d’atteindre par elle l’unité recherchée.
Les Demoiselles de Numidie rejette ce modèle qui dissocie le corps de l’esprit et parie sur le modèle païen, qui assume les deux composantes de l’être avec ses désirs profonds. Elle n’excuse pas pour autant la perversité qui habite parfois l’homme, d’où la présence de Culic, cet homme dégoûtant et taré qui considère toutes les femmes comme des putains. L’auteure le dépeint avec une férocité qui ne laisse aucune équivoque sur la différence entre le désir de possession et le désir de fusion. Sans être féministe, le roman de Marie José Thériault est très féminin par l’importance qu’il accorde à la femme dans l’élaboration du système cosmique qu’il met en place. Elle est le centre de l’univers, la matrice originelle dans laquelle l’homme doit retourner pour renaître à une autre vie, à un niveau supérieur.
Les Demoiselles de Numidie est un roman à l’écriture foisonnante qui ne nous permet jamais d’oublier les talents de styliste de son auteure. Il y en a que cela agace. Pour ma part, j’ai commencé à me lasser de cette écriture à environ quarante pages de la fin. Le roman est-il un peu long ? Il est vrai que la trame narrative tient en quelques pages, le reste étant constitué de souvenirs, d’impressions, de réflexions méditatives sur le sens de l’existence. C’est tout le contraire d’un roman d’action.
Les Demoiselles de Numidie offre un exemple remarquable des possibilités du fantastique moderne quand il s’inspire des mythologies anciennes. Il montre éloquemment qu’elles sont transposables dans un cadre contemporain pour peu que l’auteur fasse appel aux archétypes, aux peurs ancestrales dont l’être humain continue d’être le dépositaire malgré l’explication du monde par les sciences et l’avancement de la technologie.
Une dernière mise en garde avant d’embarquer dans cette galère : n’emportez pas avec vous votre dictionnaire. En cherchant la définition des mots techniques dont l’auteure fait abondamment usage pour décrire la navigation maritime, vous passerez à côté du roman. Il suffit de se laisser bercer par la sonorité du vocabulaire et comme sous l’effet de la science infuse, le sens s’impose tout naturellement.
Marie José Thériault
Les Demoiselles de Numidie
Montréal, Boréal Express, 1984, 244 p.
Claude JANELLE