«Décapité, vivant» : espace et personnage dans la nouvelle de SFFQ
par Sophie BEAULé
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 873Ko) de Solaris 149, Printemps 2004
On sait que le fantastique et la SF connaissent au Québec un véritable essor à partir des années 1980 1 . Les romans, recueils, collectifs et, bientôt, rééditions se multiplient. Les deux genres jouissent aussi de la reconnaissance tant à l’étranger que dans le champ littéraire québécois. En effet, la pratique des deux genres mais surtout celle du fantastique se légitimise comme en témoignent les chroniques et les numéros spéciaux dans les revues littéraires, de même que la mise sur pied du groupe de recherche du GRILFIQ.
Les années 1990 continuent sur la lancée, bien qu’avec un bémol puisque les collections de SF et de fantastique de la maison Le Préambule cessent d’exister en 1988 et que la revue imagine… disparaît à la fin de la décennie suivante. Les chiffres fournis par Claude Janelle et Jean Pettigrew dans L’Année de la science-fiction et du fantastique québécois sont éloquents. En 1983, 44 écrivains publiaient l’un ou l’autre des deux genres ; ils sont 90 en 1997. De même, la production passe de 108 nouvelles et 12 romans en 1984 à 128 nouvelles et 22 romans et récits en 1997.
Si la production de nouvelles se montre assez stable durant les deux décennies, son importance demeure indéniable. Durant les années 1980, la SF surpasse le fantastique, soit 58 nouvelles contre 50 en 1984, grâce aux revues participant du milieu SFFQ. La vapeur se renverse dès le début de la décennie suivante ; 1997 voit la publication de 91 nouvelles de fantastique contre 31 en SF. Une telle situation pourrait reposer sur deux facteurs. Tout d’abord, comme le fantastique jouit d’une plus grande légitimité, ce sera vers ce genre que de nombreux écrivains se tourneront. Il est d’ailleurs à remarquer que les nouvelles SF proviennent surtout du milieu spécialisé. Ensuite, la nouvelle convient particulièrement au fantastique. Selon Michel Lord et André Carpentier, ce genre, axé sur la rupture entre le réel et l’irréel, profite en effet de la forme brève, caractérisée par l’idée fixe (le personnage est marqué par un discours obsessif), la discontinuité et la fragmentation. Mais la SF profite également de cette fragmentation pour travailler des angoisses et des pulsions rattachées au monde contemporain 2 .
Au-delà de cette connivence entre la nouvelle et la SFF, comment s’explique l’essor de ces derniers au Québec ? Qu’est-ce que les contenus qu’on y trouve révèlent sur l’état de la société québécoise? Comme la littérature générale, la SF et le fantastique interprètent l’air du temps ; mais ils en facilitent une illustration exacerbée qui désigne le caractère problématique du réel et de l’identité. Les fictions proposent en effet des espaces agressés ou emprisonnants dans lesquels le personnage subit des attaques diverses à son intégrité physique ou mentale. Cette identité ébranlée appelle une quête, personnelle ou collective, dont l’issue ambiguë traduit le désir de changement. Notre propos s’attachera ainsi, à partir d’un corpus basé surtout sur la production des années 1980, à cerner quelques thèmes plutôt qu’à offrir une analyse des particularités des auteurs.
Regard sur la forme
Arrêtons-nous tout d’abord à la forme des textes, dont les auteurs offrent une palette diversifiée. En général, la nouvelle au Québec est passée d’une forme traditionnelle à une narration plus complexe ou syncopée. Les spécialistes 3 remarquent que la nouvelle québécoise se caractérise par une tendance à l’extrême concision et par l’exploration de techniques pour faire éclater le fil du récit. L’identité incertaine des personnages, les ellipses, les changements brusques de narrateur nourrissent le fantastique et invitent à la participation du lecteur. C’est certainement le cas du «Lever du corps» de Jean Pelchat ([1991], dans Grégoire, 1997) qui utilise une triple voix narrative pour relater le meurtre du personnage par son double au miroir.
