Lectures 172
Jean-Louis Trudel, Richard D. Nolane, Martin Thisdale, Roger Bozzetto, Jonathan Reynolds, Philippe-Aubert Côté et Jean Pettigrew
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 2.38Mo) de Solaris 172, Automne 2009
Jeanne-A. Debats
La Vieille Anglaise et le continent
Bréchamps, Griffe d’encre, 2008, 77 p.
Ann Kelvin, la vieille Anglaise du titre, est sur le point de mourir quand elle se fait offrir par un ancien amant, Marc Sénac, l’occasion d’une transmnèse encore rare: le transfert de son esprit dans le corps d’un cachalot. Pourtant, sa survie après la transplantation n’est pas garantie pour longtemps. Qu’est-ce qui la pousse donc à accepter?
La réponse n’est pas fournie tout de suite, le récit s’intéressant à la découverte par Ann de la vie dans la peau d’un cétacé. Dans ce futur pas si lointain, les chasseurs de baleines sévissent encore et c’est en cherchant à les éviter qu’elle est sauvée par un autre cachalot, qui lui apprend le langage de leur espèce. Ann visite avec lui le continent cétacé, un univers psychique où se retrouvent les âmes des mammifères marins. Elle découvre ainsi toute l’intelligence et la sensibilité des cétacés et les liens qu’elle a noués avec son nouveau compagnon lui permettent de faire échec à un vaste complot du monde qu’elle a quitté, où des criminels tentent la transmnèse sur des sujets humains non-consentants.
Ce complot occulte la conspiration non moins criminelle à laquelle Ann s’est prêtée, acceptant la transmnèse afin de propager un virus destiné à contaminer les derniers cétacés pour rendre leur chair impropre à la consommation humaine. Comme la maladie en question est potentiellement mortelle pour les humains, ceci pourrait sembler douteux si le roman n’établissait pas que les cétacés sont des êtres conscients et intelligents, ce que la science actuelle hésite à affirmer.
Bref, il s’agit d’une novella engagée dont on retiendra volontiers le lyrisme des descriptions de la vie sous la mer, mais plus difficilement le message écologique asséné sans subtilité. Par contre, il faut saluer la haute tenue typographique du texte; contrairement à plus d’un produit de la petite édition, il n’y a que le strict minimum de coquilles et autres erreurs. [JLT]
Léo Henry et Jacques Mucchielli
Yama Loka Terminus (Dernières nouvelles de Yirminadingrad)
Montreuil-sous-Bois, L’Altiplano, 2008, 312 p.
La force de Yama Loka Terminus, c’est d’être un recueil qui est l’expression d’un authentique projet littéraire. Sa faiblesse, c’est de n’être trop souvent que ce projet.
Yirminadingrad est un port, peut-être bulgare, peut-être pas, dans une Europe future plus ou moins probable. Les nouvelles du recueil nous font découvrir Yirminadingrad par petites touches, à la faveur de brutaux condensés de la vie et de la mort dans une ville en déliquescence, une ville de métèques modernes. Les immigrants d’un peu partout tissent une trame bigarrée qui semble fasciner et troubler à la fois les deux auteurs. Les meilleurs textes imaginent les nouvelles coutumes et croyances à l’œuvre dans ce creuset des peuples où les individus sont promis à des destinées douloureuses.
De fait, les personnages ne font souvent que passer. Même Yirminadingrad fait rarement figure de personnage en soi. Les auteurs refusent d’accorder au lecteur une vue d’ensemble, soit de la géographie soit de l’histoire de la ville. De temps en temps, elle est un port sur la mer Noire, de temps en temps, elle largue les amarres et vogue dans des futurs assombris par la guerre et le terrorisme. Un peu de fantastique, un peu de science-fiction, un peu de réalisme au rabais, un peu d’expérimentation littéraire… et beaucoup d’atmosphère, peut-être trop.
