René Beaulieu, Légendes de Virnie (SF)
L’Éloge de la différence et de la tendresse
J’ai été impressionné à plus d’un titre, je l’avoue, par le premier livre de René Beaulieu, Légendes de Virnie, qui se compare avantageusement aux deux autres recueils de la collection Chroniques du futur même si chacun est très différent.
Personne n’ignore que René Beaulieu a travaillé ses textes en étroite collaboration avec Élisabeth Vonarburg, qu’il les a soumis à l’analyse de celle qui l’a aidé à se lancer dans l’aventure de l’écriture. Ce qu’on aurait pu craindre ne s’est pas matérialisé. Les nouvelles de René Beaulieu ne subissent en aucun temps, l’influence de l’oeuvre d’Élisabeth Vonarburg. L’univers de Beaulieu est personnel et original, autant par ses thèmes que par son ambiance. En préservant ainsi ce qui fait sa personnalité propre, l’auteur prouve qu’il possède l’étoffe d’un écrivain et qu’il est appelé à produire de grandes oeuvres. En fait, la seule influence décelable de son « tuteur » se trouve dans le choix de certaines expressions (« vieille barbe », « assis en tailleur »), particulièrement dans quelques dialogues, mais elle demeure négligeable. L’originalité de fond a vite fait de la faire oublier.
Légendes de Virnie appartient-il à la science-fiction ou au fantastique ? À l’exception de la nouvelle « Oncle Franz » dont le climat m’apparait plutôt fantastique en dépit du passé du personnage principal qui contient des événements propres à la science-fiction, le recueil de Beaulieu s’inscrit dans une veine de la SF qui se rapproche du merveilleux. À travers les neuf nouvelles qui composent ce recueil, on peut dégager les thèmes propres à l’univers de Beaulieu, de même que les sentiments et les interrogations qu’il prête à ses personnages.
Le livre deuxième du recueil, qui compte six nouvelles, présente une belle unité car le cadre de l’action demeure le même, soit un pays imaginaire qui a pour nom Virnie. Les récits qui nous sont racontés font référence à des événements qui ont eu lieu après les Destructions, c’est-à-dire dans une époque post-atomique qui n’est pas sans rappeler le moyen-âge de notre civilisation. La présence de mutants et de métamorphes projette cet univers dans un futur plus ou moins rapproché mais les coutumes tribales et le mode de vie social ramènent ce monde dans un passé moyenâgeux. Toute trace de technologie a disparu et les diverses tribus sont retournées à l’âge de la chasse et de la pêche pour survivre. Le couteau, l’arc et les flèches constituent les armes disponibles.
Dans cet univers qui réserve une grande place à la nature, l’auteur met en scène des personnages marginaux, soit en raison de leurs dons, soit en raison de leur apparence physique. D’ailleurs, très souvent les personnages qui possèdent un don quelconque (le pouvoir de changer de forme, de lire dans l’esprit des autres, de guérir les infirmités, le talent de musicien, etc.) sont affligés de tares physiques qui les confinent encore plus dans leur marginalité. Cette rançon que Beaulieu fait payer à ses personnages pour leurs facultés paranormales est le moyen qu’il a trouvé pour éviter les pièges du conte de fée traditionnel dans lesquels ses récits auraient pu s’empêtrer s’il n’y avait fait attention. Les récits de Beaulieu, au contraire, se terminent sur une note d’espoir parfois, ou dans le malheur, mais jamais dans l’euphorie totale.
D’une nouvelle à l’autre, l’auteur raconte le cheminement personnel du héros ou d’une héroïne vers la sagesse, vers la compréhension d’autrui et vers l’acceptation de soi. Nécessairement, il s’agit de personnages qui ont une expérience très limitée de la vie, des adolescents qui s’interrogent sur leur rôle et sur les rapports qu’ils doivent développer avec leurs semblables. Ces récits qui prennent l’allure d’une quête initiatique, coïncident avec le point culminant de l’itinéraire spirituel du héros marqué d’un destin privilégié. Ces rencontres importantes entre deux êtres d’exception révèlent le héros à lui-même et influencent pour toujours son avenir. L’enseignement qu’il en tire lui tiendra lieu désormais de philosophie de la vie au service de laquelle il consacrera son existence entière.