La nouvelle de SFF adopte aussi une forme classique. Les productions plus traditionnelles seraient surtout le fait des écrivains du milieu SFFQ; on pense au fantastique canonique pratiqué par Daniel Sernine 4 et aux nouvelles SF de Joël Champetier 5 pour ne donner que ces exemples. Les préoccupations formelles ne sont toutefois pas absentes du milieu. Certaines expérimentations ont paru durant les premières heures d’ imagine … On pense aussi à la série «Coma» 6 dans laquelle Jean-Pierre April utilise des techniques avant-gardistes pour réfléchir sur la relation entre le lecteur, le texte et l’auteur. Élisabeth Vonarburg, dans «… Suspens ton vol» ([1992], dans Champetier et Meynard, 1993), traduit dans des phrases syncopées et elliptiques l’activation, le jour, de l’artefact narrateur, puis son ralentissement, la nuit, par des phrases entrecoupées de tirets.
Enfin la nouvelle fantastique et, dans une moindre mesure, SF présente l’éclectisme, le mélange des genres tout comme l’humour qu’on associe généralement à ce qu’on nomme le postmodernisme. Les «Incidents de frontière» d’André Berthiaume, par exemple, introduisent dans le fantastique d’autres genres tels que le surréalisme, le réalisme magique, le merveilleux ou la SF. André Carpentier, de son côté, offre des textes où se mêlent l’onirisme, le fantastique surréaliste et, dans certaines nouvelles, l’humour, comme en témoigne «Le "aum" de la ville» ([1983], 1992). Un même phénomène se retrouve aussi dans la SF, comme chez April, François Barcelo et Harold Côté dont «Le Projet» ([1992], dans Champetier et Meynard, 1993) juxtapose la réflexion sur le texte à son récit. Bref, la nouvelle de SFF s’inscrit pleinement dans le profil de la production littéraire québécoise générale.
L’espace : agression et enfermement
Qu’il s’agisse de mondes étrangers ou de l’ici terrestre, l’espace représenté dans la SFFQ apparaît généralement marqué par l’agression au sens large ou encore l’enfermement. Le relief et les conditions climatiques de la planète Mashak traduisent bien la tension entre les Glogs et les occupants terriens dans «Un papillon à Mashak» de Jean Louis Trudel : «Mashak était un cri brûlant, un soleil sanglant dans le ciel voilé, le silence suffocant d’un été sans fin emprisonné dans les rues de pierre dorée» (1993 : 5). Le pays de Tourbai, dans «Le Sang et l’oiseau» d’Yves Meynard (dans Champetier et Meynard, 1993), porte les traces de la guerre entre les Crémontes et les Doriandres, qui ont besoin de l’âme de leur victime pour procréer des monstres vampiriques ; leur présence aiguise la violence de la Volte, concours de danse dont le gagnant sera offert en sacrifice.
La Terre se montre tout aussi agressée. La guerre domine dans «Impressions de Thaï Deng» d’April ([1985], 1991), où les femmes qui ont créé une communauté utopique pour anéantir toute pulsion de guerre ne peuvent rien devant la dissidence interne et les groupes idéologiques qui détruisent le pays. Exprimant leurs craintes devant les menaces atomiques et écologiques, certains auteurs posent l’histoire dans des univers postcataclysmiques. Le monde a régressé au stade tribal, et les petites communautés rejettent les marginaux victimes des radiations dans le recueil Légendes de Virnie de René Beaulieu (1981). Le cycle de Baïblanca d’Élisabeth Vonarburg dépeint un monde où les villes se meurent et la société a régressé à la suite des Grandes Marées et des catastrophes séismiques. Enfin, l’agression ira jusqu’à faire exploser le territoire comme dans la courte nouvelle de Roland Bourneuf «Il plut…» ([1991], dans Grégoire, 1997) où le pays se fissure en îlots emportés à la dérive.
