Jean-Pierre April, La Machine à explorer la fiction (SF)
Les lecteurs assidus de Solaris et d’imagine… connaissent bien Jean-Pierre April pour avoir lu plusieurs de ses nouvelles dans l’une ou l’autre revue. Ceux-là ne seront pas surpris par le premier recueil d’April, La Machine à explorer la fiction, d’autant moins surpris que sur les sept textes qu’il renferme, deux seulement sont inédits. En revanche, ce sont les deux plus longues nouvelles, ce qui fait que le matériel nouveau représente un peu plus de 50% du livre. Pour un recueil qui s’adresse d’abord aux lecteurs de SF au Québec – qui, par définition, lisent tout ce qui se publie dans les revues québécoises – cela demeure insuffisant. Pour les lecteurs occasionnels de SF, ils en auront certes un peu plus pour leur argent.
La Machine à explorer la fiction renferme en effet des textes pleins d’imagination, au rythme alerte qui s’appuie sur des rebondissements de toutes sortes. L’auteur utilise aussi une forme d’humour qui désamorce continuellement la gravité du propos. Dès qu’il a tendance à se prendre trop au sérieux, April introduit dans son récit une image dérisoire, une situation ridicule ou des personnages caricaturaux. L’importance du sujet est continuellement déniée par l’écriture parfois espiègle d’April. Cette particularité est surtout visible dans les textes plus anciens, tels « Jackie, je vous aime » et « King Kong III ».
La pièce de résistance de ce recueil demeure « Coma-90 », une longue nouvelle de cent pages. Précédée de « Coma-70 », qui constitue une introduction naturelle, elle permet à l’auteur de pousser plus loin sa réflexion sur la mort, sur la vie après la vie ou sur l’après-vie. S’il est un thème central dans l’oeuvre de Jean-Pierre April, c’est bien celui de la mort. L’une des principales préoccupations des personnages de ces nouvelles consiste à repousser les frontières de la mort, comme Jackie Kendy, ou à l’apprivoiser, comme Yan Malter.
April s’est manifestement inspiré de livres populaires récents qui abordaient le thème de la « vie après la vie », tels l’ouvrage à succès de Raymond A. Moody, pour imaginer le sujet de « Coma-90 ». Il s’est aussi imprégné l’esprit d’essais sociologiques sur la mort, dont le livre de Philippe Ariès, L’Homme devant la mort. L’auteur a assimilé ces divers éléments, les a orchestrés dans un cadre narratif particulier pour en faire une nouvelle malgré tout originale et personnelle. April dénonce l’exploitation de la peur de la mort qui donne lieu à tout un commerce dont profitent une poignée de parasites, les médecins, les gouvernants et même l’ordre religieux. Il revendique le droit à décider de sa mort et considère cette prérogative comme une des dernières libertés qui restent encore à l’être humain. Mais qu’en sera-t-il dans un siècle? L’homme sera-t-il condamné à survivre, comme c’est le cas pour Yan Malter qui ne peut mourir même s’il le désire?
Dans une certaine mesure, la nouvelle d’April relance le débat sur l’euthanasie. Mais elle se veut aussi un regard sur la société capitaliste future dont le fonctionnement sera régi par l’électronique et l’informatique. L’auteur présente une vision apocalyptique de New York en l’an 2073, puis en l’an 2900. La ville est en train de s’enfoncer dans sa merde, ce qui traduit bien la recherche du dérisoire chez April. En fait, il ne s’agit que de projections faites à partir du présent, mais elles laissent voir où s’en va la civilisation occidentale, à moins d’opérer un redressement de la situation.
Cette Simuli-Cité, qui reproduit l’image de ce que sera New York dans un siècle, est habitée par des morts-vivants qui doivent trouver des solutions aux problèmes qui se poseront à la société occidentale. Ces corps de vieillards sont habités par l’esprit des plus grands savants contemporains ou du passé Le personnage principal, Yan Malter, aboutit dans cet univers parallèle après une expérience d’agonie prolongée au cours de laquelle il espère saisir ce qui se passe après la vie. Yan cherche à explorer l’après-vie tout en ayant la possibilité de revenir à la vie. Après diverses péripéties dans Simuli-Cité, Yan doit se résoudre à ne pouvoir revenir en arrière, en l’an 1983, mais il aura la consolation d’avoir éveillé la conscience des savants dont l’esprit était soumis à la volonté des Autorités qui contrôlaient le Centre de la Connaissance. Le futur apocalyptique est conjuré quand les savants, qui alimentent de leurs réponses les consoles d’information, répondent aux gens qui les interrogent qu’ils ne doivent pas compter uniquement sur l’informatique et les ordinateurs pour résoudre leurs problèmes. « Nous répondons à leurs questions par d’autres questions, qui les conduiront à leur vérité » (p. 226)
Cette mise en garde d’April face à la prolifération des ordinateurs et au développement de la technologie sert d’assise à la nouvelle qui donne son titre au recueil. « La Machine à explorer la fiction » démontre qu’il suffirait que quelqu’un prenne le contrôle des ordinateurs dans une société fortement informatisée, pour que les hommes soient manipulés sans s’en rendre compte. C’est ce qui arrive quand Mayer réussit à programmer un ordinateur qui déchiffre le code indécodable d’une marque répandue d’ordinateurs, ce qui lui permet de fausser les données sans qu’il n’y paraisse.
