Gormenghast, Le roman et son adaptation télévisuelle : d’intéressantes ambiguïtés
par Esther ROCHON
Exclusif au supplément Web de Solaris 136, hiver 2001
La trilogie de Gormenghast est une oeuvre importante de l’écrivain et dessinateur anglais Mervyn Peake (1911-1968), publiée au milieu du vingtième siècle. Après que d’autres, et non des moindres (Terry Gilliam, Sting), ont renoncé au projet de la porter à l’écran, la BBC en a diffusé en l’an 2000 une adaptation pour la télévision, en quatre épisodes, qui couvrent les deux premiers livres de la trilogie, Titus Groan (publié en 1946) et Gormenghast (publié en 1950). Le scénario est signé Malcolm McKay, la réalisation Andy Wilson et la production Estelle Daniel, dont la présentation pour la pochette du disque montre à quel point elle possède bien son sujet.
à leur parution, les romans furent accueillis chaleureusement par d’éminents écrivains, tel Anthony Burgess, tandis que Michael Moorcock, alors adolescent et plein d’admiration pour l’oeuvre, allait rendre visite à la famille Peake. Par contre, le grand public ne se joignit pas à cet enthousiasme. Il fallut attendre la publication en livre de poche pour que la ferveur populaire s’empare de ces ouvrages et les considère comme des classiques. Peake, qui souffrait alors d’une maladie nerveuse débilitante et en était aux dernières années de sa vie, ne s’est peut- être pas vraiment rendu compte qu’il était enfin apprécié à sa juste valeur. Il est heureux que cette série d’émissions lui rende justice et démontre à quel point il est toujours actuel.
Gormenghast, c’est un incontournable des littératures de l’imaginaire. Il faut l’avoir lu, de la même façon qu’il faut avoir lu Malpertuis de Jean Ray, ou Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll : oeuvres d’un abord facile, mais qui demandent du temps, et qui élargissent la vision des choses. Signalons cependant que les livres sont très difficiles à trouver, apparemment, et que les vidéos ne sont pour le moment disponibles que si on les commande directement en Angleterre. J’espère que cette triste situation sera chose du passé au moment où vous lirez ces lignes. Passez des commandes, lisez, regardez, écoutez – vous ne le regretterez pas.
Comme je me propose ici de comparer l’original écrit et son adaptation, surtout en ce qui concerne les scènes de conclusion, je devrai dévoiler l’intrigue et le dénouement. Mais Gormenghast, c’est la description d’un univers et des personnages qui le peuplent plutôt qu’un suspense. On peut en parler comme on parle d’un opéra célèbre, dont on ne va pas voir une représentation dans le but d’apprendre comment se termine l’histoire. Et c’est d’abord le nom d’un lieu, dont les habitants ont l’impression que rien d’autre n’existe ailleurs ou en tout cas rien d’important. Un immense et vieux château plus ou moins en ruines et ses dépendances, entourés d’une muraille. Le nom est évocateur ; sa sonorité est un peu ridicule, tandis que gore signifie sang, dans le sens de sanglant, et to be aghast, c’est être frappé d’horreur. Effectivement, dans ces romans, la majorité des personnages périssent de mort violente, tandis qu’un humour grinçant demeure sous- jacent, et que l’élégance surannée des lieux dégage un charme un peu paralysant auquel seul le jeune Titus, 77e comte de Gormenghast et héritier de toute cette tradition, s’arrachera à la toute fin.
à l’intérieur des murs de Gormenghast vivent le comte – Lord Sepulchrave, auquel succède son fils en bas âge, Titus Groan – et sa famille : son épouse, la comtesse Gertrude, ainsi que leurs deux enfants Fuschia et Titus. Ils ont des sujets, peut- être une centaine de personnes, dont le serviteur Flay, le maître de rituel Barquentine, le docteur Prunesquallor et sa soeur Irma, le professeur Belgrove, le cuisinier Swelter, le poète officiel, les policiers, écoliers et professeurs, et puis l’arriviste Steerpike, qui est le moteur de l’action. à l’extérieur des murs, nourris des restes du château, vivent de misérables sculpteurs sur bois et leurs femmes, parmi lesquels Keda, qui donne le sein à Titus dans sa prime enfance et mourra après avoir donné naissance à une jeune sauvageonne qui sera le premier amour de Titus. Plus loin, il y a la forêt et une montagne.