L’espace urbain, où Montréal apparaît de plus en plus avec les années, concentre la violence et la destruction ; s’y ajoute, dans certains textes, l’enfermement qu’on retrouve aussi dans les lieux privés. C’est le cas de «La Cité de Penlocke» de Natasha Beaulieu (1996). Cette ville entourée de murailles et bientôt pestiférée rassemble les parias rejetés par les Mégalopoles de même que des extra-terrestres s’apprêtant à envahir la Terre. Montréal se fait lieu de régression et de violence, matrice liquide «en forme de pubis qui buvait la mer, avec sa jungle de verdure que nourrissait les canaux», dans «Akimento» de Claude-Michel Prévost ([1989], dans Champetier et Meynard, 1993 : 208). Les rues montréalaises décrites dans Nuits blêmes de Sernine (1990) voient roder les goules et les stryges. La violence ébranlante peut enfin prendre un détour plus insidieux ou absurde ; ce sera souvent le cas du fantastique, où l’irréel surgit d’un décor réaliste. Dans «Dames au parc devant un inconnu» de Michel Dufour ([1995], dans Grégoire, 1997), des individus se mutilent ou se tuent, ce qui laisse les habituées du parc indifférentes. C’est plutôt la réaction horrifiée du héros qu’elles réprouvent à un point tel qu’elles le lapideront. Les rues nocturnes aiguisent le malaise du narrateur de «Filature» de Gilles Pellerin ([1987], dans Grégoire, 1997) qui se voit suivi, dépassé puis littéralement remplacé par un homme qui rentre dans son appartement.
L’espace se restreint bientôt autour du personnage pour l’emprisonner, sinon le tuer. Il prend diverses formes, de la plus baroque, comme l’immense bar souterrain sur douze étages nommé Catacombes et théâtre d’une chasse à l’homme dans «L’incident Chicago» de Jean Dion (dans Sernine, 1985), à la plus quotidienne. Un ascenseur truqué conduit un haut fonctionnaire, dans «Ascenseur pour le sous-monde» de Michel Bélil (dans Carpentier, 1983), vers un sous-sol moisi où sont parqués des sous-fonctionnaires déchus. L’appartement de Vigean se comprime au point de tuer son locataire dans «Rien n’a de sens sinon intérieur» de Claude-Emmanuelle Yance ([1987], dans Grégoire, 1997). L’enfermement s’actualise aussi sous la forme du miroir – dont l’occupant piège son double réel – ou encore de la navette spatiale. Nowher s’abandonne au désespoir dans un secteur perdu de la Nef et cherche à rencontrer ses semblables, dans «Les Hommes-snoopy meurent tous comme les chèvres du Bengale» ([1984], dans Lord, 1988). Or ceux-ci sont morts, et lui-même se sent comme la chèvre enchaînée devant un tigre.
En plus de l’espace en tant que tel, la trajectoire se lie donc, en général, à l’agression et à l’enfermement. Mais elle présente aussi une facette plus positive chez certains auteurs. En effet, les personnages peuplant le cycle du Labyrinthe d’Esther Rochon accèdent à l’harmonie intérieure par la recherche du centre. Qu’ils errent dans le labyrinthe ou sortent dans le monde extérieur, c’est à travers l’authenticité du retour sur soi ou de l’émotion qu’ils trouveront leur voie. Par exemple, le centre naît de la décision d’aider les survivants de la guerre dans «La Double Jonction des ailes» ([1984], 1987) ou encore de l’émotion esthétique dans «La Forêt de vitrail» ([1986], 1987). Les nouvelles rattachées au Pont, chez Vonarburg, s’orientent aussi sur la connaissance de soi. Car si le Pont permet de voyager dans l’arbre-univers, il amène le Voyageur là où il le désire profondément ; le voyage se fait essentiellement intérieur.
La relation à l’espace, difficile et ambiguë, nous semble rappeler d’abord le malaise entourant la question du territoire dans le discours québécois. L’espace agressé et agressant traduirait (par une voie détournée) la violence, le sentiment de non-possession ou de non-maîtrise du Québécois dit de souche devant son territoire. Les limites imposées par la Constitution de 1982 aux prérogatives politiques provinciales, les droits des Québécois anglophones ou immigrants, les revendications autochtones sur des zones mal définies du territoire constituent les éléments tangibles du malaise.