Parce que ces êtres possèdent des dons exceptionnels, il leur est beaucoup demandé en échange. Ils doivent d’abord apprendre à vivre avec leur solitude, imposée par leur marginalité. Conséquemment, ils doivent refouler leur besoin d’affection et d’amour qui ne demande qu’à être comblé, car partout où ils passent, ils ne suscitent que des manifestations de haine et de cruauté. Comment alors accepter de prendre sur soi les souffrances du monde, ne pas se fermer aux autres et accepter d’assumer cette responsabilité ? Les personnages de Beaulieu vivent le même cheminement que le Messie rédempteur chargé de prendre sur lui tous les péchés du monde, mais cette responsabilité spirituelle ne charrie aucune connotation judéo-chrétienne ou même religieuse. Et c’est bien qu’il en soit ainsi, car son univers imaginaire apparaît entretenir encore moins de rapport avec notre civilisation occidentale connue.
Les êtres mutants et marginaux de Beaulieu jouent un rôle social important car ils cristallisent les peurs et les angoisses du peuple nées de l’époque des Grandes Destructions. Ils permettent au peuple d’exorciser ses fantasmes car ils servent de boucs émissaires. À cet égard, le destin tragique des personnages de Beaulieu rappelle celui de certains personnages d’Yves Thériault, notamment dans « La Fille laide » et « Les Commettants de Caridad ».
Mais ce qui constitue la beauté première et poignante de Légendes de Virnie, c’est l’ouverture de René Beaulieu à tout ce qui est différent, à tout ce qui est marginalisé par la « normalité » Il faut voir avec quelle générosité, avec quelle sensibilité émouvante il prône le droit à la différence, celle-ci étant le moteur essentiel de la survie d’une société. Les personnages de Beaulieu sont en quelque sorte des élus et leur sens aigu des responsabilités, leur honnêteté, leur faiblesse humaine aussi, leur soif d’amour et d’absolu nous les rendent attachants. Malgré quelques moments de lâcheté, ils sont foncièrement bons et remplis de compassion pour leurs semblables. Il leur reste à acquérir la sagesse et c’est cette quête, cette tension vers l’absolu que décrit admirablement l’auteur.
La générosité de Beaulieu s’exprime aussi par l’intérêt qu’il porte à la maternité. L’accouchement, la naissance d’un petit être qui prolonge l’adulte apparaissent comme une célébration de la vie, comme une victoire sur la mort et sur la solitude insupportable, comme un signe d’espoir en une société meilleure. Par l’extrême attention qu’il porte à l’enfant, Beaulieu témoigne de la tendresse qui l’habite, de sa sensibilité à fleur de peau et de son immense besoin d’affection qu’il canalise dans l’écriture.
Cette écriture est souvent lyrique, particulièrement quand elle s’attarde à la description de la nature avec laquelle les personnages tendent à vivre en harmonie. Cet hymne à la vie et cette recherche d’harmonie entre l’homme et la nature rapprochent l’oeuvre de Beaulieu du roman de Jean Tétreau, Les Nomades, qui se distingue par son grand humanisme et par son admiration pour la faculté d’adaptation de l’homme.
Même si l’oeuvre de Beaulieu se veut riche d’enseignements sur l’amour, sur l’amitié et sur les rapports humains, elle ne véhicule aucune morale basée sur les interdits et les règles d’éducation de cette société. La meilleure preuve de cette nouvelle pureté originelle dont jouissent pour ainsi dire les personnages est fournie par la nouvelle intitulée « Miroirs ». L’auteur y aborde le thème de l’inceste de façon très habile alors que pour les deux personnages, le père et la fille, le problème ne se pose même pas en ces termes. Pour Catherine et Alex, il s’agit d’évaluer les risques que comportent une grossesse et un accouchement sur une planète où ils sont seuls. Les forces positives de la maternité, qui est aussi un ferment de l’espoir, sont plus fortes que toute autre considération.