On n’explique pas d’où viennent la nourriture et les biens, quel est le moteur de l’économie, comment ce petit univers en est venu à avoir sa structure actuelle. Aucun lien n’est établi avec des lieux ou des personnages historiques de notre monde. Ce sur quoi on met l’accent, par contre, c’est sur un ensemble de traditions strictes dont personne ne semble vraiment comprendre le sens, et qui ont quelque chose de risible, d’absurde et de chatoyant, d’autant que nul n’en remet en cause le bien- fondé. C’est une société rigide, dont la manière de faire les choses semble exister de toute éternité. Les classes sociales, en particulier, y sont aussi fixes que dans un système de castes. On naît à un certain niveau de l’échelle sociale et c’est au même niveau qu’on devrait mourir.
Dans le roman, les descriptions sont nombreuses et splendides, et je dois dire que, du point de vue visuel, l’adaptation pour la télévision est un succès. Décors, costumes, objets sont non seulement magnifiques à voir, mais tout à fait pertinents à l’oeuvre écrite. On y dénote un souci du détail, une créativité, un amour du texte dont on s’inspire, qui sont exemplaires. La musique est excellente, les acteurs aussi ; les amateurs de célébrités pourront voir Christopher Lee en pleine forme. On a l’impression qu’un état de grâce a plané sur le plateau de tournage.
Ceci étant établi, j’allume mon esprit critique. Je lis les livres de Peake : les paysages sont spectaculaires et à peu près tous les personnages sont fous. Je vois les quatre émissions : même chose, mais autrement. Puis le temps passe ; mon impression d’outrance, d’exagération s’atténue, je m’habitue à la logique interne de ces mondes; des thèmes apparaissent, superficiellement semblables entre livre et télévision, tout en étant assez divergents en profondeur, témoignant peut- être du passage d’un demi- siècle entre la publication de Gormenghast et l’adaptation, à moins qu’il ne s’agisse simplement du respect des impératifs télévisuels, ou encore de l’affirmation des personnalités des membres de l’équipe d’adaptation. Ou bien y a- t- il davantage ?
J’ai découvert la trilogie de Peake il y a une vingtaine d’années; on la trouvait facilement en librairie, au rayon de littérature générale. D’ailleurs, la traduction française fut publiée dans les années soixante- dix chez Stock, dans la prestigieuse collection Nouveau Cabinet Cosmopolite. De nos jours, dans nos contrées, on refuserait à cette trilogie l’appellation «littérature générale». Dans la courte émission de présentation que diffusait la BBC, le terme dark fantasy est utilisé, et expliqué. On y affirme que Peake est à michemin entre Dickens et la science- fiction. Il n’y a aucun dragon, le surnaturel n’a pas sa place ; par contre, ce monde coupé du nôtre est indéniablement le fruit d’une imagination sans bornes. Il s’y déroule des événements à la fois tragiques et ridicules, dans une atmosphère à la fois cauchemardesque et ordinaire.
Certes.
Mon premier contact avec l’adaptation pour la télévision n’a pas été facile. Quand j’ai vu les bandes- annonces, je n’ai pas eu envie de regarder ce que la BBC avait pu faire de l’oeuvre de Peake. Ces personnages ricanants ou agités ne m’attiraient pas. Steerpike éclatant d’un rire démentiel ? Le vieux Lord Sepulchrave devenu fou, en jaquette et bonnet de nuit, perché sur le manteau de sa cheminée, remuant les bras comme des ailes, hululant, et se prenant pour un hibou ? Déprimant, tout ça. Je ne faisais pas partie du public cible. Pourtant on m’avait averti: «Il paraît que c’est génial. Tu ne dois pas rater ça !» à cause de l’aspect trop percutant des scènes sélectionnées pour annoncer ces émissions, ainsi que de ma propension naturelle à lire la fin d’un livre avant de décider si je lirais le milieu, j’ai commencé par regarder, en la prenant en retard, la troisième des quatre émissions. J’en demeurai sans enthousiasme : «Peake n’a pas dit ça. Ces personnages s’agitent comme des pantins. Fuschia n’a jamais eu cet air effarouché. Steerpike est censé être laid et froid: après tout, c’est lui le Méchant, l’infâme. Tandis qu’à la télé, on se demande qui c’est, ce beau jeune homme qui mâche ses mots mais qui est si expressif. (Il s’appelle Jonathan Rhys Meyers ; il est Irlandais.) Irma Prunesquallor, quant à elle, se ressemble et, franchement, je me passerais de la regarder. Ont- ils compris quelque chose, ces types de la BBC, hormis le décor, qui a l’air à peu près correct ?»