L’espace social
L’espace traduit plus généralement le sentiment de déracinement, de flottement, ressenti devant les structures sociales et économiques en pleine mutation durant la deuxième moitié du XX e siècle, tant au Québec qu’en Occident. L’épuisement de l’impulsion politique – et son regain momentané – qui aboutissent à l’échec des référendums de 1980 puis de 1995, tout comme les débats de société qui entourent les Accords du Lac Meech en 1990 et de Charlottetown en 1992, s’accompagnent d’interrogations sur les transformations économiques et d’une crise identitaire exacerbée par le cosmopolitisme et la question autochtone. Sur le plan occidental, les penseurs se penchent sur les mutations de l’époque contemporaine, sur un individu désormais déraciné au sein d’une société dite du spectacle. C’est pourquoi, au sein de l’espace violent, la SFFQ présente nombre d’environnements sociaux totalitaires ou dystopiques ; plus fréquents encore seront les cas de sociétés hiérarchiques, dirigées par des intérêts économiques ou politiques ou basées sur la violence, ouverte ou voilée.
L’agression sociale provient en particulier du spectacle et de la virtualité. Par là, les nouvelles rejoignent les discours sur la domination des industries médiatiques que tiennent des penseurs comme Jean Baudrillard, par exemple. Selon ce dernier, les médias avalent la réalité et court-circuitent toute résistance et toute subversion. Ils entraînent aussi un univers artificiel qui falsifie la vie sociale, efface les limites du moi et du monde, toute comme les limites du vrai et du faux.
April est certainement l’écrivain québécois de SF qui a le plus arpenté les questions du simulacre, du spectacle et de la fusion entre le réel et l’imaginaire, comme en témoignent ses Machine à explorer la fiction (1980), TéléToTaliTé (1984) et le recueil monté par Lord Chocs baroques (1991). Les fictions dépeignent un univers où le réel relève d’un simulacre imposé par le pouvoir institutionnel et où les hommes sont par le fait même, aliénés. Les textes entrechoquent vie et mort, simulacre et vérité, pour produire une critique sociale acerbe selon Lord. Par exemple, «Télétotalité» ([1980], 1991) décrit la stratégie du Réseau de télévision Neworld, née de la fusion entre la télévision tridimensionnelle et de la Télé-Directe, pour impressionner les «tédéspectateurs». La Télé-Directe est en effet envahie par des barbares qui menacent les consommateurs par leurs visions mythiques. On croit à des émissions pirates voulant contrer l’industrie médiatique, mais il s’agit d’un nouveau programme développé par le Réseau :
[…] on canalyse [sic] l’inconscient collectif dans des modules de prêt-à-rêver. Notre ersatz de paradis est réglé par les codes, les grilles, les filtres et les lois invisibles de la censure logicielle. Finalement la rêverie tédévisée se nourrit à même les désirs des spectateurs. (April, 1991: 138)
Le spectacle prend aussi la forme de la fête, en particulier chez Sernine qui décrit, dans son cycle du Carnaval 7 , un univers désespéré sur fond de fête bruyante. S’y déroulent les scénarios violents construits par des Terriens et des éryméens en mal de sensations fortes : «le Carnaval, on le porte en soi», déclare un personnage de «La tête de Walt Umphrey» ([1984], 1991a : 56). La relation intime entre le réel et le simulacre prend aussi la forme du passage entre la réalité et un irréel qui se donne pour réel. De fait, la frontière est mince entre les deux faces de la réalité; les «incidents de frontière» (pour reprendre l’expression de Berthiaume) surgissent d’une situation souvent banale ou encore de l’écriture et questionnent la notion de réalité. Par là, le fantastique québécois s’inscrit bien dans le refus contemporain de croire en la solidité et la crédibilité du monde, de décider du vrai et du faux. Rien de plus normal qu’une visite au musée; pourtant, dans «Mazin taïno» de Bertrand Bergeron (1993), le portrait d’une femme fascine le narrateur, car une voix en provient et les traits du visage s’estompent peu à peu. Le narrateur en parle à une compagne rencontrée au musée. Il comprendra, au moment où le tableau recouvre son aspect initial, que c’est la compagne qui risque de s’effacer. «La démarcation» de Berthiaume (1984) fait quant à elle jaillir le fantastique du jeu entre la lumière et l’ombre:
