Élisabeth Vonarburg, Le Silence de la cité (SF)
Le premier auteur québécois édité dans Présence du Futur : ça mérite d’être lu, et pas simplement par devoir national. Parce qu’en plus, ce premier roman publié par É. Vonarburg est une agréable surprise après les nouvelles qu’on avait lues d’elle, excellentes au demeurant, mais parfois un peu cérébrales et plutôt hermétiques. Le Silence de la cité, lui, est captivant d’un bout à l’autre (et c’est un long roman. Il est tout à fait limpide ; lumineux est le terme qui m’est venu en refermant le livre). Ce ne sont pas des éloges en l’air pris au hasard dans une liste d’épithètes le roman est exactement cela, lumineux, tout se tient et s’articule dans une trame serrée, riche, variée. L’ensemble démontre une maîtrise de la scénarisation et un sens de l’intrigue qui n’avaient pu se déployer dans le cadre de textes courts. (Il y a bien Tyranaël, mais personne ne l’a lu, ce roman mythique de madame Vonarburg).
Il est difficile de résumer un livre si dense. Cinq cents ans dans le futur, l’humanité décimée est retournée à la barbarie, une humanité dont l’espérance de vie est courte et où les femmes, en surnombre, sont réduites à l’esclavage ou éliminées à la naissance. Dans des Cités souterraines construites avant les « Abominations », une caste de privilégiés s’étiole dans l’oisiveté. Paul, pour échapper à la futilité de cette existence, se donne comme but de créer génétiquement une race humaine mieux armée contre les rigueurs de la Terre dévastée. Si en plus il pouvait vaincre le « virus Tricheur » qui limite tant les naissances masculines, il rétablirait « Dehors » l’équilibre démographique et social. Cueilli parmi les populations de l’extérieur et isolé en laboratoire, le gène auto-régénérateur s’exprime à la perfection dans le résultat ultime de ses expériences Élisa, personnage central du roman, que Paul élèvera comme sa fille et qui deviendra son amante, jusqu’à ce que le fragile équilibre mental de Paul s’effondre. Voilà un aperçu très sommaire de la première partie, et il y en a quatre.
Profondeur et richesse du propos, justesse de ton dans les dialogues et la psychologie des personnages, voilà le premier commentaire global qui me vient. Ainsi qu’une habileté dans la mise en scène, se manifestant en particulier dans des épisodes qui pourraient porter à confusion par leur complexité, comme celle du « baptême » pseudo-médiéval d’Élisa, où les personnages sont tous déguisés (des masques sous des masques) ou représentés par des automates à leur effigie. D’ailleurs, toute l’atmosphère de cette société décadente m’a plu, ces quelques survivants si vieux qu’ils vivent par automates interposés, des androïdes à l’image de leur jeunesse, pendant que leur corps décrépit reste immobile sous les appareils qui prolongent leur vie. C’est (en particulier dans la scène du banquet) une extension du thème du mensonge: les gens qui se donnent et jouent un rôle derrière lequel ils se cachent et mentent aux autres et à eux-mêmes.
Le Silence de la cité est d’ailleurs une synthèse des thèmes préférés de l’auteur. La génétique, par exemple, qui ici ménage quelques situations freudiennes à souhait, en particulier l’inceste. Car Élisa, considérée comme la fille de Paul (même si c’est faux génétiquement) devient son amante, comme lui fut l’amant de sa propre mère. Élisa sera mère et père de plus de cent enfants qui pourront à volonté être fille ou garçon, et qui seront autant de fois elle; elle se retrouve en particulier dans l’aîné, Abram, pour qui elle a une affection spéciale. Les lecteurs plus calés que moi en psychanalyse débusqueront sûrement d’autres situations intéressantes, peut-être du côté du clan Vitelli où Élisa, devenue Hanse, fait à Judith un enfant, qui passera son adolescence en conflit avec sa mère, refusant de croire ce qu’elle raconte sur l’identité de son « père ». Mais la sobriété du récit évite le piège du freudisme-pour-le-freudisme, comme elle évitait celui du symbolisme-pour-le-symbolisme dans la scène du « baptême » (dans ce cas elle était désamorcée par l’ironie des personnages eux-mêmes). Aucune lourdeur didactique, donc, rien d’assommant ni de prétentieux.