Par acquit de conscience, la semaine suivante, j’ai regardé la dernière émission pour voir comment on se débrouillerait avec le drame final. à l’ordre du jour, quelques morceaux de bravoure : la mort de Barquentine, celle de Fuschia, celle de Steerpike précédée de sa scène avec les squelettes des vieilles tantes demeurées. Et surtout l’inondation du château. On verrait ce que la BBC avait dans le ventre !
Le générique de présentation est carrément extraordinaire. On commence par voir le fond rougeoyant de la rétine du corbeau albinos de la comtesse Gertrude, puis son oeil, puis l’oiseau luimême, qui prend son envol dans le paysage juste assez fantasmagorique de Gormenghast, avec ses tours, ses montagnes, ses ciels colorés et nuageux. La musique est excellente. Une voix d’enfant chante une partie du poème qui se trouve vers le milieu du deuxième tome de la trilogie, et qui décrit bien la nature de Gormenghast :
Hold fast to the law
Of the last cold tome
Where the earth
Of the truth lies thick
Upon the page
And the loam
Of faith
In the ink
Long fled
From the drone
Of the nib
Flows on,
Till the last
Of the first
Depart
And the least
Of the past
Is dust
And the dust
Is lost
Hold fast !
Gormenghast !
Ce que je traduirais par : «Cramponnez- vous à la loi du dernier volume refroidi, où le sol de la vérité s’étend, épais, sur la page, et que s’écoule encore l’humus de la foi en une encre ayant fui depuis longtemps le grattement monotone du bout de la plume. Tant que ne sera pas parti le dernier des premiers, que le plus petit détail du passé ne se sera pas désagrégé, et que cette poussière n’aura pas disparu, tenez bon !»
La musique est signée Richard Rodney Bennett, compositeur reconnu pour savoir perpétuer la tradition musicale anglaise. Elle évoque un peu Benjamin Britten – une musique impressionniste, qui accompagne bien l’image mais qui s’écoute également bien seule, de facture tout à fait classique, exécutée par le BBC Philharmonic Orchestra. S’y ajoutent quatre pièces chorales de John Tavener, qui avait composé l’oeuvre jouée à Londres le premier janvier 2000, lors de l’inauguration du dôme du millénaire en présence de la Reine Elizabeth : c’est dire qu’il s’agit d’un compositeur britannique prestigieux. Ces choix cadrent bien avec l’aspect culturel de la production.
Pour en revenir à la dernière des quatre émissions, mon verdict fut moins sévère que pour la troisième : «Ils n’ont pas raté leur inondation du château, ce qui n’était pas évident. Ils m’ont émue. Les images sont splendides. Ça vaudrait la peine d’être vu sur grand écran. Par contre, je ne reconnais toujours pas le message de l’oeuvre originale. La relation entre Fuschia et Steerpike y est moins théâtrale. Cette Fuschia fadasse, franchement ! Elle est bien moins belle que le dessin que Peake nous en a laissé, et pas mal plus antipathique, alors que chez Peake, elle est l’un des personnages féminins les plus originaux et les plus attachants que je connaisse, toutes catégories confondues. Et puis, chez Peake, elle meurt dans la confusion et non dans le désespoir. Steerpike n’a jamais porté de masque – à la télé, on dirait qu’il se prend pour le fantôme de l’opéra ! Il est ultra- méchant et voulait assassiner Titus, tandis qu’à la télé il a vraiment l’air de pouvoir apprécier autre chose que son propre intérêt. Et Titus n’est pas ce personnage indécis. C’est curieux, on dirait une illusion d’optique: Peake et le réalisateur Wilson racontent la même histoire dans ses grandes lignes et dans le même décor, mais plusieurs personnages ont des caractères différents. L’accent du message global n’est plus au même endroit. Voilà qui a dû susciter des réactions. Les membres de la Mervyn Peake Society sont- ils furibards ? Les fans n’y ontils vu que du feu ? Suis- je la seule à réagir ainsi ? Et, dans un autre registre, n’y aurait- il pas une raison intéressante qui justifie ces écarts de l’original ?»
