Jean Basile, Le Piano-trompette (SF)
Le dernier roman de Jean Basile remontait à 1970. Le Piano-trompette, paru à la fin de 1983, constitue donc une heureuse surprise qui met fin à un silence prolongé chez cet auteur dont j’avais beaucoup apprécié le talent dans la trilogie Les Mongols. Surprise, d’autant plus que ce roman se réclame de la science-fiction au sens large : en effet le décor est futuriste, fin du vingtième siècle.
L’explosion d’une ogive anti-missile dans la région de l’Alaska a déboussolé le système climatique. Montréal, appelée plus généralement l’Ile, subit des hivers très longs et est de plus en plus enserrée par une zone de radiations, la Ceinture rouge. La population de l’île dépérit. Parmi elle vit un homme, M. Barnabé, dit le « Fils d’encouragement », personnage principal du roman. Son rêve est de mettre la main sur le piano-trompette, symbole du bonheur inaccessible. Pour l’heure, l’objet appartient à une vieille Montagnaise qui ne lui permet pas d’en tirer les notes divines qu’il lui prête.
Monsieur Barnabé est lui-même au centre des préoccupations de trois représentants de l’Histoire qui l’ont choisi pour sauver l’humanité de la dégénérescence complète : Raspoutine, Julien Champagne et Khara-Girgan Jr. Raspoutine, qui s’est fait une réputation de moine débauché, demeure fidèle à son enseignement. Il croit que le salut de l’humanité repose sur la virilité retrouvée de l’homme. Julien Champagne est un alchimiste, un disciple de Nicolas Flamel, il concocte un élixir qui doit faire des miracles. Quant à Khara-Girgan Jr, ce vieux chaman du Yukon venu à Montréal avec une fillette qui doit lui succéder, il est le premier à échouer lamentablement : Tatqatsa disparaît dans la ville, préférant la compagnie d’un garçon de son âge, le Prince Éric.
Les tentatives de salut de l’humanité véhiculent les valeurs des trois cultures auxquelles appartient M. Barnabé en vertu de ses origines et de ses pérégrinations : la culture russe et son patrimoine religieux, la culture française et sa recherche spirituelle, la culture nord-américaine basée sur le matérialisme et le confort.
La recherche solitaire et mystique d’Adolphe von Klein qui attend la venue sur Terre du Divin Enfant dans un dôme géodésique n’est guère plus concluante. En fait, « le but ultime d’Adolphe von Klein est de recueillir dans sa bouche purifiée le sperme du Jouvenceau mystique. Alors, il se transformera en Adultenfant. » On reconnaît dans l’expérience mystique d’Adolphe von Klein une référence très nette au discours du poète Paul Chamberland au cours des années soixante-dix. D’ailleurs, le roman de Basile contient plusieurs portraits d’artistes de Montréal auxquels se mêlent des personnages historiques du siècle présent. Le narrateur brosse une fresque du vingtième siècle qui souligne plus particulièrement trois temps forts : la révolution soviétique, la Seconde Guerre mondiale, et une catastrophe nucléaire.
Qui dit fresque dit multitude de personnages ; il serait trop long de les présenter ici. Je préfère vous renvoyer au roman, qui ne manquera pas de vous intéresser en raison de ses portraits colorés, de son humour continuel, de son burlesque ubuesque.
Il ne faut pas chercher dans cette « saga de M. Barnabé » un parti-pris réaliste ou une rigueur historique. L’essentiel est plutôt dans les images, dans les courants de pensée qui décrivent le mieux ce que fut le vingtième siècle. Le roman de Basile est rempli d’allusions politiques, culturelles ou sociales. Le Piano-trompette apparaît aussi comme la somme des courants d’idées qui ont circulé dans la société québécoise au cours des années soixante-dix. Il ne faut pas négliger la contribution du mouvement contre-culturel auquel Jean Basile a participé activement. Ce n’est pas un hasard si la pensée mystique de Paul Chamberland s’y trouve exposée, si les scènes de pédérastie et d’homosexualité abondent et si le féminisme, qui a vraiment émergé au cours de cette décennie, reçoit un traitement spécial.
L’émancipation des femmes favorisée par le Grand Gel est retenue comme une des causes de la déchéance de l’espèce humaine. Les hommes ont perdu leur superbe et leur assurance. Roman anti-féministe que celui de Jean Basile ? Je le vois plutôt comme une réponse à L’Euguelionne de Louky Bersianik et comme un bilan de l’itinéraire de l’auteur au cours des quinze dernières années.
Mais Le Piano-trompette n’est pas le genre de roman qui se conforme à une seule lecture. En le lisant, j’ai pensé souvent à un roman extraordinaire de Jacques Ferron, Le Ciel de Québec. Dans chaque oeuvre, le salut semble reposer sur les épaules d’enfants. La dernière scène du roman de Basile montre Tatqatsa et le Prince Éric arpentant les rues de l’île presque déserte.
Tout cela nous amène bien loin de la science-fiction, me direz-vous. Pas si sûr ! Le Piano-trompette ne s’inscrit évidemment pas dans le courant de la SFQ ni même sans doute dans le sillage de la SF qui s’écrit ailleurs. Mais le thème principal du roman, la survie de l’espèce humaine par le biais de l’un de ses représentants, M. Barnabé étant l’incarnation même de la médiocrité « exemplaire », constitue un thème majeur de la SF. Les éléments du genre sont là, auxquels s’ajoutent des ingrédients propres au fantastique.
Le roman de Jean Basile nous oblige à réviser nos conceptions trop étroites de la SF. Il introduit une vision mystique de l’univers, vision inexistante dans les oeuvres d’ici. Le regard que porte le romancier sur l’espèce humaine n’est pas pour autant triste ou déprimant. Il serait plutôt enjoué et facétieux ; les aventures du personnage principal et de ceux qui s’agitent autour de lui sont désopilantes et burlesques malgré la situation désespérée du monde. L’homme est décidément une espèce qui s’adapte à tout.
Jean Basile
Le Piano-trompette
Montréal, VLB, 1983, 404 p.
Claude JANELLE