Norbert Spehner (dir.), Aurores boréales 1 (Hy)
La mode est aux anthologies en SF et en fantastique au Québec. Norbert Spehner a réuni dix nouvelles parues dans Solaris au fil des ans, sous le titre Aurores Boréales 1. Le chiffre révèle son intention de reprendre la formule ultérieurement, ce dont il ne fait pas mystère dans son avant-propos. Je trouve l’idée excellente car elle permet de rejoindre par le livre un public que ne rejoignent pas nécessairement les revues spécialisées.
Les nouvelles de Jean Dion, Bernard Jacques, Marc Provencher, Serge Mailloux, Joël Champetier et Jean Barbe ont en commun une vision pessimiste du monde qui rappelle le désespoir et le désenchantement des nouvelles de Sernine dans Le Vieil Homme et l’espace. En outre, on relève une absence totale d’humour dans ces textes. Chacun se prend terriblement au sérieux. On ne rit pas quand se joue le sort de l’humanité !
La nouvelle de Bernard Jacques, « Ce matin, des baleines », est le prototype de cette SF pessimiste, sérieuse et porteuse d’un message (à caractère écologique, ici). Après avoir dû quitter la Terre parce qu’elle l’a irrémédiablement polluée, l’homme s’installe sur une autre planète. Mais voilà que l’histoire se répète et que l’homme risque de rompre l’équilibre de la nature avec les déchets de ses installations industrielles.
Même vision dans « Yarque » de Marc Provencher qui, outre le problème de la pollution, aborde la question de la manipulation des comportements par l’État. Yarque fait partie de ceux qu’on appelle les Réfractaires parce qu’ils refusent d’absorber toutes sortes de produits chimiques qui les aideraient à fuir l’effroyable réalité quotidienne. Sa lucidité est tout ce qui lui reste, croit-il. Or il n’en est rien : même la révolte des Réfractaires est contrôlée par la société. L’État l’encourage et la suscite même, car les Réfractaires deviennent d’excellents candidats au suicide et leurs corps sont récupérés.
Le thème du recyclage des corps n’est pas sans évoquer Soleil vert. Le récit de Provencher est efficace, précis. L’écrivain pose un regard froid, distancié, sur ce qu’il observe. Il sait recréer des atmosphères. Le découpage de la nouvelle, qui fait alterner l’existence de Yarque, sa lutte pour la survie et les explications d’un dirigeant qui montre comment se fait la manipulation, produit un effet saisissant.
Beaucoup moins intéressante est la trop longue nouvelle de Serge Mailloux, « Enfants du miroir ». Qu’il s’agisse de descriptions ou d’analyses psychologiques, l’ensemble demeure lourd et laborieux. On ne sait trop où il veut en venir. D’une part, il se perd dans des détails inutiles des réparations qu’effectue Philippe dans la navette endommagée. D’autre part, le message philosophique que tente de défendre tant bien que mal un récit qui piétine, est beaucoup trop appuyé. En gros, Mailloux affirme que l’idéal, chez l’être humain, est de tendre à un équilibre entre les sentiments et la raison.
Pour illustrer cette affirmation, qui prend la coloration d’un prêche, il met en scène un Corallien, Philippe, qui se méfie de ses sentiments parce qu’il est différent des autres êtres humains. Il agit comme s’il était dépourvu de raison car c’est la peur de ses sentiments qui le motive et qui guide ses actes. Par contre, l’Ombre, entité immatérielle qui hante l’espace, agit en tenant compte exclusivement de la raison ; elle aspire à changer et à éprouver des sentiments. Philippe et l’Ombre peuvent apporter beaucoup l’un à l’autre en se fusionnant. Les nombreux retours en arrière qui rompent heureusement la linéarité du récit et lui donnent plus de profondeur, ne réussissent pas à masquer l’échec de cette nouvelle dont le projet s’apparente (malgré la différence des thèmes) à celui d’Élisabeth Vonarburg dans « Eon », une nouvelle inoubliable de L’Oeil de la nuit.
« Le Chemin des fleurs » de Joël Champetier présente une idée intéressante et se distingue par son ton rafraîchissant. Le style simple de Champetier correspond à la simplicité du personnage qui raconte son histoire. Toutefois, le passé de Lyonel n’est pas suffisamment fouillé. Il faudrait savoir pourquoi il a subi une lobotomie, ce qui expliquerait pourquoi il a reporté son affectivité sur les abeilles, qu’il considère comme ses soeurs.