Au nom de la liberté d’écrire, certains auteurs font songer aux bébés qui découvrent un beau matin qu’ils ont des pieds pour marcher. On peut tout écrire, y compris des idées vertes qui rêvent furieusement, mais le véritable défi, c’est de ne pas (d)écrire n’importe quoi. L’art naît de la contrainte, de l’enchaînement des idées et du ficelage des phrases. Les deux auteurs vont jusqu’au bout de leur inspiration du moment, signant des phrases et des scènes qui frappent, mais la fulgurance dépasse rarement la poignée de pages.
Si des nouvelles valent le détour, sans hésitation possible, ce ne sont pas toutes qui ont la même intensité. Faute de cohérence, Yirminadingrad n’est ni la New Crobuzon de China Miéville dans Perdido Street Station ni la Cité Impérissable de Jay Lake dans Trial of Flowers, pour ne citer que ces exemples de villes qui prennent vie grâce à la minutie des descriptions et aux aventures des personnages. Par sa tonalité slave et brutale, le projet d’Henry et Mucchielli rappelle l’entreprise d’Antoine Volodine (dont j’ai cru repérer le nom au passage). Sans arriver à égaler le meilleur de Volodine, il nous oblige à attendre la suite de l’œuvre des deux auteurs et espérer encore mieux de leur part. [JLT]
Jean-Pierre Laigle
Ave Cæsar Imperator
Monein, PyréMonde/Princi Negue (Uchronie), 2008, 149 p.
Ce court roman paraît dans une collection vouée à l’uchronie. Le sujet est d’ailleurs un classique de ce genre: et si l’Empire romain n’était pas tombé? C’était déjà l’idée de départ du roman Uchronie de Charles Renouvier en 1876. Dans le champ de la science-fiction récente, Scott Mackay a lancé les Romains à la conquête de l’espace dans Orbis en 2002. Et Kirk Mitchell avait déjà amplement exploré le thème dans les trois romans de sa série Procurator à la fin des années quatre-vingt.
L’auteur qui se rapproche sans doute le plus du projet de Laigle, c’est évidemment L. Sprague de Camp qui, dans De peur que les ténèbres, plongeait son héros dans l’Italie envahie par les Goths à l’aube du VIe siècle. Il n’y a pas de voyageur du temps à l’origine de la divergence historique illustrée par Ave Cæsar Imperator, mais plutôt un personnage à demi-mythique, le roi Arthur, qui remporte sa dernière bataille au lieu de la perdre. Du coup, c’est l’arrière-arrière-petit-fils du roi Arthur, Artus Caius Pendraconis, qui entre dans l’Italie lombarde du VIIe siècle à la tête de ses légions, ayant défié les édits de la Table ronde britannique et refait le coup de César en Gaule mais à l’inverse.
Maître de Rome, Artus entend imposer aux chrétiens la coexistence de plusieurs religions et il prépare un autre coup d’éclat: se faire proclamer empereur d’Occident. De son arrivée à Rome jusqu’à la veille de son triomphe, il doit toutefois composer avec le prétendant byzantin et ses troupes, les Lombards, les Carthaginois, les Arabes, les Juifs et de nombreux autres. Laigle signe le panorama d’un monde peu connu en nous livrant le fruit de longues recherches, mais le lecteur risque de perdre le fil tant la narration est condensée. Malgré quelques scènes excellentes, qui permettent à l’auteur d’avoir des mots durs pour les fanatismes religieux de tous acabits, le roman peine à décoller. Ce qu’il a gagné en réalisme, il perd en tension dramatique.
Laigle a eu l’audace de faire se rencontrer deux mythes: la Table ronde du roi Arthur et l’Empire romain. Son analyse historique ne renouvelle pas le genre, car, depuis Gibbon, le christianisme a souvent été blâmé pour la chute de Rome. Néanmoins, l’auteur nous y fait croire et il a doté son roman d’un glossaire qui permet de se faire une meilleure idée de son scénario. Selon la préface de l’auteur, celui-ci a prolongé son uchronie sur plusieurs siècles et il aimerait en tirer de nouveaux ouvrages. En avançant dans le temps, il sera obligé de s’affranchir de ses sources, ce qui pourrait donner un élan libérateur à son imagination. [JLT]
André-François Ruaud
Les Vents de Spica
Encino, Hollywood, Comics.com/Black Coat Press (Rivière Blanche), 2008, 323 p.