Par un heureux hasard, j’ai pu récupérer les quatre émissions, ainsi que l’émission de présentation (une demi- heure d’entrevues du réalisateur de la productrice, de l’un des fils de Mervyn Peake, de plusieurs comédiens dont Christopher Lee qui joue Flay, le loyal serviteur ; des aperçus du plateau de tournage, etc.), tandis que je trouvais en magasin le disque compact de la musique. Les deux premiers épisodes, magnifiques, sont extrêmement fidèles à l’esprit des livres ; mes soupçons de trahison ne s’appliquent qu’aux deux derniers épisodes. J’ai relu presque toute la trilogie. Et j’ai cogité.
Commençons par quelques évidences. D’habitude, une oeuvre littéraire adaptée pour l’écran, petit ou grand, est trahie. Que l’on songe à 1984, à Frankenstein ou à Dracula, quand on adapte un classique, il faut s’attendre à quelque chose de fondamentalement différent. D’habitude aussi, je ne réagis tout simplement pas : on me montre là deux objets différents, film et livre. Ils ont chacun leurs points forts et leurs points faibles. Pour que l’adaptation me semble fidèle, il faut que l’oeuvre originale ait des traits assez gros, un message bien clair. Je songe ici à 1984 ou à Docteur Zhivago. Dans le cas des deux premiers livres de la trilogie de Peake, justement, le message n’est pas simple. Ce qui fait d’ailleurs partie de ses qualités.
Je me demande si un éditeur actuel aurait publié Peake tel quel. Il est extrêmement répétitif. On dirait qu’il écrit selon la tradition orale, où chaque personnage, quand il apparaît, est décrit de nouveau, où l’on rappelle ce qu’il a déjà fait et annonce ce qu’il est sur le point de faire. C’est un peu ainsi chez Peake. Dessinateur, il a fait ses croquis, très intéressants, des personnages – on les trouve, au moins en partie, dans la plupart des éditions; par contre, on dirait que chaque fois qu’il met un de ses personnages en scène, il regarde son croquis et nous le redécrit. Et il est très conséquent; il veut absolument que le lecteur ait la même opinion que lui sur le personnage, et son opinion n’évolue pas. Il faut entrer volontairement dans ce monde- là, sinon on a envie de grimper dans les rideaux.
Cette méthode contribue à l’effet cauchemardesque, certes. Cependant, je ne me plains pas que l’adaptation n’ait pas suivi ce style ! On a pourtant fait quelque chose en ce sens : dans les deux premiers épisodes, pendant les pauses publicitaires, il y avait de très courtes présentations des principaux personnages : «The Powerful Matriarch» – et on voyait la comtesse Gertrude trônant au milieu de ses chats persans blancs, son corbeau albinos sur l’épaule ; «The Loyal Retainer» – et on voyait Christopher Lee, toujours vigoureux, en train de jouer le serviteur Flay, et d’engueuler ce garnement de Steerpike qui le menace de révéler ce qu’il a entendu ; «The Machiavellian Steerpike», et c’est ce même Steerpike plus vieux, l’air menaçant à souhait, emplissant de poison la fiole de tonique de la vieille nourrice, Mrs Slagg. Je me demande dans quelle mesure on ne le faisait pas pour clarifier le propos. En plus, bien sûr, d’aller chercher le public qui prend l’émission en retard.
