Lectures 156
par Roger Bozzetto, Richard D. Nolane, Estelle Girard et Jean Pettigrew
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 800Ko) de Solaris 156, Automne 2005
Richard Comballot et Johan Heliot, éd.
La Machine à remonter les rêves: les enfants de Jules Verne
Paris, Mnemos, 2005, 350 p.
En cette année du centenaire de la mort de Verne, on ne compte plus les ouvrages universitaires ou bien pensants qui ambitionnent de lui rendre un hommage posthume, pensant ainsi le réintroduire dans le monde de la littérature légitime. Fort heureusement, les écrivains ont décidé à leur manière de lui rendre un véritable hommage, en explorant son monde pour en faire surgir de nouvelles fictions, comme l’a fait Verne lui-même lorsqu’il a exploité l’univers des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe pour écrire Le Sphinx des glaces .
Voici donc le premier recueil de textes de fiction qui tente d’exploiter le potentiel narratif vernien pour de nouvelles aventures textuelles sur fond de poétique vernienne. Dix-huit nouvelles qui à leur manière montrent en quoi cet univers demeure une source possible d’émerveillement pour notre époque. Au passage, on en apprend de belles sur ces mondes inventés, sur la vie de Verne, et sur ses rapports avec à ses personnages. Mauméjan, avec l’érudition qu’on lui connaît – voir sa Vénus anatomique, un chef-d’œuvre –, nous montre un Jules Verne dans la peau d’un détective à la Dashiell Hammet, écrivain à ses heures sous la férule d’un éditeur maniaque nommé Lovecraft. Stolze nous invite à relativiser les inventions attribuées à H. G. Wells: il se serait emparé des idées que Verne n’avait pu développer, contraint par Hetzel à s’édulcorer. Walter et Pagel revisitent en détectives les secrets de Wilhelm Storitz, Ugo Bellagamba retrouve le mystère du rayon vert, Pevel transporte le Nautilus dans l’univers magique qui est le sien, etc.
à la lecture de tous ces textes qui illustrent ou décalent un aspect singulier de l’œuvre vernienne, sous des déguisements neufs, on est sensible à la connaissance intime qu’ont les auteurs des romans de Jules Verne. Mais ils sont pris dans des questionnements neufs, souvent parodiques, parfois tragiques, toujours drôles, et qui font apparaître, comme sur une lanterne magique, les multiples visages de Verne. Une anthologie pour qui connaît et aime Jules Verne, et pour en découvrir des facettes neuves le cas échéant.
Roger BOZZETTO
Armand Cabasson
Loin à l’intérieur
Montpellier, L’Oxymore, 2005, 320 p.
Diable d’homme qu’Armand Cabasson! Après avoir régalé les amateurs de romans policiers historiques avec Les proies de l’officier et Chasse au loup (10/18), les deux premières enquêtes de son détective improvisé dans l’armée de Napoléon, le voici qui passe avec une égale dextérité au fantastique avec ce recueil paru récemment aux éditions de l’Oxymore.
Le livre est beau, son format un peu «carré», inhabituel et, avec dix-huit nouvelles à déguster, le lecteur en a pour son argent. Une partie des histoires présentées ici sont inédites et les autres permettent de rappeler qu’Armand Cabasson est loin d’être un nouveau venu dans le genre et qu’il a publié quantité de nouvelles depuis cinq ans dans des revues et des anthologies spécialisées, mais aussi dans des revues historiques…
Ce qui frappe d’emblée à la lecture de Loin à l’intérieur, c’est la grande diversité thématique des textes proposés. Ceux-ci vont du petit chef-d’œuvre d’horreur psychologique pure sur les abîmes qui guettent l’adolescence qu’est «Flocons Rouges» à la fable violente et cruelle, «Le Prince et la Mort», en passant par des histoires grandioses et inclassables comme «De Morte et de Mortis Dementia» et sa folle croisade au sein de l’Enfer de Dante pour aller tuer le Diable. Autre grand moment du livre, «Le Bestiaire de Sallness» raconte comment des moines des Highlands écossaises se sont donnés pour incroyable mission de rechercher, de consigner et de préserver en les naturalisant toutes les créatures monstrueuses de la Terre. Un peu partout transpire enfin la passion de l’auteur pour l’histoire militaire et pour le Japon, les deux se conjuguant à la perfection avec l’étrange dans «Derniers Jours d’un Samouraï». La force d’Armand Cabasson est de toujours capter l’attention du lecteur par l’originalité de son approche du fantastique, par la clarté et la fluidité de son style. Et le psychiatre qu’il est «dans le civil» sait se faire particulièrement convainquant quand il faut faire vivre ses personnages, même les plus bizarres.
Peu de nouvelles de ce recueil laissent le lecteur sur sa faim. L’une d’entre elles est paradoxalement «Dragons, Renard et Papillons» qui a pourtant obtenu le Prix Graham Masterton en 2003, victime dans la dernière ligne droite d’une chute décevante et un peu trop pleine de bons sentiments.
Mais ces quelques petits défauts sont bien incapables d’occulter le fait qu’un talent nouveau et régénérateur est en train de s’imposer dans le paysage du Fantastique français, éditorialement dévoré par l’ogre de la fantasy écrite au kilomètre. Après sa percée dans le roman historique, Armand Cabasson n’est donc pas près de finir de nous étonner.
Pour l’instant, les livres des éditions de l’Oxymore ne sont pas distribués au Québec, mais on peut les commander sans problème par l’intermédiaire de toutes les grandes librairies françaises sur le web comme la FNAC, Amazon France ou d’autres… Son prix de 15 euros (environ 23 $CAN) le met à portée de toutes les bourses. Et, croyez-moi, ce n’est pas le genre de livre dont on regrette ensuite l’achat…
Richard D. NOLANE
Serge Brussolo
La Princesse noire
LGF, Le Livre de Poche, 2004, 285 p.