Dans ce roman qui suit presque immédiatement dans le temps les événements narrés dans La Cité d’en haut du même auteur chez Mnémos, Ruaud combine plusieurs genres et plusieurs intrigues. Il y a l’élément science-fictif constitué par l’installation d’humains sur Spica, une planète lointaine dotée de sa propre écosphère. Accueillis dans un palais gigantesque, les colons en ont été expulsés et ont construit une nouvelle ville au bord d’un toit du palais (on pense immanquablement aux Petits Hommes de Seron en BD…). Une barrière infrangible les empêche de rentrer à l’intérieur de l’immense édifice, qui pourrait encore abriter l’empereur mythique qui leur avait offert l’hospitalité. Mais le déclin de la civilisation humaine, que tentent de contrecarrer les habitants de la ville sur le toit, est illustré par la maladie qui décime des villages isolés.
Il y a aussi une intrigue policière qui débute avec une mystérieuse explosion dans une laiterie de la Cité d’en haut. Et une quête initiatique pour la jeune Mouni qui part de son village accablé par la maladie afin de quémander de l’aide auprès des habitants de la Cité d’en haut. Ariel Doulémi, jeune détective employé par la perspicace Madame Ha, se charge de l’enquête même si le nouveau gouvernement révolutionnaire de la Cité d’en haut fait tout pour le décourager. En cours de route, il sera appelé à quitter, en dépit de ses réserves, la Cité d’en haut pour explorer (un peu) le reste du monde afin d’y trouver la clé de l’énigme.
Ruaud a parfaitement maîtrisé le type d’énigme policière qui exige de faire vivre en quelques lignes des personnages disparates et qui lui permet de faire découvrir des milieux sociaux originaux, ce qui se prête à merveille à l’écriture de science-fiction. Toutefois, dans ce récit au long cours, on perd souvent de vue l’enquête qui est le prétexte de l’action et celle-ci est un peu noyée par l’abondance de détails sur la quête de Mouni, les voyages d’Ariel et de ses compagnons, ou les artistes qui règnent sur le Port où Ariel conclut ses investigations. L’intérêt du lecteur risque donc de se diluer par la même occasion. Que les coupables soient identifiés et appréhendés dans les coulisses de la narration n’arrange rien. Bref, la volonté manifeste de l’auteur de jouer avec les codes du roman policier ne suffit pas et la richesse du monde mis en scène fait regretter que l’intrigue ne soit pas à la hauteur.
Jean-Louis TRUDEL
Fabrice Tortey présente…
échos de Cimmérie: hommage à Robert Ervin Howard (1906-1936)
Paris, L’Œil du Sphinx (La bibliothèque d’Abdul Alhazred), 2009, 318 p.
Projet de longue haleine lancé fin 2005 par Fabrice Tortey et initié par l’approche du centenaire de Robert E. Howard, échos de Cimmérie, s’il a mis du temps à se concrétiser,est une des plus belles réalisations des éditions de L’Œil du Sphinx à ce jour. C’est aussi un ouvrage souvent passionnant à lire et qui prend toute sa place dans le regain d’intérêt pour le créateur de Conan qu’on voit se manifester depuis quelque temps, notamment chez Bragelonne avec ses republications de textes restaurés. Depuis la grande époque des volumes publiés par François Truchaud chez NéO voici déjà vingt-cinq ans, on n’avait plus connu ça…
Sous son évocatrice couverture de Frank Frazetta, échos de Cimmérie est une anthologie d’articles sur Howard lui-même et sur son œuvre, avec en prime deux fragments et deux poèmes inédits qui ne resteront pas dans les mémoires. L’influence essentielle de Jacques Bergier puis de François Truchaud dans l’introduction de Robert Howard en France y figure également en bonne place ainsi qu’une imposante bibliographie de fin de volume. Certains des meilleurs spécialistes français et américains de Howard sont au sommaire aux côtés de Fabrice Tortey, «l’historique» et incontournable Glenn Lord, Don Herron, Patrice Louinet, Donald Sidney-Fryer, Patrice Allart ou Simon Sanahujas, mais aussi des amateurs éclairés des écrits du Texan comme Joseph Altairac ou Michel Meurger.
