André Carpenter, Du pain des oiseaux (Fa)
On a dit d’André Carpentier qu’il avait renouvelé le genre fantastique au Québec en transplantant ses thèmes dans un univers urbain. Rue Saint-Denis, paru en 1978, constitue l’essence même de ce fantastique urbain, moderne dans son cadre même tout en puisant dans le passé ou dans le folklore ses sujets de prédilection. En outre, le pittoresque de la rue Saint-Denis assurait à ce recueil de nouvelles une belle imité de ton.
Dans Du pain des oiseaux, le plus récent recueil de nouvelles d’André Carpentier, deux tendances bien différentes se font jour. L’auteur semble arrivé à un point tournant dans son écriture puisque celle-ci subit des métamorphoses profondes en regard des textes précédents.
Ainsi, le recueil compte deux nouvelles qui se situent dans la veine du fantastique urbain développée dans Rue Saint-Denis. Il s’agit de « Jorge ou le miroir du mage » publié dans le numéro spécial de La Nouvelle Barre du jour sur le fantastique en 1980, et de « Larmes de Bébé », paru dans le numéro 34 de Solaris. Deux autres nouvelles, « Casse-cou » et « La Première Mort d’Auguste Fabre, poète, né à Sainte-Agathe en 1929 » appartiennent à la même période d’écriture.
Par contre, les trois premières nouvelles du recueil nous présentent une nouvelle facette de l’oeuvre d’André Carpentier. L’écriture et les thèmes ont changé de façon assez radicale et imprévue. Ainsi, l’écriture de Carpentier, spontanée et très coulante dans son recueil précédent, recherche ici les effets de style. Les phrases se sont allongées, la syntaxe emprunte des tournures recherchées, voire affectées, et la métaphore fleurit allègrement dans cet humus poético-lyrique.
En d’autres mots, l’écriture tombe dans le maniérisme et dans la préciosité en plusieurs occasions. « Nous approchions à grande vitesse d’une zone ouatée qui faisait le décor s’estomper promptement, comme un passe-partout blanc emprisonnant une toile vierge » (p. 28). Dans cet extrait, choisi pour illustrer mon propos, il se trouve une tournure stylistique dont l’auteur use et abuse. C’est dans l’emploi répété d’expressions peu courantes que l’on mesure le manque de naturel de l’écriture de Carpentier. On a l’impression que c’est quelqu’un d’autre que lui qui tient sa plume.
Quant au contenu de ses nouvelles, c’est au niveau du climat que le changement se fait le plus sentir, car les thèmes, en définitive, demeurent toujours sensiblement les mêmes en fantastique : la vie, la mort, le temps. Ainsi, les expériences de chacun des personnages principaux de ces trois nouvelles baignent dans un climat de mysticisme étonnant. Chaque personnage, au terme d’une existence marquée d’aventures de toute sorte, fait connaissance avec les forces du surnaturel. Entre vie et trépas, il a la révélation suprême du sens de la vie. L’auteur cherche donc à traduire ce que ressent son personnage au moment de l’agonie et à décrire ce qu’il voit à cette seconde même qui marque le passage de la vie à la mort. L’auteur privilégie aussi cet instant dans l’existence de Jorge et de Bébé, mais les préoccupations mystiques y sont absentes.
L’exemple qui résume le mieux cette nouvelle approche métaphysique se trouve dans la nouvelle qui a pour titre « Le Déserteur ». Gabriel Beausoleil est chargé de ramener aux Trois-Rivières trois miliciens inaptes. Obligé de camper sur le lac Saint-Pierre au coeur d’une nuit glaciale, Gabriel croira voir par deux fois une apparition qui lui indique la direction à suivre. « Et là encore il se prosterna, mais en fixant intensément l’épiphanie, ne laissant ni son passé intervenir dans cette seconde chance, ni sa foi l’abuser » (p. 60).