([…] Est-ce elle [son ombre] qui a raison, qui voit juste ?) […] le soleil frappe son pied droit et provoque un doux ébranlement. Il avance un peu, s’arrête, jette un coup d’œil à son ombre qui maintenant s’étend à sa gauche, très allongée. Tout y est les jambes, le torse, les épaules, les bras. Il n’y manque que la tête. Il poursuit sa marche, plus léger, sans parenthèse, décapité, vivant. (Berthiaume, 1984 : 59)
Un personnage divisé, altéré
Cette dernière citation souligne des éléments centraux au personnage. En effet, à un espace tourmenté ne peut répondre qu’un personnage à l’identité altérée. Le héros apparaît tout d’abord «décapité» en quelque sorte, atteint dans son intégrité physique ou mentale. Des petites filles comme Happiness ont subi un implant de personnalité secondaire pour devenir des geishas destinées au bienêtre et à la sécurité de leur propriétaire, dans «Geisha blues» de Michel Martin 8 (dans Janelle, 1988). Le prince Djalal souffre d’un charme qui l’a transformé en oiseau, dans «Le trente et unième oiseau» de Marie José Thériault (dans Carpentier, 1983), mais le pire l’attend au terme d’un long périple pour retrouver forme humaine, puisqu’il sera fusionné à Satan. Vonarburg met en scène des artefacts, des sculptures biologiques qui peuvent ressembler aux humains. La situation de ces êtres aux corps artificiels et dotés d’une conscience aiguë de leur marginalité provoque leur réflexion sur leur identité ainsi que leur révolte. C’est le cas du personnage de «Dans la fosse» (dans Janus , 1984), par exemple. Enfin, le recueil de Jean-Jacques Pelletier L’Assassiné de l’intérieur (1997) présente des personnages transpercés par un couteau ayant poussé dans leur poitrine, subissant des démangeaisons dues à des «lignes de vides» ou encore souffrant de larmes incessantes qui finissent par leur dessécher le corps.
L’altération physique devient bientôt atteinte à l’intégrité psychologique, dépossession, perte d’identité et finalement mort. Souvent solitaires, marginalisés ou victimes, les personnages subissent l’ébranlement «de l’intérieur». Roland Bourneuf décrit ainsi, dans «Le 20 avril…» ([1994], dans Grégoire, 1997), un personnage perturbé par des images mentales, mélange de souvenirs vrais et faux ; il s’agit d’une situation qui se propage bientôt à la société entière. La Plage des songes de Stanley Péan (1988) présente des personnages vivant difficilement leur identité haïtienne dans leur pays d’adoption. «Ce nègre n’est qu’un Blanc déguisé en Indien», par exemple, décrit l’évolution d’Alix Claude qui peu à peu régresse ainsi au stade animal pour mieux correspondre aux clichés véhiculés dans son milieu.
Le thème du double aiguise ces troubles d’identité. «La division» de Bertrand Bergeron ([1987], 1990) relie l’idée de clonage à celle de division en soi et entre les êtres. David a été drogué à mort par le clone de sa compagne Lyl, espionne pour une compagnie de clonage. Sauvé par Lélian Dewad, sa thérapeute (et mère ?), il demeure marqué et refusera d’ouvrir la porte à la véritable Lyl ; il reste «vide» sans sa moitié, en pleine régression. La nouvelle encourage d’autres lectures ; David revivrait ainsi, sous le mode métaphorique, la division à l’origine de sa nature de clone, un clone frère de Lyl — don’t il a besoin pour être complet. Le personnage de «Dépassé par les événements» d’Hugues Corriveau ([1994], dans Grégoire, 1997) constate un écart de plus en plus prononcé entre lui et son double au miroir. Le double prend de l’autonomie, sort, poursuivi par le personnage qui mourra bientôt, tué par l’ombre. La nouvelle «Deux images dans une vasque» de Pellerin ([1987], 1991) se penche quant à elle sur la distance entre la jeunesse et l’âge adulte. à la suite du personnage d’une nouvelle de Papini qui retourne sur le lieu de son enfance, y rencontre son moi jeune et le tue, le narrateur revient à Shawinigan, mesure son évolution depuis son adolescence, et, de ses yeux de jeune homme, voit son image d’homme vieilli dans la vasque. La division demeure cependant, et la mort s’esquisse en filigrane.