L’ouvrage se découpe en deux grandes parties abordant l’une la biographie de Howard et l’autre, l’œuvre et les personnages. L’ensemble, presque partout de très bon niveau même si certaines interventions sont plus anecdotiques que d’autres, est dominé par le long texte de Fabrice Tortey qui ouvre les réjouissances: «Robert Howard: de l’ombre vers le jour», quelque quatre-vingts pages serrées sur deux colonnes (le livre est large!) retraçant la vie souvent pénible d’un Howard en proie à un environnement familial et économique souvent stressant, à des problèmes divers et variés avec ses éditeurs, et à ses propres démons intérieurs. Outre ses qualités d’écriture, l’enquête de Fabrice Tortey dévoile enfin la «vraie vie» de Howard, dissipant nombre de clichés, de légendes et de mensonges purs et simples pour révéler un homme étonnant et fascinant. Rien que ce texte, qui couvre pas moins d’un quart du livre, vaudrait déjà à lui tout seul l’achat d’échos de Cimmérie…
Splendidement illustré de photos pas toujours connues et de dessins de Christian Broutin, auxquels s’ajoutent des couvertures de Jean-Michel Nicollet et Philippe Druillet, réunies dans un cahier couleurs central de seize pages hors-texte, échos de Cimmérieest un bel objet de bibliothèque doublé d’une somme érudite sans jamais être assommante et qui justifie donc son prix de trente-cinq euros.
Les éditions de L’Œil du Sphinx n’étant pas distribuées au Québec, il faut se tourner vers Internet, dont le site de l’efficace librairie Atelier Empreinte liée de près à cet éditeur (http://www.atelier-empreinte.fr). [RDN]
Patrick Marcel
Les Nombreuses Vies de Cthulhu
Lyon, Les Moutons électriques (La bibliothèque rouge 15), 2009, 302 p.
Ce volume est une première dans la collection dont les livres tournent autour d’un héros de fiction devenu mythe et qui voit se dévoiler sa vraie-fausse biographie dans laquelle interviennent en s’entrecroisant univers réels et fictifs. En effet, avec l’abominable Cthulhu créé par H. p. Lovecraft, on ne peut guère parler de «héros», même si August Derleth a créé par la suite un Mythe de Cthulhu destiné à chapeauter des centaines d’histoires relatives aux agissements de tout le panthéon des Grands Anciens. Comme tous ses petits cousins céphalopodes, Cthulhu est donc un être qu’il est difficile de cerner et de retenir tant il vous glisse entre les doigts, auréolé de son aura de terreur cosmique.
Patrick Marcel, spécialiste du fantastique et traducteur émérite du genre, a donc relevé un fameux pari en s’attaquant à ce «monstre», c’est bien le cas de le dire, de la littérature. Il l’a fait en orchestrant sa «biographie» fictive autour de la brève sortie des eaux, le 23 mars 1925, de la cité fantôme et effrayante de R’lyeh et de l’apparition horrible et fugitive de l’immense Cthulhu qui y séjourne depuis des éons. Cet épisode fondateur est le moment fort d’une des nouvelles les plus connues de H. p. Lovecraft, «L’Appel de Cthulhu».
Sans doute au grand désespoir de bien des fans du tentaculaire Mythe de Cthulhu (dont j’avoue faire partie…), Patrick Marcel a préféré faire l’impasse sur la quasi-totalité des nouvelles et romans de celui-ci pour n’utiliser que les écrits de HPL, bien sûr, et ceux des pères fondateurs tels que Robert Bloch, Frank Belknap Long, Robert Howard, etc. Il faut dire que la tâche était colossale et que le Mythe ne brille pas toujours par sa cohérence…
Patrick Marcel n’a pas pour autant choisi la facilité! Il s’est attelé à une restauration d’une réalité terrible dont les morceaux étaient éparpillés, sans qu’on s’en doute, aussi bien dans les œuvres de Victor Hugo, de Conan Doyle et de Jean Ray, que d’autres, certains forts surprenants et dont je vous laisse la surprise… Après ce voyage plein de virtuosité littéraire, le lecteur a droit à trente pages d’une chronologie du Mythe de Cthulhu, vue comme un document historique valant le détour, puis à une biographie de HPL d’une douzaine de pages, utile pour se rafraîchir la mémoire, suivie de la bibliographie exhaustive des œuvres citées dans le livre.