Dans ses romans, Peake se permet des descriptions renversantes, des petits bijoux de style descriptif où son talent pour tout ce qui est visuel s’en donne à coeur joie. Il montre des images reflétées dans des prunelles. Il met cinq pages à décrire comment un personnage marche dans un corridor. On croirait y être, l’attention demeure, c’est un tour de force. Dans l’adaptation, on a remplacé cela par de l’invention dans les décors. Le monde de Peake est plutôt réaliste : vieilles bâtisses, ruines, animaux, monde humain assez ordinaire, d’avant l’électricité. C’est son échelle qui est imaginaire : ruines – immenses, labyrinthiques, où nul ne s’est aventuré depuis des siècles ; quartiers du château – dont nul ne possède le plan ; chambres oubliées – en nombre indéfini. Le Gormenghast de Wilson nous en met plein la vue dans une profusion de toilettes, de décors et d’objets curieux, et c’est une bonne adaptation.
Dans la trilogie comme dans son adaptation, on ignore tout du fonctionnement de cet univers – ce qui contribue à l’angoisse. Ne comprenant pas le passé, sauf par des volumes de lois sans rapport avec la réalité, on n’a pas prise sur le futur. On est envahi par la fixité glaciale d’un lieu qui, en somme, brise ceux qui y vivent en les rendant fous (Lord Sepulchrave), criminels (Steerpike), marginaux (Fuschia), inadaptés (Titus), excentriques (Gertrude) ou vaincus (Belgrove et le docteur). Le véritable pouvoir est- il aux mains de l’irascible Barquentine, qui connaît tous les détours absurdes du rituel ? Dans la version télé, il défie la comtesse Gertrude avec une affirmation cinglante : «Highnesses come and highnesses go, your Highness, but Gormenghast stays put !» («Les altesses vont et viennent, votre Altesse, mais Gormenghast ne bouge pas!») C’est un peu l’hymne du fonctionnaire devant le député élu, pourrait- on dire.
Sur ces points, la BBC s’en est tirée avec brio. D’abord, puisqu’à l’écran il faut réduire au minimum tout côté explicatif, il est plus facile d’établir cet univers- là comme un tout non discutable. En trois tomes, on pourrait s’attendre à quelques explications, tandis qu’en quatre émissions télé, on peut s’en passer. Côté visuel, la BBC se livre elle aussi à des feux d’artifice en alternant la maquette, le trucage sur ordinateur, le fond de papier peint et le décor style film d’horreur de la Hammer Films. Quand Steerpike, alors jeune marmiton, s’évade de la cellule de la tour où Flay l’a enfermé et grimpe sur les aiguilles de la grande horloge, tandis que le baptême de Titus a lieu dans la tente sur la pelouse en bas, c’est époustouflant. Quelles images ! On a même réussi des scènes aussi difficiles que l’incendie de la bibliothèque, ou l’inondation de château, au dernier épisode. L’aspect visuel de l’adaptation télévisée, ainsi que l’aspect sonore et musical, est remarquable.
Cependant, la BBC s’est écartée de la vision de Peake, dans les deux derniers épisodes. On a inventé un autre Steerpike et une autre Fuschia. Ce n’est pas un tort. C’est une différence. Steerpike, c’est le méchant. Peake nous répète sur tous les tons que c’est un être abominable, dont le seul motif est son avancement personnel. Et il nous le décrit comme étant plutôt laid, avec des yeux piqués dans le nez et des épaules trop hautes. Son Steerpike méprise la poésie et a l’intention de tuer Titus Groan, pour s’emparer du pouvoir en épousant Fuschia, qu’il séduit lentement mais sûrement depuis des années. La sympathie de Peake va à Titus et Fuschia, au docteur qui les aime bien, au vieux serviteur ; il est plein d’indulgence pour ce monde fané, aristocratique, où les vieilles tantes retardées vivent dans une aile retirée du château, où la comtesse Gertrude, mère de Titus et de Fuschia, ne s’occupe pas de ses enfants et leur préfère la compagnie des chats et des oiseaux. Pour lui, l’ascension de Steerpike, des cuisines vers le pouvoir, c’est un peu celle du nazisme ou du stalinisme vue par un fonctionnaire de la cour, c’est la fin d’un monde étouffant mais attachant quand même. Et tout ce que le héros Titus peut faire, après avoir tué Steerpike, c’est de s’en aller. Une réforme sensée serait impensable, car elle briserait le coeur de cette société rigide.