Cette manifestation du sacré s’incarne sous la forme d’un oiseau, symbole chrétien du Saint-Esprit. Gabriel croit distinguer une mouette chenue, solitaire et aveugle ; dans « La Nuit du conquérant », Jean-Baptiste est sauvé par un vol de tourtes qui s’abat sur ceux qui le rouent de coups. Cette image récurrente de l’oiseau représente aussi, d’une certaine façon, l’âme qui s’échappe de l’enveloppe charnelle, thématique développée abondamment dans la poésie de Saint-Denys Garneau. En fait, c’est ce mélange de visions mystiques et de descriptions poétiques qui étonne le plus dans la nouvelle orientation littéraire d’André Carpentier.
Ses livres précédents recélaient des manifestations de l’absurdité de la vie. Les événements se produisaient sans qu’on ne puisse les expliquer et les personnages ne cherchaient pas à les expliquer par une manifestation divine car tout laissait croire qu’ils étaient athées. Or, Gabriel Beausoleil et Ti-Oiseau croient en Dieu, tandis que le narrateur prend la peine de préciser que l’Indien Jean-Baptiste a été évangélisé et baptisé.
La foi prend donc une importance capitale dans ces trois nouvelles et en modifie le dénouement. Elle modifie surtout la perception qu’ont les personnages de la mort. Alors que les personnages « athées » de Bébé et Jorge ne trouvent aucun sens à leur vie mais s’y accrochent désespérément et futilement quand vient le moment de passer l’arme à gauche, les personnages « croyants » de Gabriel et Ti-Oiseau, même s’ils aiment follement la vie, se résignent à la mort en toute sérénité parce qu’elle leur apparaît comme une rédemption. L’angoisse qui est le lot de Jorqe ou de Bébé au moment de mourir se transforme en quiétude chez Gabriel alors qu’il entrevoit l’Au-delà.
Du Pain des oiseaux permet donc de mesurer le cheminement parcouru par André Carpentier au cours des deux dernières années, mais je ne saurais déterminer les causes de cette mutation profonde. Est-elle dûe à l’époque dans laquelle l’écrivain situe ses trois récits ? Ceux-ci, en effet, doivent beaucoup à l’Histoire du Québec, autre particularité qui les distingue des nouvelles à caractère urbain et contemporain.
Dans chaque cas, l’auteur se livre à une reconstitution historique qui se veut sérieuse et documentée. « Le Vol de Ti-Oiseau » prend place dans les années 30, au début de l’aventure de l’aéronautique. Charles Perreault, surnommé Ti-Oiseau, est un aviateur téméraire qui défie la mort à bord de son vieux Travel-Air B6000. « Le Déserteur » tout comme « La Nuit du conquérant » a pour cadre historique les premiers temps de la colonie de la Nouvelle-France.
Voilà qui ne concorde pas tellement avec l’étiquette qu’on a tenté d’accoler à Carpentier. Il faudra réviser cette image simplificatrice car André Carpentier retourne plutôt aux sources du surnaturel et du religieux dans la nouvelle orientation qu’il a donnée à sa pratique d’écriture. Sacrifie-t-il à une mode de récits historiques qui semble présentement avoir la faveur des lecteurs, ou est-ce un choix qui lui est dicté par ses exigences d’écrivain et ses goûts personnels ?
Il se peut en effet que Carpentier ait entrepris de donner un traitement de modernité au fantastique pratiqué au siècle dernier et dans la première moitié du XXe siècle. La suite de son oeuvre nous apportera la réponse.
Pour le moment, je prends acte qu’André Carpentier a entrepris un virage radical dans sa manière d’appréhender le fantastique. En voulant dire l’indicible, en voulant décrire la seconde ultime qui précède la mort, l’auteur travaille sur l’infiniment petit et l’infiniment grand. Plus qu’auparavant, le récit s’articule autour de cette seconde capitale. Et puisque le surnaturel semble l’emporter sur le fantastique dans ces textes, certains pourront regretter la simplicité et le réalisme piégé des nouvelles de Rue Saint-Denis. J’en suis.
Du pain des oiseaux, par André Carpentier. Montréal, VLB Éditeur, 1982, 153 p.
Claude JANELLE