Illustré à profusion en N&B, comme tous les autres titres de la collection, Les Nombreuses Vies de Cthulhuse termine sur deux nouvelles mitonnées par Peter Cannon (inédite) et Kim Newman (réédition), spécialistes s’il en est des univers fictifs croisés.
Les lecteurs du Québec devront passer par la poste internationale pour s’offrir ce livre, soit se rendre dans une librairie en ligne française ou chez l’éditeur au http://www. moutons-electriques.fr.
Et oui, au fait, coup de chapeau à Sébastien Hayez pour sa couverture vraiment superbe!
Richard D. NOLANE
Warren Fahy
Fragment
Paris, JC Lattès, 2009, 461 p.
Pour les accros au roman d’anticipation, et j’en suis, il est difficile de ne pas se laisser séduire par les intrigues et le rythme de cette première tentative de l’auteur qui s’inspire beaucoup de Jurassic Park, et dont la traduction vient de paraître. Je dois reconnaître que ses explications d’ordre scientifique donnent un cadre et de la rigueur scientifiques à la démarche, mais elles prennent vraiment trop de place et risquent de décourager les lecteurs non initiés.
Il s’approprie le genre en reculant les limites de l’imaginaire et de l’impossible dans une histoire bien structurée et palpitante. Cette dernière se déroule sur une île isolée du Pacifique dont l’écosystème diffère totalement de ceux que l’on connaît sur la planète. Des phénomènes étranges s’y produisent, remettant en question toutes les théories scientifiques. Ils impliquent des créatures hybrides, sortes de croisements entre des insectes et des crustacés, qui représentent un danger mortel pour l’être humain. Ces êtres plusieurs fois centenaires sont doués d’une intelligence supérieure qui leur permet de lutter contre les humains, malgré un comportement anarchique qui les amène à s’entre-tuer.
Par ailleurs, l’auteur nous démontre qu’il est de son temps en intégrant la téléréalité dans le récit, lui donnant ainsi un ton particulier qui ressort à travers les relations (souvent orageuses) entre les occupants du navire le Trident. Ceux-ci participent à une expédition financée par des scientifiques, une chaîne de télévision produisant des documentaires et même l’armée américaine qui supervise l’opération (on est loin de Cousteau). L’objectif de cette mission, explorer l’île et effectuer des recherches sur sa faune. On dénonce efficacement le pouvoir des médias qui influencent la réalité: «Si la production avait pensé à elle, c’était qu’ils avaient besoin de quelqu’un qui ait suffisamment d’abattage et d’expérience pour apporter à l’émission une indispensable dose de piquant, au cas où l’aspect scientifique du voyage ne suffirait pas à tenir son public en haleine… Mais ces trois dernières semaines, tous ses efforts pour former de nouveaux couples parmi les membres de l’équipage et de l’équipe scientifique, amortis par le mal de mer, n’avaient abouti qu’à provoquer un énorme bazar.» (p. 39)
La capacité de susciter des réflexions, même minimes, sur la répression et le pouvoir politique, constitue un des points forts de l’œuvre. Pouvoir qui est évoqué de manière explicite lorsque le président américain lui-même (mais on ne mentionne pas le nom d’Obama!) tente de prendre le contrôle de l’expédition et annonce son intention de supprimer les êtres vivants sur l’île sous prétexte qu’ils constituent un danger pour l’humanité.
Par contre, le personnage de Henders, une des créatures baptisée ainsi pour faire référence au nom de l’île, gâte un peu la sauce. Il peut reproduire les comportements et la voix de l’humain et apprend à communiquer avec les membres de l’expédition avec qui il se lie d’amitié. Une autre version de ET! On se demande ce qui a pris à l’auteur de conclure sur un ton si naïf qui détonne par rapport à l’ensemble du texte.