Si le tabou de l’inceste a pu hanter l’esprit d’Alex, il n’est pas à l’origine des problèmes de conscience de Catherine. Pour elle, avoir un enfant de son père représente une présence qui l’aidera à supporter la solitude et à garder l’espoir d’être rescapée un jour par une expédition qui tentera une nouvelle fois de coloniser cette planète inhabitée. Cette nouvelle me semble la plus riche du recueil en raison des questions morales qu’elle souligne, tout en mettant en scène un univers intéressant et en véhiculant les sentiments propres à la sensibilité de l’auteur.
Il serait trop long de commenter chaque récit mais tous méritent d’être lus, malgré la parenté évidente de ceux qui composent le livre deuxième. Le seul reproche qu’on puisse faire au recueil de Beaulieu concerne la structure d’ensemble et le découpage du temps de certains récits. L’idée de présenter, dans une première nouvelle, l’ensemble des récits qui suivent comme des légendes qui proviennent de la tradition orale est excellente. Cette troupe de comédiens ambulants qui fait du théâtre sur la place publique, comme au temps de Molière qui a débuté de cette façon, sert très bien le projet de l’auteur qui termine son livre deuxième par une nouvelle décrivant le départ de la troupe. L’unité est remarquable.
Cependant, il y a rupture entre les deux parties du recueil. Le livre premier, sous-titré « Contes de l’arbre », contient trois récits dont le premier est introduit, sur le même mode que « Lorraine la trouvère » qui ouvre le livre deuxième, les nouvelles qui suivent. Si l’auteur ne les a pas intégrées à la deuxième partie du recueil, c’est qu’elles n’appartiennent pas à l’univers imaginaire de Virnie. Il eût mieux valu alors les exclure du recueil ou trouver une autre façon de les introduire car en utilisant deux fois le même procédé, l’auteur fait preuve d’un manque d’imagination.
Pour ce qui est de « Miroirs », le sauvetage aurait été facile à mon avis. Pour « Oncle Franz », cette nouvelle dont l’action se situe à Québec, elle est trop disparate par rapport à l’ensemble de la production pour être récupérable. À un premier niveau, elle joue sur un climat fantastique qui fait ressortir le passé du personnage de l’Oncle Franz au temps de la Deuxième Guerre Mondiale, quand il fut emprisonné dans un camp de concentration. Mais à un deuxième niveau il fait appel à un passé plus lointain encore. La nouvelle utilise des éléments de science-fiction puisque l’oncle Franz serait le seul survivant d’une nef qui s’est abîmée dans un lac.
Cette nouvelle illustre aussi la confusion des temps de narration quand il s’agit de raconter des événements du passé, d’un passé antérieur par rapport au passé ou d’un passé antérieur par rapport au présent. L’utilisation de l’italique dans ces passages ne dissipe pas toujours la confusion et contribue parfois à la créer. Enfin, il faut souligner la qualité de l’écriture, chaude, sensuelle et toujours juste. Un ton plus haut et elle sombre dans le pathos.
Quant au travail d’édition, il est nettement amélioré même si quelques fautes (presqu’intacte, n’importe quelle jolie fille) ont échappé aux correcteurs. Je laisse à d’autres le soin de juger de la qualité de Mario Giguère. Pour ma part, je la trouve très réussie, quoique la présence du monstre vert ne s’explique pas autrement que comme une concession au marketing, puisqu’il ne sort pas de l’univers de René Beaulieu.
Légendes de Virnie est une oeuvre remarquable pour un auteur qui n’a que vingt-quatre ans. Il y avait déjà Michel et Victor-Lévy; il y a maintenant René Beaulieu.
René Beaulieu, Légendes de Virnie, Longueuil, Editions Le Préambule, (Chroniques du Futur, No. 3) 1981, 207 pages.
Claude JANELLE