Chez Peake, toujours, Titus est vraiment un personnage attachant. On le suit dès sa naissance, plus il grandit, plus on voit le monde par ses yeux. Quand il s’en va, à la fin, c’est un constat d’impuissance face à une situation contre laquelle il ne peut rien. Lui, le héros, ne va pas essayer de transformer ce monde bizarre qu’il connaît trop. La chose à faire, c’est de s’en aller, en jetant une sorte de voile pudique sur les défauts d’un monde où il ne se sent pas de taille à laisser sa marque.
La meilleure analogie que j’ai pu trouver, en cherchant des clés qui me satisfassent pour le caractère énigmatique de cette oeuvre, c’est que, chez Peake, Gormenghast fonctionne plutôt comme métaphore d’une famille observée par quelqu’un qui y grandit et non comme métaphore d’une société. Le fait est que certains ont parlé de société, plus précisément de la société chinoise d’avant l’arrivée du communisme, comme analogie. Cela se défend : fils de missionnaires, Peake est né dans un coin reculé de Chine en 1911, et il y a passé son enfance, avant que sa famille ne rentre en Angleterre. On peut voir quelque chose de chinois dans la rigidité des règles curieuses de Gormenghast, et dans la sensation d’un monde clos qui seul importe.
Cependant je me sens plus à l’aise dans mon analogie avec une famille. Dans une société, il y a de la place pour différents clans. Légalement ou non, on peut faire partie d’une certaine opposition. On peut changer de famille, d’allégeance, notamment par mariage. Des réformes peuvent avoir lieu, des révolutions aussi. Ces sujets sont étrangers au propos de Peake. Dans une famille, on peut trouver des situations bloquées, dont personne ne veut s’occuper, et dont il est jugé bon que personne ne s’occupe parce que ce serait peut- être l’ouverture d’une boîte de Pandore. à Gormenghast, la situation des tantes Cora et Clarice ou la dépression chronique de Lord Sepulchrave sont de cet ordre. Dans une famille, on peut avoir une impression d’étouffement, surtout quand on est jeune et que, justement, on ne sait pas pourquoi les choses sont ainsi et qu’on se fait dire d’apprendre, de les accepter telles quelles plutôt que d’intervenir. C’est le message sempiternel donné à Fuschia, à Titus et à Steerpike, même s’il serait d’intérêt général qu’ils entendent autre chose. Dans une famille, on peut trouver une grande ambivalence des gens dans leurs relations mutuelles, mais tout le monde est censé accepter, au moins superficiellement, une certaine norme, qui définit les habitudes de la maisonnée. à Gormenghast, les lois et les coutumes ont cet aspect habituel.
Et surtout, dans une famille, l’épanouissement naturel de la jeunesse, la sexualité, le fait de quitter la maison, de rencontrer ce qu’il y a d’autre dans le monde, peut être perçu comme menaçant, que ce soit pour la personne qui le fait ou pour ceux qui en sont témoins. C’est là un point crucial de mon analogie. Peake ne mentionne strictement aucun prétendant acceptable, que ce soit pour Fuschia ou pour Titus. On dirait que ce que Gormenghast souhaite, pour eux, c’est qu’ils soient empaillés vivants ! De manière générale, la sexualité des personnages est strictement fonctionnelle (le comte et la comtesse), ridicule (Belgrove et Irma), punie par la mort d’un des partenaires (Titus et la fille de Keda), ou condamnée sans même s’être pleinement exprimée (Steerpike et Fuschia). Dans une famille, quand on est jeune et qu’on s’interroge avec une certaine angoisse sur l’avenir, on peut avoir l’impression que la vie amoureuse se déroulera dans ces tons- là, que l’ouverture vers l’extérieur sera en quelque sorte escamotée, ne sera qu’un repli de plus. C’est justement ce qu’annonce la comtesse à Titus, dans la célèbre et remarquable fin du deuxième roman : «Il n’y a pas d’ailleurs. Tu ne feras que parcourir un cercle.» En ce sens, le Gormenghast de Peake a quelque chose d’extrêmement juvénile. Ce n’est pas une oeuvre où l’on présente les choses du point de vue de Monsieur Tout- le- monde – et ce n’est pas un défaut.