Malgré cette déception, le roman demeure acceptable, surtout pour un premier. Son petit côté audacieux plaît, mais aurait pu être exploité davantage. On peut également attribuer à Fahy un penchant moraliste qui l’amène à distinguer clairement les «bons» des «méchants» sans aller plus en profondeur dans les profils psychologiques des personnages.
Martin THISDALE
Kazuo Ishiguro
Auprès de moi, toujours
Paris, Folio, 2009, 440 p.
On ne s’attend pas à trouver de la SF sous ce titre, ni avec cet auteur anglais d’origine japonaise – et qui a écrit il y a vingt ans Les Vestiges du jour. C’est pourtant un des premiers romans sur le thème du clonage qui donne la parole aux clones dans le cadre d’un récit à la première personne fait par une jeune femme, Kath, qui revit son passé. Les clones sont «élevés» dans des «collèges» merveilleux, situés loin des villes, et où tout le confort leur est donné, ainsi que les meilleures conditions de vie et où ils sont sexuellement libres. Ils vivent dans ces «collèges» jusqu’au moment où ils deviennent adultes et vont se proposer. D’abord comme «accompagnants» d’autres clones plus anciens, ceux qui subissent leurs ablations – qu’ils nomment «le don» – et pour lesquelles ils ont été conditionnés. Ils succombent au bout du troisième don. Puis les accompagnants deviennent eux aussi «donneurs», et sont ensuite «accompagnés» par de plus jeunes.
On suit l’évolution de certains de ces personnages, qui forment une sorte de groupe, depuis le camp qui les a vu «naître» jusqu’aux étapes de leur montée vers le sacrifice, qui se fait à des vitesses différentes et pour lesquels ils sont «volontaires». Les «accompagnants» attendent une sorte d’appel pour se conformer au «don». Ils vivent aussi avec des espoirs, comme celui de retrouver celui ou celle dont ils sont le clone. Ou encore de retrouver la source de ce qui est peut-être une rumeur, à savoir que certains sont épargnés.
C’est un ouvrage émouvant, écrit avec une fine justesse de ton. L’émotion est contenue, le dévoilement des événements, des causes, des raisons, des étapes, tout se fait dans la douceur, ce qui rend encore plus atroce la réalité décrite. D’autant que pour des raisons d’économie, les fameux «collèges» vont être remplacés par des camps. Loin de la guerre des étoiles, intimiste, atroce, bien écrit: un petit joyau.
Roger BOZZETTO
David Moody
Rage
Paris, Milady (Poche), 2009, 349 p.
David Moody, auteur anglais, avoue avoir été fortement influencé par des œuvres telles Day of the Triffids et War of the World ainsi que par Night of the Living Dead avant de commencer à écrire. En fait, il aurait aimé devenir réalisateur de films, mais le destin en décida autrement: il est l’auteur de sept romans d’horreur (dont la série Autumn, qui met en scène des humains devant faire face à une invasion de morts-vivants).
Sa plus récente publication, Rage, originellement publié en 2006 sous le titre Hater, raconte l’histoire de Danny, fonctionnaire, qui se rend compte, au fil des jours (ces derniers se ressemblent de plus en plus à cause de son emploi ennuyant), que les gens de son entourage deviennent de plus en plus violents. Il commence à regretter cette assommante monotonie lorsque ces actes isolés se transforment en vagues de folie meurtrière au sein de la population. Que se passe-t-il? Pourquoi d’innocents citoyens deviennent en quelques instants de redoutables prédateurs sanguinaires? Et surtout, qui sera la prochaine personne touchée par ce mal étrange?