Génétique et mutation, le thème revient dans presque toute l’oeuvre d’Élisabeth Vonarburg, avec le métamorphisme, qui débouche ici sur la transsexualité. Mais Élisa refuse inconsciemment cette faculté qu’elle a de changer de sexe et doit recourir à des artifices pour l’exercer alors qu’elle pourrait, comme ses enfants le font à son insu, changer à volonté. Durant les cauchemars de sa propre enfance, Élisa devenait une masse rose, informe, ou encore se faisait engloutir, absorber par la Cité. C’est que la faculté de métamorphisme s’accompagne d’empathie: sans qu’elle le sache, Paul la modelait en une Élisa à son goût, la transformait même, durant ses rêves-souvenirs à lui, en une réplique de Séréna, sa première amante. Après la recherche-refus de l’identité, nous retrouvons un autre thème qui tient à coeur à l’auteur la perte de l’identité face à autrui, l’individu qui perd sa spécificité au profit du partenaire (« Géhenne » dans L’Oeil de la nuit) ou au profit de la collectivité (la Cité, dans le cauchemar d’Élisa), l’individu qui devient ce qu’on veut qu’il soit.
Puis, comme tout se tient ici, nous débouchons sur le thème de la manipulation, autre préoccupation majeure de l’auteur D’abord l’espion-nage-voyeurisme des écrans de la Cité par lesquels on peut apprendre et donc agir sur (et contre) autrui. Puis la manipulation au sens strict, des gens ou des circonstances pour les amener au résultat que l’on souhaite, au détriment du libre-arbitre d’autrui. C’est la phobie d’Élisa : elle a été observée toute sa jeunesse par ses concitoyens-voyeurs, elle a été manipulée par Paul (la manipulation ultime: littéralement modelée par lui, après avoir été créée par lui en laboratoire). Elle refuse de manipuler les autres, même pour leur bien ultérieur elle refuse de profiter des avantages que lui confèrent les machines de la Cité, elle veut laisser libres les gens du Dehors, libres même de se tromper.
Mais, comme Paul qui se racontait des histoires (le vaste projet génétique comme prétexte pour s’autoriser à vivre, la nouvelle race dont il veut inconsciemment être le dieu), comme lui Élisa se trompe elle-même. Car son projet à elle, des centaines d’enfants qu’elle veut lancer dans le monde pour améliorer le stock génétique de l’humanité, c’est une vaste manipulation qu’elle se cache, qu’elle verra seulement à la fin. Si les personnages vonarburgiens s’introspectent tant, ce n’est pas un hasard. Ni une marrotte de l’auteur mais une préoccupation majeure, que l’écriture sert justement à résoudre, en dévoilant l’écrivain à lui-même: comment on se trompe soi-même (en rationalisant des comportements et des choix en fait impulsifs) et comment on se trompe sur les autres (en interprétant faussement ou incomplètement ce qu’on voit d’eux).
Le départ d’Abram n’a d’autre but que de confronter Élisa à la réalité, lui faire comprendre qu’elle vivait une illusion bien mise au point et que le vrai monde était tout autre. Rien n’est simple, rien ne se résout en une opposition bien versus mal: souvent Élisa est prise entre des exigences contradictoires, elle est louable, mais quelles manipulations peut-elle s’autoriser pour y parvenir ? La violence, en tout cas, ne mène à rien, et Élisa se retrouve justement, en quatrième partie, dans un contexte d’affrontement violent qui la laisse désemparée, ballottée par les événements, elle est si habituée à avoir la situation bien en mains. Le rythme accéléré de l’action dans la quatrième partie, le récit presque sommaire des événements, l’impression de décousu, sont délibérés et servent le propos de l’auteur créant un contraste avec une troisième partie presque bucolique dans la communauté harmonieuse fondée par Élisa.
Des éléments négatifs ? À première vue, je n’en ai pas trouvés, ni à deuxième vue. Espérant peut-être tempérer mon jugement, j’ai conversé avec plusieurs autres lecteurs, mais j’ai rencontré une belle unanimité en faveur du livre. Certains ont relevé quelques défauts mineurs, par exemple le manque de détails descriptifs faisant qu’on ne visualise pas certains décors (mais moi, la Cité, je me la représente aisément) ou encore l’accès introspectif d’Élisa à la fin (mais, après une quatrième partie échevelée, je trouve très utile cette conclusion un peu relax où Élisa fait le point sur elle-même et son projet; tronqué de ce bilan final, le dénouement m’aurait paru brusque et j’aurais eu l’impression que des choses m’échappaient encore).
Non, je ne vais pas me casser la tête pour « équilibrer » ma critique afin de prévenir les accusations de « préjugé favorable » ; elles seraient lancées de toute façon. Il se trouvera sûrement des gens pour débusquer en cherchant bien, les défauts du Le Silence de la cité; très compétents en ce genre d’exercice, ils n’auront pas besoin de mon aide.
Élisabeth Vonarburg, Le Silence de la cité, Paris, Denoël (Présence du Futur, 327), 1981, 283 p.
Daniel SERNINE