Pour April, la prolifération des ordinateurs augmente considérablement la vulnérabilité des êtres humains et menace leur liberté parce qu’elle réunit tous les éléments propres à favoriser l’émergence du totalitarisme. Dans cette nouvelle, dont le ton s’apparente continuellement à une parodie des enquêtes policières du genre de celles qui sont menées par Colombo, tant l’inspecteur Larsan cumule les clichés propres à ce genre, le mystérieux détournement de programmation est éclairci par le narrateur, un fort en ordinateur. Il s’amuse à décortiquer les intrigues des romans policiers en analysant chaque fait. Puis, en changeant un élément de la proposition, il programme une nouvelle intrigue. Cette gymnastique et cette connaissance approfondie des règles du roman policier l’aideront à démasquer le coupable.
« La Machine à explorer la fiction » est une nouvelle compliquée autant au niveau de la structure que du vocabulaire. L’auteur utilise un langage technique qui ajoute sans doute du poids à la vraisemblance de l’intrigue mais qui apparaît rébarbatif au lecteur qui n’a pas de formation d’informaticien. Souvent, l’utilisation que fait l’auteur de certaines formules techniques relève d’une entreprise de mystification dont il n’est pas dupe. C’est le côté goguenard d’April qui l’incite à se moquer de ce jargon, mais il n’en est pas toujours ainsi. Arrive le moment où il doit expliquer comment s’est dénouée l’intrigue et comme celle-ci est construite à partir des possibilités infinies qu’offre l’emploi d’un ordinateur, il se trouve pris au piège de l’explication scientifique.
Quant à la structure de la nouvelle, elle est ingénieuse et elle repose sur l’emploi du temps des verbes. « Je suis un étudiant en lettres », « J’étais un étudiant en lettres ». Toute la différence est là. D’une part, le personnage principal élabore le scénario qui lui permettra de déjouer Mayer avec qui il rivalise d’astuce. D’autre part, le même personnage raconte comment a débuté son aventure, sa rencontre avec Mayer.
Ces deux récits qui se déroulent dans une temporalité différente, l’un dans la réalité, l’autre dans la fiction, se rejoignent finalement.
Ces deux nouvelles, dont l’intrigue est incroyablement tordue, comportent aussi des passages qui s’apparentent à l’essai. Quand April applique les règles du genre policier et en explique les différents scénarios, il démontre qu’il n’est pas dupe du jeu littéraire. De même, dans « Coma-90 », quand il énumère les noms des précurseurs de la thanatologie – Morin, Ariès, Kubler-Ross, Ziegler, Moody –, il indique par là qu’il garde un pied dans le réel et n’est pas prêt à faire confiance totale à la fiction.
Dans « Le Vol de la ville », une nouvelle de science-fiction qui tient aussi un peu du merveilleux, April laisse libre cours à sa fantaisie et décolle complètement du réel et ce, même si les éléments qui servent à élaborer son récit sont puisés dans une réalité québécoise connue. Mais l’auteur transforme ces matériaux qui, tout en conservant une saveur typiquement montréalaise, n’ont plus aucun rapport avec la réalité. Plus classique dans sa forme, « Le Vol de la ville » est certes la nouvelle la plus homogène et la plus agréable à lire. Elle renferme une poésie et une volonté de vivre en paix et en harmonie qui est peut-être attribuable au destin des Moréaliens forcés de vivre en romanichels sur leur île flottante.
Les trois autres nouvelles font plutôt figure d’exercices de style au cours desquels April s’amuse à recréer un mythe, puis à le démolir allègrement. Dans « Jackie, je vous aime » (qui a mérité le prix Boréal 1980 pour la meilleure nouvelle), l’auteur reconstitue le mythe de Jackie Kennedy, la veuve éplorée du président américain, qui est devenue un personnage plus grand que nature. Image fabriquée par les médias, elle est forcée de recourir à la chirurgie plastique pour demeurer fidèle à sa légende. Elle est prisonnière de son image, pathétique comme tous les êtres qui ne s’appartiennent pas, dévorée par le public. En lisant ce texte, j’ai souvent pensé à Fedora de Billy Wilder, un film consacré au star-system américain fabriqué par Hollywood et à une vedette forcée d’entretenir son mythe.