Si la prémisse de Rage ne laisse pas supposer une grande originalité, le développement de l’histoire, quant à lui, démontre une efficacité et un dynamisme qui ne laisse presque aucun répit au lecteur. Les seuls moments où il n’y a pas d’action ou de scènes horrifiques sont ceux qui permettent d’entrer davantage dans la psychologie des personnages. En deviennent-ils plus attachants? Oui et non. Oui pour le personnage principal auquel on peut facilement s’identifier: il représente monsieur/ madame tout le monde; non pour les autres, qui meurent et qui s’entretuent. Ne paraissant pas plus consistants qu’une feuille de papier, ils ne semblent exister que pour périr dans d’atroces souffrances. Et des scènes gore, il y en a! Et certaines peuvent insuffler au lecteur un malaise assez efficace de par la cruauté dépeinte.
L’histoire de Moody fait de nombreux clins d’œil aux films de mort-vivants de Georges A. Romero, à 28 days later de Danny Boyle et aux œuvres traitant de sujets aux tendances apocalyptiques, épidémiques ou autres fins possibles de la race humaine. Rage ne réinvente pas nécessairement la roue comparé aux autres œuvres marquantes susmentionnées, mais en représente un bon hommage tout en offrant au lecteur quelques surprises bien pensées.
En parlant de films, il semble que le réalisateur Guillermo Del Toro (Hellboy, Cronos, Le Labyrinthe de Pan), qui a adoré ce roman et l’a considéré comme «étourdissant», préparerait une adaptation de ce livre pour le grand écran… Sortez le pop-corn, les enragés vont envahir les salles de cinéma!
Jonathan REYNOLDS
Jean-Michel Besnier
Demain les posthumains
Paris, Hachette Littératures, 2009, 208 p.
Certaines œuvres fondamentales de la SF, comme Fondation d’Isaac Asimov, présentent un avenir lointain où les humains nous ressemblent tant physiquement que mentalement. à l’inverse, des récits comme Les Derniers et les premiers d’Olaf Stapledon (1930) ou Le Fils de l’homme de Robert Silverberg (1971) nous parlent de futurs où la technologie a modifié radicalement les humains. La perspective que les prochains siècles d’évolution technologique transforment l’humanité au point que nos descendants n’auraient rien en commun avec nous déborde cependant du domaine littéraire. Elle n’est pas, non plus, exclusive aux fameux transhumanistes: dans les milieux académiques, on s’interroge avec sérieux. Le futur verra-t-il encore le règne de l’humanité, ou plutôt l’avènement d’une posthumanité composée de cyborgs, clones, et autres êtres inédits? Créer une posthumanité enfreindrait-il l’ordre des choses, ou cela serait-il la suite logique de notre évolution? Quelle éthique envisager pour un monde où cohabiteraient humains, robots et hybrides? Ces questions suscitent nombre d’ouvrages, comme celui de Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, un essai philosophique capable de citer autant Descartes que William Gibson. L’espace me manquant pour commenter ce livre sur le plan philosophique, je me bornerai à aider le lecteur à choisir si ce livre lui sera accessible ou non.
Demain les posthumains soumet nombre d’idées intéressantes. Deux d’entre elles, surtout, ont retenu mon attention. D’une part, l’auteur distingue deux classes de transhumanistes: ceux qui aimeraient créer délibérément la posthumanité, en échafaudant à l’avance le projet d’un homme nouveau, et ceux qui croient que la posthumanité surgira elle-même de la coévolution entre l’humanité et sa technologie. Si certains de mes maîtres ont déjà formulé cette idée, Besnier l’exprime ici très clairement. également, celui-ci montre comment le transhumanisme puise son inspiration dans les deux courants majeurs de la philosophie occidentale, l’idéalisme et le matérialisme. Cette démonstration m’a surpris: habituellement, on présente le premier comme l’ennemi du transhumanisme et le second comme sa source. Tout cela m’a vivement intéressé, mais, je dois admettre, dans la mesure où je m’informe sur ce sujet depuis longtemps. Un néophyte y trouverait-il son compte ? Peut-être pas. Le lecteur doit posséder une bonne culture de base en philosophie pour appréhender la prose très académique de Besnier; je dirais même une culture supérieure au niveau collégial. Ce savoir peut heureusement s’acquérir en autodidacte, notamment avec des ouvrages comme La Philosophie pour les nuls, de Christian Godin, Technoscience et sagesse de G