Serge Brussolo est un auteur prolifique et polyvalent: polar, roman fantastique ou policier, thriller horrifique ou médiéval ou encore science-fiction, l’auteur aborde tous les genres. L’arsenal de la folie organique et anatomique, la métamorphose, la dégradation et l’hybridation de la chair humaine, l’interpénétration des hommes et des objets ainsi que la fin des cloisonnements logiques font partie des nombreux réseaux de monstruosité susceptibles de définir l’œuvre de Brussolo.
L’un des derniers opus de Brussolo, le thriller médiéval La Princesse noire, nous plonge dans l’univers des Vikings gouvernés par d’étranges superstitions sanglantes et de magie belliqueuse. La jeune Inga, ciseleuse de métier, est vendue comme esclave à la châtelaine Urd, surnommée «la Princesse noire». Cette dernière recueille dans son château décrépi des enfants infirmes abandonnés par leurs parents, car selon les croyances vikings, les infirmes affaiblissent la race et portent atteinte à l’ordre naturel des choses. Et l’ordre naturel veut que les faibles et les enfants mal formés périssent gelés ou dévorés par les bêtes de la forêt.
Impossible de déterminer si les pensionnaires de Dame Urd lui sont reconnaissants; elle leur a sauvé la vie mais elle leur impose d’exister dans un corps diminué. De plus, ils sont prisonniers du manoir, car si l’envie les prenait de se promener sur la lande, les gens du village ne tarderaient pas à les tuer. Inga prend soin de l’armée des gosses, mais son véritable rôle ne consiste pas à s’occuper d’eux. La princesse noire lui explique ce qu’elle attend plus précisément de l’imagière.
Une quinzaine d’enfants aveugles vivent entre eux dans les cryptes s’étendant sous le château. Ils se sont forgés une représentation du monde tout à fait fantaisiste et ont fini par développer des idées farfelues, des légendes, des rituels et des croyances absurdes. La haine s’est emparée d’eux et ils complotent d’investir le manoir et de tuer tous les occupants. Le véritable rôle d’Inga consiste à les ramener à la raison, de leur enseigner à l’aide de dessins, de gravures et de sculptures le véritable monde. Orök, le chef du clan, abreuve les jeunes aveugles d’un délire mystique constitué de vieilles légendes; il leur raconte le mythe du surhomme aveugle et clame la mort prochaine des dieux et l’instauration d’un âge des ténèbres.
Le mystère d’une bête monstrueuse qui pourchasse les aveugles, les mystères d’un garou qui hante la lande et terrifie les paysans, et surtout ce mystère de la mort d’Arald la Hache, défunt mari de la princesse noire et le rôle déterminant de cette dernière, peut-être responsable du trépas de son mari, ne peuvent rester entiers car si Brussolo excelle à brouiller les pistes et à esquiver la vérité, il livre un roman dans lequel chaque énigme et chaque secret sont expliqués. Mystères, crimes et prodiges ne sont que fantasmagories et divagations alimentées par un climat de superstition dans lequel baigne la population viking.
Les brussoliens reconnaîtront dans La Princesse noire les nombreux tics d’écriture de Brussolo: redoublement des versions concernant la pseudo-mort d’Arald, mélange d’anticipation et d’affabulation, jeu de l’écriture de l’ultra-dicibilité et du discours de l’indicible, culte de la peur et de l’angoisse. Même si Brussolo fait preuve d’une imagination débordante et qu’il écrit plus vite que son ombre, une impression de déjà lu se dégage de son roman. Même s’il parvient à recréer tout un climat, à travers les croyances, les légendes, le merveilleux et les superstitions, Brussolo ne surprend guère le brussolien averti qui reconnaît bien la structure des récits qui suit l’évolution d’une jeune héroïne heureuse de troquer une existence convenue pour une vie plus palpitante, dans sa façon d’appréhender l’atmosphère morbide et angoissante dans laquelle elle est plongée, de son désir de percer le mystère ou le phénomène étrange, réduit très souvent à peu de chose: des bruits dans les souterrains, une nuit trop opaque pour distinguer les objets, un fou pris pour un monstre.
Bref, La Princesse noire risque de décevoir les inconditionnels de Serge Brussolo, mais saura piquer la curiosité d’un lectorat novice en quête d’un auteur capable de jouer avec les portes de la terreur.
Estelle GIRARD
Peter Straub
Les Enfants perdus
Paris, Plon, 2005, 343 p.
Comment, en une demi-colonne, vous faire partager mon engouement pour Straub, cet auteur à nul autre pareil? Peut-être en vous parlant de la qualité de sa plume, ou de son véritable don lorsqu’il est question de générer des atmosphères malsaines, des scènes qui vous triturent férocement les entrailles? Ou devrais-je vous rappeler qu’il est l’auteur du classique Ghost Story et que, dans ces Enfants perdus, il explore une fois de plus les limites extrêmes du genre fantastique et celles qu’il partage avec le thriller? Hélas, je sais que pour celles et ceux qui ont déjà lu un roman de Straub, rien de ce qui précède ne leur est étranger. Ce qu’ils ne savent peut-être pas, cependant, c’est que, dans Les Enfants perdus, Straub plonge dans le passé familial d’un de ses personnages les plus formidables, son alter ego Timothy Underhill, qui enquête sur le suicide de sa sœur et la disparition de son neveu, Mark.
Les Enfants perdus est un roman terrifiant, qui a pleinement mérité le Bram Stoker 2003.
Jean PETTIGREW
Mise à jour: Juin 2005 –