Quant à « King Kong III », il emprunte aussi ses éléments à la cinématographie américaine mais il aurait pu aller beaucoup plus loin dans la dénaturation des valeurs représentées par King Kong en 1933. Le récit tourne court et ne semble se déployer que pour le punch final: King Kong est leurré par la Statue de la Liberté transformée en Linda Lovelace. Oui, les valeurs ont bien changé. Mais c’est réduire le mythe de King Kong à bien peu de choses que de le montrer sous cet aspect seulement. Je ne peux m’empêcher de penser que Jean-Pierre April a brûlé un beau sujet, surtout quand je songe à l’analyse sociologique qu’en a fait Marco Ferreri dans Rêve de singe.
Enfin, « Le Miracle de Noël » est une courte nouvelle qui raconte la Nativité en l’an 2327. Encore là, April s’amuse à faire un pied de nez au mythe. L’enfant qui naît en cette nuit de Noël est doublement subversif. L’importance de ce rite religieux dans cette société est bien sentie, grâce notamment à la description de certaines valeurs, telles le couple, la procréation et la religion. L’auteur se montre savoureusement satirique sur les méthodes utilisées par l’Église pour reconquérir ses fidèles. L’utilisation des médias électroniques est déjà une réalité et le succès de certaines émissions télévisées (comme celle de Rex Humbard) prouve l’efficacité de ces moyens de communication.
La Machine à explorer la fiction de Jean-Pierre April s’inscrit dans un univers fortement influencé par le continent nord-américain. Quatre nouvelles ont pour cadre la ville de New York, la cinquième a pour milieu la ville de Montréal, tandis que « Le Miracle de Noël », dont la mise en scène de la Naissance Divine a lieu dans les studios de Holyworld, se déroule vraisemblablement aux USA. En cela, April se situe dans la lignée des écrivains québécois de quarante ans et moins. Ceux-ci se sentent beaucoup plus près de la culture américaine que de la culture européenne (française) contrairement à leurs aînés.
April est essentiellement un écrivain de l’américanité, contrairement à Élisabeth Vonarburg dont les récits rejettent toute notion de nationalité et privilégient l’universel à l’état pur. Ses personnages sont citoyens du monde alors que ceux de Jean-Pierre April sont foncièrement nord-américains et sont aux prises avec des problèmes particuliers aux sociétés occidentales et capitalistes, à savoir la pollution, la consommation, le développement effréné de la technologie. Les personnages d’April se débattent contre l’envahissement des ordinateurs parce qu’ils constituent une menace pour la liberté de l’homme. April appréhende un monde où les ordinateurs seront plus intelligents que les hommes.
L’oeuvre d’April ressemble, dans une certaine mesure, aux deux romans d’Emmanuel Cocke parus aux éditions du Jour. Comme Cocke, April aime bien inventer de nouveaux mots par contraction: psivision, téléfiction, auto-tub, stadonef, etc. Tous deux sentent les choses en Nord-Américains et manient l’humour avec beaucoup de bonheur. Si April s’en sert surtout à des fins satiriques, Cocke recherchait l’humour pour l’humour.
Pour terminer, le directeur de la collection a cru bon d’inclure un court essai sur « Les Perspectives de la science-fiction québécoise ». Quoiqu’intéressant, ce texte n’est pas nouveau puisqu’il a été lu par April à Chicoutimi, lors de Boréal 1979, et repris dans la revue imagine… S’il permet effectivement « d’éclairer sous un jour différent certains récits » du présent recueil, il aurait été préférable de le présenter comme une préface et non de l’intégrer au corpus de textes de création. En résumé, l’intérêt de La Machine à explorer la fiction est indéniable mais il se trouve dilué par un contenu en partie déjà connu. L’auteur ne maîtrise pas toujours son écriture, ce qui engendre parfois une certaine confusion ou se traduit par un illogisme du genre : « Nous étions au beau milieu du troisième millénaire, le calendrier indiquait 2050. » (p. 108) Si tel est le cas, il se trouve en l’an 2500. Heureusement que les exemples de cet ordre ne sont pas courants et que Jean-Pierre a une imagination très riche.
Jean-Pierre April
La Machine à explorer la fiction
Longueuil, Le Préambule (Chroniques du futur, No.2), 1980, 249 p.
Claude JANELLE