Peake aime les personnages qu’il déclare aimer ; il accepte les autres. Sauf Steerpike, qui pour lui est le diable en personne. Il menace l’inviolabilité de la famille. Il a fait brûler la bibliothèque de papa, qui en est devenu fou, et qui en est mort. Il a abusé de la confiance des vieilles tantes, puis il les a laissées mourir de faim. De la façon dont Peake le raconte, c’est à glacer le sang. On se trouve devant une histoire incroyablement triste, difficile à conter parce qu’elle est si triste. Déjà la survie de la famille telle quelle était difficile, mais en plus il y a eu ce sale type !
à la BBC, le ton est vraiment différent. Gormenghast devient une analogie de la société, plutôt que de la famille.
Chez Peake, Fuschia est une originale, qui se suicide parce qu’elle ne peut supporter d’être amoureuse d’un meurtrier ; elle a un charme d’artiste incapable d’échapper à son rôle social. à la BBC, elle se suicide pour le même motif, mais sans s’être départie d’une sorte d’aristocratisme désagréable. On la déteste. à la limite, on se dit qu’elle aurait dû faire la révolution avec son chum. C’est tout de même ahurissant qu’aucun des personnages n’a songé un seul instant à faire des réformes. Dans une famille, une réforme, ça n’est peut- être pas vraiment faisable, tandis que dans une société, oui.
Steerpike a pris une tout autre dimension, sociale celle- là. Quand il parle d’égalité, il y croit, tandis que dans le roman, c’est une feinte sinistre. On en fait le personnage principal. On a bien pu annoncer sur tous les tons que c’était lui le méchant, on a eu beau le faire grimacer et ricaner dans les bandes- annonces, on a quand même choisi pour le jouer un acteur vraiment séduisant. Ce qui crée une incroyable ambiguïté. Il passe parfois sur son visage une expression si angélique qu’on se demande si on nous raconte la bonne histoire.
Ici, Steerpike aime la poésie, ce qui n’est pas le cas dans le livre. Là, d’ailleurs, c’est Steerpike le cruel qui coupe la queue de son singe en un mouvement de rage, tandis qu’à la télé, la queue se fait couper par une vieille hallebarde disposée par les vieilles tantes enfermées, justement dans le but de tuer Steerpike. à la télé, on ne rate pas une occasion de nous montrer comment le personnage est isolé, dédaigné, exclu. Tout le monde rit de son nom. On lui ferme les portes au nez. Il est arriviste, certes, mais également poussé à bout par le mépris que tous les autres lui portent, à l’exception de Fuschia. Il devient une sorte d’antihéros romantique. On applaudit presque quand il hurle aux vieilles tantes Cora et Clarice de se cacher sous le tapis : elles sont tellement sottes. On comprend qu’il empoisonne la nounou M rs Flagg : elle est si stupide et méprisante. On admet qu’il assassine le maître de rituel Barquentine : ce dernier l’a tellement insulté, et s’apprête à l’évincer de la succession à son poste, pour lequel il est pourtant le seul candidat compétent. Même défiguré par le feu qui a fait périr Barquentine, il demeure humain, alors que chez Peake il est vraiment monstrueux. Il accepte de montrer son vrai visage à Fuschia, et pleure quand elle le rejette une fois de plus, ce qui est bouleversant. Il y a cette magnifique scène ou il joue de la flûte, une pause avant le déchaînement final. Ce n’est tout simplement pas le même personnage que chez Peake.