Cette identité ébranlée, sinon détruite, soulignerait la face noire de l’individualisme contemporain, c’est-à-dire son angoisse et son vide. Gilles Lipovetsky appelle «narcissisme collectif» l’hyperinvestissement de l’espace privé à travers la culture des besoins et l’hédonisme. Ce phénomène entraîne le péril d’une identité qui se vide par excès d’attention et de questionnement sur soi. Le moi est devenu un espace sans fixation ni repère, traversé de messages et indifférent (1989 : 74-84). Les textes exacerbent ici le déchirement latent contenu dans cette identité à la fois flottante et hypertrophiée, source de questionnement.
La relation à l’Autre
Le malaise entourant les troubles d’identité se révèle par ailleurs à travers la relation à l’autre sexe ; celle-ci se montre en effet difficile en raison de la distance, de l’incompréhension ou de l’ébranlement intérieur. Aude se penche sur la fragilité de la femme dans ses rapports avec son corps et avec l’homme; ainsi, le corps du personnage féminin s’effrite en fragments de verre sous la voix de l’homme, dans «Fêlures» (1987). Guy Bouchard radicalise de son côté la division entre les sexes en décrivant dans «Andropolis» (1989) une ville-société composée uniquement d’hommes Il-il-s dominants et Il-elle-s dominés ; pour se reproduire, ils chassent des Elle-elle-s . Une complémentarité malaisée fait l’objet de textes comme «Le désir comme catastrophe naturelle» de Claire Dé ([1985], 1989) où l’homme et la flamme qu’il provoque sont associés au diable. La rencontre entre les sexes repose enfin sur la douleur, l’affrontement mais aussi la fusion à l’autre, comme le suggère «La carte du tendre» de Vonarburg ([1986], 1991). La théorie précieuse sert ici de tremplin au spectacle d’un artiste et de son sujet féminin qui se dépiautent l’un l’autre pour ensuite procéder à l’échange des enveloppes corporelles.
La relation à l’Autre en général suit le même profil et englobe le collectif. L’atmosphère est tendue entre le personnel de la base martienne Biosphère dans «Survie sur Mars» de Joël Champetier (dans Janelle, 1988) puisqu’il a un meurtre sur la conscience. Des antagonismes profonds dominent «La collection Galloway» de Francine Pelletier (1992) : des artistes vivent en commun dans un no man’s land paradisiaque qui se révèle plutôt un enfer en raison des entre-déchirements et de deux morts. De nombreuses nouvelles dépeignent la difficulté des relations entre groupes, comme le démontre «Rêves d’anges» d’Alain Bergeron (1991) où la violence meurtrière constitue la seule relation entre les races.
Cette relation malaisée à l’Autre s’enracinerait tout d’abord dans la situation sociopolitique même du Québec, communauté possédant des caractéristiques de la nation tout en vivant une situation minoritaire au sein de celle-ci selon le politologue Yvon Thériault. D’une part, en tant que minorité, le groupe doit préserver le particularisme et l’hétérogénéité; mais en tant qu’état, il rejette ces derniers, d’où une relation ambiguë avec cet Autre qui l’invite à s’ouvrir. Apparaît ainsi une tendance au repli sur soi potentiellement régressive, en ce sens qu’elle peut appeler l’intolérance, selon certains chercheurs.
