André Carpenter (dir.), Dix contes et nouvelles fantastiques (Fa)
Reprenant la formule des anthologies qui avait réuni les fictions policières de dix auteurs dans Fuites et poursuites. André Carpentier a demandé à des écrivains de lui fournir un texte fantastique inédit. Le résultat de cette entreprise littéraire s’intitule prosaïquement Dix Contes et nouvelles fantastiques. Si la qualité d’ensemble du recueil ne fait pas de doute, tous les textes ne sont pas pour autant réussis. On y trouve des réussites exceptionnelles et des prestations décevantes.
Le meilleur texte du recueil me semble être « Le Fragment de Batiscan » d’André Belleau. Voilà une nouvelle riche, savante et populaire à la fois, qui emprunte le style d’une enquête policière. Le narrateur se met sur la piste d’un collègue professeur qui a disparu mystérieusement. Il le retrouve pendu dans la maison de Philéas Hamel, ami de Louis Fréchette, à Batiscan. Le mystère tourne autour d’un passage de La légende d’un peuple que Fréchette aurait biffé à la demande de Hamel. Que contenait ce passage ? Belleau ne le dira pas, et c’est ce qui fait en partie le charme de cette nouvelle. Le tour de force et le défi de l’auteur reposent justement sur ce non-dit.
Un autre point d’intérêt de cette fiction réside dans l’habile mélange d’un fantastique moderne et du fantastique du dix-neuvième siècle. La situation est très moderne, qui consiste en une recherche sur l’oeuvre d’un auteur, mais il n’est pas fortuit que cet auteur s’appelle Louis Fréchette, un des principaux représentants du fantastique au dix-neuvième siècle.
La nouvelle de Belleau véhicule toutes sortes d’allusions littéraires, dont un hommage discret à Jacques Ferron, tout en respectant les règles du fantastique. En outre, Belleau fait preuve d’un humour savoureux qui s’exerce sur l’institution littéraire. C’est tout à fait tordant. L’auteur nous livre aussi une brillante leçon sur la façon dont fonctionne le fantastique. Il en démonte le mécanisme devant nos yeux tel un fin limier de la littérature qu’il est. C’est magistral sans être pédant. Un rare exemple où la théorie se trouve illustrée dans la pratique. L’efficacité repose sur le climat bien plus que sur les effets du genre « Beuh ! ».
Jacques Brossard nous livre aussi un texte remarquable intitulé « L’Engloutissement ». Soulignons toutefois qu’il s’agit d’une nouvelle de SF, même si l’anthologiste n’est pas de cet avis. La confusion provient de la finale. Le narrateur a-t-il rêvé ou a-t-il vraiment déambulé dans les divers quartiers de la ville souterraine ? Je crois pour ma part qu’il a effectivement visité ces territoires périphériques menacés par un cataclysme. L’intervention extérieure de deux personnages parlant anglais dans le texte constitue la preuve, à mon avis, que le personnage se trouve bel et bien dans la réalité et non dans le rêve.
Dans un style lyrique qui lui est propre, Jacques Brassard raconte une histoire où l’amour peut encore faire échec au désespoir et à la peur, même si le monde s’écroule autour des deux amants. L’engloutissement dans la jouissance physique peut conjurer l’engloutissement de la planète, aime croire la jeune femme Maïcha.
« Le aum de la ville » d’André Carpentier, s’inscrit dans la continuité de son recueil Du pain des oiseaux. L’auteur raconte ici la genèse d’une île, Montréal, qui se met à dériver vers le golfe. Cette seconde naissance, soulignée par la formule rituelle des textes sacrés, « il y eut un soir et il y eut un matin », représente un signe d’espoir. L’île aurait pu remonter à la source vers l’amont, vers le connu, elle descend plutôt vers l’aval, vers l’est, en écartant les rives du Saint-Laurent (images d’accouchement), vers l’inconnu.
Ce texte grave, dont le caractère hiératique est conféré par une présentation très distanciée du récit, propose le recommencement du monde. Les statues profanes et religieuses quittent l’île tandis que les gratte-ciels s’écroulent. Au septième jour, l’île se fixe sur un récif : la vie peut reprendre maintenant que la liquidation du passé historique, de la religion et du gigantisme est terminée. Le récit de cette aventure collective interpelle notre désir secret de changer le monde. Le fantastique de Carpentier n’a rien de morbide, au contraire. Il est le lieu de passage d’une vie à une autre, et non de la vie à la mort comme c’est souvent le cas.
Le texte de Marie-Josée Thériauit, « Le Trente-et-unième Oiseau », est tributaire de la grande tradition des Contes des Mille et Une Nuits. Ce conte vaut moins pour son originalité que pour son écriture qui sait trouver le rythme et les tournures d’expressions du modèle qu’elle prétend reproduire. Marie-Josée Thériauit ne fait pas mentir sa réputation de grande styliste. C’est beau, c’est fignolé, et ça dégage un parfum de magie et d’exotisme qui nous entraîne bien loin de la trivialité quotidienne. C’est un plaisir de lecture tout intellectuel qui a son charme.