Cet aspect- là m’intrigue. D’habitude, quand un personnage est catalogué comme méchant, on nous le montre en train de s’attaquer à des gens qu’on nous a rendus sympathiques ; on prend alors en horreur ce personnage qui leur fait du mal. Or ce n’est pas le cas ici. Que ce soit la nounou, les vieilles tantes ou le maître de rituel, ils nous sont montrés comme bêtes et irritants. Avec Steerpike, on a un personnage qui nous délivre de notre irritation en les trucidant. Et puis il meurt à la fin, alors on a la conscience tranquille d’avoir joui par procuration de ses passages à l’acte. Il ose faire ce qu’on ne fait pas dans la vraie vie à l’égard des gens qui nous tapent sur les nerfs. De plus, il est beau et intelligent, alors que ses victimes sont laides et ridicules. Si on oublie le texte, ce que l’image nous montre, ce sont des êtres laids, faibles et stupides en train de se faire occire par quelqu’un de beau et fort. Le scénario justifie tout cela, mais quelque part mon inconfort demeure. L’exercice a quelque chose de dégradant, de démagogique. Peake voyait en Steerpike une sorte de nazi égocentrique qui détruit ce qui est laid, faible ou inférieur, et sa sympathie allait clairement de l’autre côté. à la télévision, on nous montre un jeune tourmenté qui sert d’exutoire à l’irritation du public, et dont plusieurs victimes semblent n’avoir que ce qu’elles méritent. S’il y a une réserve que j’ai au sujet de l’adaptation télévisuelle, c’est bien celle- là.
Ce qui est frappant, dans l’une et l’autre version, c’est l’ambiguïté. En relisant les romans, je me demandais si Peake se rendait compte des implications de ce qu’il écrivait. J’avais l’impression d’une certaine inconscience de sa part. J’aurais voulu pouvoir vérifier : «Mais enfin, c’est bien le procès de votre famille que vous faites ? Titus, c’est votre porte- parole ? La noblesse britannique dégénérée, les classes sociales rigides, les valeurs familiales étriquées, vous avez été formé par cela, non ? C’est bien dans ces termes- là que vous avez développé votre sujet ? Ou bien vous laissiez- vous simplement mener par le fil de l’imagination, qui permet de dire des choses sans rencontrer de plein fouet les questions gênantes ?» Peake est ambigu comme l’est Shakespeare. L’adaptation de la BBC a su conserver cette ambiguïté. S’il n’y avait pas cette confusion, dans un cas comme dans l’autre, l’intérêt serait moindre.
On peut même présenter encore un autre point de vue. Gormenghast, à la télé, c’est l’histoire de trois jeunes dans un monde d’adultes idiots qui les briment et ne leur laissent aucune chance. Le conflit entre les générations se joue cruellement, les débats d’idées sont jugés futiles. Le plus brillant de ces jeunes, Steerpike, incapable de trouver la place qui lui revient, devient délinquant, puis criminel ; il est responsable de plusieurs morts, dont celles de la nourrice ainsi que, plus indirectement, du père et des tantes de Fuschia et de son jeune frère Titus. Steerpike courtise Fuschia pour avoir une place au soleil ; Fuschia l’aime, et se suicide en apprenant ses crimes. Titus tue Steerpike avec l’approbation de sa mère. Des trois qu’il y avait au départ, c’est Titus le désoeuvré, l’indécis, qui demeure le seul à être encore en vie, après avoir tué quelqu’un avec la bénédiction du système en place. Il réalise son rêve qui est de partir, de quitter tout cela, mais on sait qu’il n’aboutira nulle part. Est- ce une métaphore tragique de la jeunesse ? Encore plus que la beauté des décors et de la musique, que le jeu des acteurs, c’est l’actualité possible du sujet qui attire.
Gormenghast, ce n’est pas de l’entertainment américain. Il n’est pas facile de s’identifier à un personnage. Ça ne finit pas bien. L’humour n’est pas chaleureux. Peake a élaboré son conte noir pendant la Deuxième Guerre mondiale, où il était journaliste de guerre, parmi les premiers à pénétrer dans les camps de concentration. Ce regain d’intérêt pour son oeuvre si étonnante survient alors que l’Angleterre désire se démarquer des états- Unis, sur les plans politique autant que culturel. Elle y parvient grâce son sens du panache et son absence de peur en l’absence d’un message clair. Peak