La relation malaisée illustrerait en outre la réponse alarmée, dans une partie du discours québécois, aux courants de pensée qui vantent les valeurs individuelles et le pluralisme suite, entre autres, à la Charte des droits. La Loi constitutionnelle de 1982 a d’ailleurs favorisé la promotion d’une politique qui minorise le Québec et le place donc sur le même plan que les autres provinces, ce qui affaiblit la légitimité de ses caractéristiques identitaires ainsi que ses revendications. Cette remise en question identitaire s’aiguise aussi avec l’air du temps contemporain dont on a parlé plus haut. Comme le déclare le politologue Luc Dion : «Les Canadiens français, au sein de la génération montante surtout, vivent la modernité (ou la postmodernité) dans l’incertitude d’une identité mal amarrée, une incertitude aussi stérile et plus pathétique qu’autrefois.» Dion, 1998 :279)
De l’échec de la quête au désir de renaissance
On comprendra dès lors que la quête du personnage, qu’elle demeure personnelle ou prenne en charge le collectif, véhicule une certaine ambiguïté. Le résultat de la quête oscille entre l’échec devant l’environnement adverse et la réussite par l’ouverture sur soi ou sur le nouveau. Par là, les textes nous semblent faire écho au flottement entourant la question identitaire et le rapport à l’Autre. Les quêtes au résultat positif traduiraient quant à elles le désir de résoudre le malaise individuel autant que collectif, associé au Québec tout comme à l’Occident.
La quête du personnage survient lorsque l’environnement ne permet aucun remède à la situation aliénante. Le prisonnier du «Vertige des prisons» de Roger Des Roches (1989) est acculé à un cul-de-sac : «je ne peux aller nulle part et je ne peux revenir chez moi» (128 – l’auteur souligne) déclare-t-il à l’adolescente qu’il aime et dont il espère une libération intérieure ; mais celle-ci le tuera. L’aliénation est totale pour le narrateur de «L’Espace du diable ou histoire d’un chien-garou marginal» de Jacques Renaud (1989), écrivain coincé entre le désir de ne pas trahir sa spécificité québécoise et celui de gagner sa vie ; la contradiction se traduit par la métamorphose en chien-garou.
Les collectivités apparaissent aussi condamnées au statu quo ou à la disparition. Malgré son désir d’enracinement dans une société sédentaire, Jorn, un des hommes-écailles vivant sur le vaisseau-poisson, est appelé à devenir le navigateur du Léviathan et donc à poursuivre l’errance de son peuple dans «Les Hommes-écailles» de Meynard ([1989], 1995). Le peuple vélissien décrit par Rochon, dans «Le Piège à souvenirs», subit «une sorte de génocide […] à moins qu’il ne s’agisse d’un suicide collectif» ([1985], 1991: 136); c’est par l’indifférence passive et l’art qu’il accepte sa situation. La disparition guette le peuple des Ourlandes, dans «L’Ourlandine» d’Annick Perrot-Bishop ([1986], dans Gouanvic, 1983) : «Aujourd’hui, Dor me dit qu’il est le Futur et que nous, les Ourlandes, nous allons disparaître, perdre notre individualité, être broyés, moulus en une poussière si fine qu’elle en deviendra invisible (20)».
Qu’en est-il de la représentation du Québec même? Que ce soit sur le mode de l’humour ou du regard sombre, le pays rassemble les motifs, jusqu’ici étudiés, de l’espace aliénant à la perte d’identité et au rapport difficile avec l’Autre ; c’est dire combien les nouvelles ayant pour cadre le Québec reprennent le malaise collectif et ne semble pas y voir d’issue. Nous n’en prendrons ici que quelques exemples.
«Le "aum" de la ville» de Carpentier se penche avec humour sur la question de l’avenir du Québec. La nouvelle narre le voyage de l’île de Montréal, arrachée de sa position géographique pour ensuite échouer sur un récif. Ici, le discours apocalyptique se moule au récit de la genèse, fondant ainsi le pays dans la catastrophe. Mais n’est-ce pas là une caractéristique du Québécois qui non seulement revient sans cesse sur une Histoire marquée par les traumatismes, mais se pose encore comme être-catastrophe dans le monde postmoderne, déclare Pierre Nepveu ?