Ce qui frappe à prime abord dans « Point de fuite », c’est l’utilisation du même thème que « L’Escalier » d’Esther Rochon, à tel point que la ressemblance soulève des questions de propriété intellectuelle. Le personnage de Jean Barbe monte un escalier qui ne semble pas avoir de fin, la représentation symbolique de toute une vie. L’espoir qu’entretient le Grimpeur d’atteindre le dernier étage n’est qu’un leurre. Le personnage de Barbe incarne une classe sociale qui a pour fonction de grimper. Il a une valeur collective, alors que l’expérience individuelle primait chez Esther Rochon. Le sentiment d’étouffement et d’emprisonnement, très fort chez Barbe, se traduit dans l’écriture par l’absence de paragraphes.
Quant à Jean Dion, il nous donne une nouvelle qui est plus proche du fantastique que de la SF à mon avis. « Morte Saison » a pour thème le temps, la rupture du continuum espace-temps. Dans un quartier de Rome, les êtres vieillissent et rajeunissent sans explication. Le temps s’est détraqué. Nicolas et Joanna vivent une relation trouble et vaguement incestueuse. On ne saura jamais ce que Nicolas recherche chez sa soeur, ni ce que Joanna fuit chez son frère, comme dans une oeuvre de Duras ou de Robe-Grillet.
Chez les écrivains qui ont du métier, trois séduisent et un déçoit. « L’Oiseau de cendres » d’Élisabeth Vonarburg propose une réflexion sur l’art dans une civilisation fondée sur la technologie. Après la sculpture dans « Janus », l’auteure aborde ici la poésie. Toomas Brendan est un poète qui a fait vibrer les foules par le biais de gadgets sophistiqués. Atteint d’une maladie incurable, il décide de voyager. Sur Pyréia, il entre en contact avec une tribu primitive et redécouvre la simplicité des mots, valeur première de la poésie. Il renoue avec le sacré qui fait tant défaut dans la société d’où il vient. Après une remise en question de son art, il est prêt à suivre le rite des Pyréï pour qui la mort est une seconde naissance. L’itinéraire spirituel de Toomas est exemplaire et très bien rendu par l’écriture.
Le thème majeur de l’oeuvre de Somcynsky se trouve condensé dans « Le Coeur du monde bat encore » : l’humain peut inventer des mondes parce qu’il est un démiurge. Cette nouvelle apparaît d’ailleurs comme la matrice de La planète amoureuse, roman qui sera écrit plus tard et qui n’a pas la richesse de la nouvelle. Somcynsky rend hommage à l’individualité ; l’homme porte en lui des millénaires de souvenirs qui tissent un lien indestructible avec l’univers, car il est inscrit dans ses gènes.
À la fin de la nouvelle, l’homme et la femme se sentent prêts à recréer un nouveau monde après avoir quitté le vaisseau qui se désagrégeait. Les personnages de Jean-François Somcynsky ont l’audace des dieux. L’auteur, lui, sait dire l’essentiel de leur personnalité en quelques mots. Il y a Celui-qui-a-peur-d’aller-quelque-part, Celle-qui-veut-toujours-bien-paraître, Celle-qui-a-peur-d’être-surveillée… Très original comme présentation.
J’ai été très impressionné aussi par « Le Train » de Marc Sévigny. Ce train dans lequel sont confinés des gens depuis des années, symbolise une organisation sociale très rigide. Tout repose sur des règles strictes qu’il vaut mieux ne pas transgresser, ce que fera le narrateur pour son plus grand malheur. Il ne faut pas chercher à aller voir au-delà des masques de la société, comme sont portés à le faire également certains personnages de Jean-Pierre April.
Si « Les Amis de Monsieur Soon » déçoit beaucoup, c’est en raison surtout de la similitude que cette nouvelle entretient avec « Boulevard des Étoiles ». Sernine reprend le décor du Carnaval et le même thème de l’oisiveté pour broder une simple variation sur une société décadente qui s’invente des jeux pour tromper son ennui. Les personnages sont prêts à aller jusqu’au bout de leurs rêves et de leurs phantasmes pour se prouver qu’ils existent. Sernine dépeint la défonce qui tourne au drame et à la mort. L’esthétisme baroque et l’atmosphère kitsch de la nouvelle ne parviennent pas à chasser cette impression de réchauffé qui nous vient à l’esprit au cours de cette lecture.
Sans doute les goûts du présentateur de l’anthologie influencent-ils le choix des textes mais je trouve que Aurores boréales 1 présente une image un peu trop uniforme de la SF québécoise. Si on demande à un recueil de nouvelles d’un même auteur d’avoir une certaine unité, je crois que, au contraire, une anthologie devrait présenter une grande variété de styles et de genres en SF.
Ce n’est pas le cas ici, sans compter que, chez les jeunes écrivains, on sent encore beaucoup d’influences dans leurs textes. Pour ces raisons, Aurores boréales 1 ne réalise pas toutes ses promesses même si l’intention demeure louable.
Aurores boréales 1. Longueuil, Le Préambule (Chroniques du Futur, 7), 1983, 231 p.
Claude JANELLE