D’autres auteurs se chargent de nous ramener à la réalité, comme Gaétan Brulotte et Michel Bélil. Dans « Les Messages de l’ascenseur », Brulotte nous donne à lire un extrait du journal de M. Portali, disparu sans laisser de traces. Cet homme solitaire finit par être obsédé par le silence qui envahit tout l’immeuble où il habite alors qu’il s’attendait, ce soir-là, à être dérangé par les échos d’une réception que les locataires du cinquième étage doivent donner. Son obsession tourne à la folie quand, le lendemain, il apprend d’une voisine qu’elle n’a pu fermer l’oeil de la nuit à cause du vacarme des Maure-Zocail. La réalité se plie aux fantasmes des personnages.
Dans « Ascenseur pour le sous-monde », Michel Bélil fait une incursion dans le monde de la Fonction publique et met en lumière les frustrations, les petites intrigues et les angoisses puériles qui sont le lot des fonctionnaires. Guy Malenfant, qui a réussi à grimper les échelons un à un, paiera pour tous ceux qui végètent dans des emplois médiocres et sans avenir.
Michel Bélil ne renouvelle pas son discours fantastique, même si sa nouvelle affiche un humour qui tend à rendre moins déprimante la vision qu’il a du fonctionnarisme. Le fantastique n’est pas efficace parce que Malenfant ressemble plus à une caricature qu’à un être humain.
On pourrait en dire autant de Gonzague Gagnon, le personnage central de « L’Homme qui faisait arrêter les trains ». L’humour constitue le ressort de cette fiction comme c’est le cas de tous les romans de Barcelo. L’auteur récupère ici la mode de la course à pied, dont son héros est un fervent adepte, et il donne à Gonzague le pouvoir d’arrêter les trains par un simple effort de volonté. C’est amusant mais ça ne porte pas à conséquence.
Il est étonnant de constater comme le changement de genre littéraire peut transformer l’écriture d’un auteur Jean-Pierre April a laissé de côté le ton satirique qui colore ses nouvelles de SF. Dans « L’Avaleuse d’oiseaux », il raconte la métamorphose de Joanne et de Ronald en oiseaux après qu’ils eurent observé leur comportement. Histoire classique que ce thème du mimétisme qui constitue paradoxalement une forme de liberté retrouvée. L’oiseau serait-il plus libre que l’homme ?
L’écriture retenue d’April transforme le quotidien des personnages. Ils aspirent à créer un nouveau rapport avec le monde, à se détacher des valeurs matérielles. Le ton et la forme de cette nouvelle sont en parfaite adéquation avec le propos du texte.
C’est aussi le rapport de l’homme avec la nature qui se trouve au coeur de la nouvelle de Jean-Yves Soucy, « L’Île taboue ». Deux chasseurs et une photographe se rendent dans un territoire du Nouveau-Québec. Les deux hommes dérangent l’ordre des choses et sont perçus comme des intrus dans cette nature vierge. Ils n’ont pas le sens du sacré comme les Indiens qui habitaient autrefois ce territoire. Par contre, la femme s’insère parfaitement dans cette nature qu’elle respecte. Elle deviendra l’instrument du châtiment des chasseurs qui ont abattu un ours.
Le texte de Soucy utilise habilement les forces positives dont la femme est dépositaire dans son rapport avec la nature, et une légende amérindienne voulant que cet endroit soit le club de chasse privé du grand manitou, un endroit où il était interdit aux Indiens de chasser. La nouvelle de Soucy se présente comme un rite sacrificiel qui est souligné par les menstruations de Rachel. Elle est sobre, simple, à l’image de la nature qu’elle décrit. L’écriture ne paraît pas parce qu’elle coule de source comme dans le premier roman de Soucy Un dieu chasseur.
Il faut avoir une définition large du fantastique pour prétendre que la nouvelle d’André Major. « C’est moi maintenant qui attends… » est un texte fantastique. Certes le personnage vit par anticipation, en rêve, les différentes étapes de sa relation amoureuse avec une femme mystérieuse, mais est-ce suffisant ? La fiction de Major s’inscrit dans la même atmosphère et la même thématique que son recueil précédent, La Folle d’Elvis.
Il s’agit de l’histoire d’un malentendu, de deux solitudes qui ne parviennent à se rencontrer un bref instant que pour mieux s’éloigner inexorablement l’une de l’autre. Chez Major, le fantastique passe à côté du personnage sans modifier vraiment son existence, ce qui est contre nature. C’est aussi réduire sensiblement ses possibilités illimitées.
Le principal intérêt de cette anthologie réside dans sa diversité. La plupart des écrivains sont demeurés fidèles à eux-mêmes en intégrant dans leurs fictions un élément fantastique qui est indispensable au fonctionnement de leur texte, à quelques exceptions près (Barcelo, Major). Les auteurs ont puisé à différentes sources (orientale, amérindienne, biblique, canadienne-française) pour nourrir des fictions supportées par une écriture lyrique, dépouillée, recherchée ou hiératique. Le fantastique se déploie dans différentes directions, dans des registres divers. Des rapprochements entre certains textes sont possibles, mais tous ont leur personnalité propre.
Le pari d’André Carpentier a été tenu.
Dix Contes et nouvelles fantastiques, Montréal, Les Quinze, 1983, 205 p.
Claude JANELLE