[Il s’agirait d’un] sujet-catastrophe, dont le mode d’être serait justement la rupture permanente, la fragmentation vécue dans la plus profonde ambivalence comme désastrecréation, comme éternel retour du même dans l’hyperaltérité, comme centrifugation cyclique hors d’un centre vide […] (Nepveu, 1988: 158)
On pourrait lire dans le son «aum» une métaphore amusée des bouleversements occasionnés par la Révolution tranquille et le discours indépendantiste, de même que l’état d’incertitude collective contemporaine. D’abord euphorique puis de plus en plus déstabilisant, le «aum» qui assourdit la ville s’accompagne du suicide collectif de toutes les statues de Montréal qui se jettent dans le fleuve ; avec elles, ce sont la religion et l’Histoire qui disparaissent. Et si l’île quitte le territoire originel et voyage, elle échouera bientôt. La nouvelle se clôt sur le sentiment de déroute quant à l’identité et à l’avenir du Québec : «Il y eut un soir de plus, et qui sait s’il y eut un autre matin ? Si le huitième jour arriva à naître ? S’il fut perdition ou enchantement ? S’il fut jamais…» (67).
L’incertitude s’efface dans «Base de négociation» de Jean Dion ([1992], dans Champetier et Meynard, 1993) qui exprime le discours le plus alarmiste quant à la situation du Québec. La détérioration des relations entre le Canada et la province a provoqué une situation géopolitique explosive. Le Canada, devenu l’Union, opte pour la tutelle de l’Enclave, ancien Québec aux pouvoirs politiques limités, en raison des problèmes qu’elle entraîne. N’est-elle pas une nuisance dont la simple existence entrave l’économie mondiale ? L’Enclave s’accroche à sa relative indépendance malgré le délabrement économique et surtout une situation sociale explosive. En effet, les différents groupes autochtones et ethniques briguent leurs droits contre ceux des «Enclavés» (ou Québécois de souche) qui, par ailleurs, se sont retranchés sur eux-mêmes; il ne reste à ces derniers qu’une histoire fondée sur l’échec et une langue morte, car non utilisée. La disparition géopolitique, exigée par les dirigeants du monde, menace donc l’Enclave. Cette disparition se montrera aussi effective dans «Canadian Dream» d’April ([1982], 1991), puisque le pays est une chimère créée par Jacques Cartier, selon un sorcier camerounais…
L’errance, un espace aliénant et le malaise identitaire marquent aussi «Le Vol de la ville» d’April ([1980], 1991). Des Maïaniens, naufragés spatiaux qui ont échoué à Moréal, reçoivent l’aide des Mu-T qui leur ressemblent et que le Dictateur Jos Drapo affectionne. Ils convainquent le maire de construire un stade qui se révèle en fait un vaisseau spatial. Lorsque le vaisseau décolle, il entraîne avec lui un Moréal qui devient un cirque cosmique errant dans l’espace jusqu’ à son arrivé à Maïan. La ville exige de cette planète qu’elle lui fasse réparation, en la personne de Jiouib, de son histoire meurtrie par les Maïaniens; ce dernier, fils de Drapo et d’une Maïanienne, sera destiné à devenir le maire de l’île, et Moréal retrouvera son identité originelle par l’expulsion des Maïaniens et des Mu-T. Le texte véhicule ainsi un certain ressentiment envers l’Autre : ne sont-ce pas les Maïaniens qui poussent le pays à l’exil? Retrouver l’identité primitive suppose ici un repli qu’on pourrait qualifier de régressif puisqu’il faut expulser les corps étrangers. Il s’agit toutefois d’un retour impossible, comme le montre bien le personnage de Jiouib ; l’identité nouvelle se fonde sur l’entre-deux, le non-lieu :
Je n’étais pas un Maïanien, ni un Mu-T, ni même un Moréalien. J’étais le seul représentant d’une race nouvelle, née de trois races. En grimpant à l’échelle de corde, je songeai que j’étais un pur étranger. Je me suis arrêté un instant à mi-chemin entre Moréal et Maïan, constatant que c’é