Stanley Péan, L’Emprise de la nuit (Fa)
Stanley Péan
L’Emprise de la nuit
Montréal, La Courte Échelle (Roman +), 1993, 155 p.
Stacey, Néo-Québécois d’origine haïtienne, et son ami Pierre, un « Bleuet », se rendent à Montréal pour retracer Yannick, le grand frère du premier. Ils auront tôt fait de le retrouver à la tête d’une bande de délinquants noirs, les Vlinbindingues. Le frère aîné de Stacey s’avère méconnaissable : froid, cruel, tyrannique, il se fait révérer par ses disciples et appeler Maître Y.
Dans l’entrepôt qui sert de repaire à sa bande, Stacey et Pierre ont trouvé un œil de verre qui a des pouvoirs hallucinogènes lorsqu’on se l’applique devant l’œil, et qui devient brûlant quand la violence éclate à proximité. Stacey lui-même, sous l’influence de cet objet, devient violent et antipathique.
Après une sanglante bataille entre les Noirs et des skin heads, Pierre découvre que les deux chefs de bande, loin d’être ennemis, s’échangent – par un procédé relevant des effets spéciaux – l’énergie absorbée par leurs faux-yeux lors du combat. Lors d’une confrontation finale, Stacey vaincra l’entité qui possède son frère grâce à son nom secret, mais au prix de la mort définitive de Yannick.
Roman très efficace que celui-là. Les emprunts au cinéma d’horreur de série B, dans le dernier chapitre, ne sont pas trop racoleurs et ne font pas verser L’Emprise de la nuit dans le grand-guignol. Roman très violent, aussi, du moins, selon les normes de la littérature jeunesse ; mais cette violence est limitée au strict minimum qu’exige la progression de l’intrigue, étant donné le thème choisi. De Péan, qui fait volontiers la leçon dans ses textes, on aurait pu craindre un roman pour jeunes plus moralisateur et plus biaisé. Le pire est évité, même si L’Emprise de la nuit s’avère assez PC pour être en lice au prix Montréal en Harmonie.
Problème courant, que d’autres critiques ont relevés : les personnages de Péan, surtout lorsqu’ils relatent un épisode qu’ils ont vécu « hors champ », recourent inévitablement à des formes qui ne sont pas celles du langage naturel. Impossible de croire à un garçon de quinze ans qui livre un exposé aussi net, construit et imagé que celui des pages 120 à 126 – demandez à un ado moyen de vous résumer un film, enregistrez puis transcrivez le résultat… Rien à voir. Deux solutions : rapporter les propos du personnage de manière indirecte et faire prendre en charge le récit par la narration. Ou alors, faire le détour par une deuxième ligne narrative, mais la narration en « je » qui est de rigueur à La Courte Échelle interdisait Péan à ce recours.
Revenons au moteur même de l’intrigue. L’œil de verre qui luit d’une lueur bleue lorsqu’il absorbe les énergies négatives émises par la violence, n’est pas sans rappeler la gemme bleue du médaillon d’Idralfas, dans la nouvelle « Tu seras le septième » de Daniel Sernine (1979, Légendes du vieux manoir, et 1986, « Triptyque gothique » dans le magazine Carfax, bien connus de Péan). Cette pierre brillait elle aussi après les meurtres, elle dégageait une sensation électrique dans la main qui la tenait, elle abritait une entité malveillante et faisait ressentir sa « faim » à son porteur ; idem, idem, idem et idem pour l’œil de verre dans L’Emprise de la nuit.
Mais il ne faut pas s’étonner de ces similitudes, ce motif faisant partie du patrimoine commun des amateurs occidentaux de fantastique, qu’ils soient consommateurs de littérature populaire, de séries télévisées ou de cinéma. À titre d’exemple, et sans même parler de la fiction imprimée, la série Star Trek a exploité plus d’une fois le thème des entités incorporelles vampirisant l’âme ou les émotions (peur, haine…) de leurs victimes. On trouverait sans doute les équivalents dans un épisode ou l’autre de Twilight Zone ou de Night Gallery.
On peut seulement regretter que, lorsqu’il prend sa plume de critique, le même Péan reproche à d’autres auteurs de faire des textes « convenus » et « sans surprise » quand ils puisent à ces sources culturelles, où lui-même s’abreuve si copieusement, en particulier dans ses nouvelles et dans la finale du présent roman.
Enfin, un motif n’est pas moins bon parce qu’il est ré-interprété par un nouvel instrumentiste. Stanley Péan excelle à se placer les pieds et L’Emprise de la nuit apporte à La Courte Échelle un échelon aussi solide que celui de Paul de Grosbois avec Un mal étrange (1991). Souhaitons que l’éditeur ne s’en défasse pas après un usage unique comme ç’a été le sort de Grosbois.
Alain LORTIE