Lectures 174
Norbert Spehner, Richard D. Nolane et Élisabeth Vonarburg
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.23Mo) de Solaris 174, Printemps 2010
Karen Maitland
La Compagnie des menteurs
Paris, Sonatine, 2010, 572 p.
La Compagnie des menteurs, de Karen Maitland, ce sont Les Contes de Canterbury (de Chaucer) qui rencontrent Dix petits nègres (Agatha Christie). Drôle d’objet que ce livre fort intéressant, inclassable, qui est indubitablement un roman historique, puisque l’action se passe en 1348, mais qui est aussi une fable gothique aux accents fantastiques, un récit à suspense et un roman d’aventures.
L’histoire est racontée par Camelot, un marchand itinérant de (fausses) reliques saintes qui, lorsque la pestilence (la peste, appelée aussi mort bleue) atteint les ports du sud de l’Angleterre, décide de se diriger vers le nord du pays pour échapper à la contagion. Camelot est un solitaire, un borgne au visage ravagé par une énorme cicatrice. Mais les circonstances vont l’obliger à voyager avec huit compagnons d’infortune parmi lesquels on retrouve un magicien pas commode, un peintre et sa jeune épouse à la veille d’accoucher, deux musiciens dont un jeune homosexuel en crise d’identité, une diseuse de bonne aventure juive, un conteur d’histoire avec une (fausse) aile de cygne à la place d’un bras, et une très mystérieuse et inquiétante adolescente, une Cassandre albinos, aux pouvoirs magiques, qui lit et interprète les runes. Les voici donc partis sur les routes embourbées, souffrant de la froidure et de la faim, à la merci des brigands et des coupe-jarrets, évitant autant que possible les villages contaminés. Mais malgré tout, la mort rôde et les rattrape. L’un d’eux est retrouvé pendu, un autre démembré, un troisième poignardé. Camelot réalise alors que ses compagnons détiennent chacun un secret qui peut mettre leur vie en danger. La tension monte, l’étau se resserre…
Dès le prologue, l’auteur donne le ton très gothique de ce récit sombre à souhait: des villageois décident d’enterrer vivante une des leurs, une sorcière susceptible d’attirer la peste. On découvrira bien plus tard l’identité de ladite sorcière… Le soir venu, pour conjurer la peur, ou détromper la faim qui les tenaille, à l’instar des pèlerins de Chaucer, les protagonistes se racontent des histoires, des fables fantastiques ou merveilleuses dans lesquelles il est question de sorcellerie, de métamorphoses et de loups-garous. Y aurait-il un lien avec les hurlements de loups qu’ils entendent soir après soir et qui se rapprochent toujours un peu plus? La progression dramatique est constante. Le contexte historique est admirablement rendu dans un savant mélange de réalisme très cru et de superstitions religieuses. Pour couronner le tout, l’auteur nous réserve deux surprises de taille quand arrive le dénouement.
La comparaison avec Le Nom de la rose (Umberto Eco) ou Le Cercle de la croix (Iain Pears) [l’éditeur dixit] est peut-être un tantinet forcée mais La Compagnie des menteurs est un livre envoûtant pour qui aime le dépaysement d’une plongée exotique dans un passé lointain, terrifiant, où règnent la peur et la superstition, où l’église toute puissante abuse de ses sujets taxables et corvéables à merci, sujets qu’elle n’hésite pas à faire torturer de manière atroce avant de les livrer au bourreau et de les brûler vifs s’ils sont le moindrement soupçonnés d’êtres des juifs ou des hérétiques. Nous appelons ça le Moyen Âge, mais à lire ce roman l’appellation anglo-saxonne «Dark Ages» correspond bien mieux à cette époque obscurantiste évoquée dans le récit.
Norbert SPEHNER
Jane Austen et Seth Grahame-Smith
Orgueil et préjugés et zombies
Paris, Flammarion, 2009, 380 p.
Si Jane Austen (1775-1817) avait su quel engouement provoquerait dans l’avenir son roman Orgueil et préjugés publié en 1813, elle en aurait été sans doute la première surprise… Car elle fait désormais partie de ce cercle relativement restreint des écrivains dont la notoriété est devenue telle que, en dehors des adaptations proprement dites, d’autres auteurs se sont plus ou moins approprié une ou plusieurs de leurs œuvres, signe évident d’installation dans l’imaginaire populaire, d’entrée au Panthéon de la littérature. Conan Doyle, Victor Hugo, Alexandre Dumas sont parmi les noms qui viennent immédiatement à l’esprit. Outre neuf adaptations pour la télévision, deux pour le cinéma, deux pour le théâtre, deux en comédie musicale et une en comics américain chez Marvel (!) Orgueil et préjugés a suscité de très nombreux «dérivés» dont le plus célèbre est Le Journal de Bridget Jones de Helen Fielding. Jane Austen elle-même est devenue l’héroïne d’une série de romans policiers historiques signés Stéphanie Barron et on pourra lire avec intérêt Les Nombreuses Vies de Jane Austen d’Isabelle Ballester paru en 2009 aux Moutons électriques. Bref, il ne manquait qu’à tout cela que le «parasitage» volontaire d’Orgueil et préjugés par une autre histoire appartenant à un genre différent, ce qui vient de faire Seth Grahame-Smith avec Orgueil et préjugés et Zombies…
Voici un roman qui tient à la fois du coup de génie et de l’habile tour de passe-passe littéraire. L’histoire originelle de Jane Austen, grand classique s’il en est à la fois de la littérature sentimentale mais aussi du roman de société, y est littéralement infiltrée par une autre qui voit la vie à la fois pesante et tranquille de la bourgeoisie provinciale anglaise bouleversée par une épidémie de zombies! Lorsque débute le roman, il est vite évident que les morts-vivants hantent le pays depuis pas mal de temps et que l’Angleterre a dû se résoudre à vivre sous leur menace en attendant de trouver une solution pour les exterminer. L’existence des sœurs Bennett, essentiellement tournée dans le roman de Jane Austen vers la recherche d’un époux, s’enrichit dans la version rectifiée par Seth Grahame-Smith d’une grande prédisposition à combattre les zombies qui fait d’elles des femmes d’action pas faciles à gérer pour les hommes du cru, à commencer par le ténébreux monsieur Darcy. Le fait que les sœurs Bennett soient aussi des adeptes des arts martiaux chinois indique aussi en filigrane de mystérieux liens mystérieux pour l’époque avec l’Empire du Milieu…
Seth Grahame-Smith détourne dès le départ le scénario de Jane Austen pour y intégrer rebondissements sanglants et scènes d’horreur considérées souvent avec un détachement et un humour à froid très britannique tout en évitant de bousculer le roman originel. On serait plutôt tenté de parler là de symbiose littéraire entre deux histoires plutôt que de parasitage et il est assez amusant, une fois le livre fini, de prendre Orgueil et préjugés (disponible chez 10/18) et d’y découvrir chapitre par chapitre la réjouissante intrusion de Seth Grahame-Smith.
à la surprise générale, ce roman pseudo-gothique à la fois loufoque et prenant a atteint la troisième place de la liste des best-sellers du New York Times, ce qui a du beaucoup compter dans la décision d’en faire une adaptation au cinéma en 2011 avec Nathalie «Star Wars» Portman dans le rôle d’Élisabeth Bennett, l’héroïne du roman de Jane Austen. Élisabeth Bennett qui n’en a pas fini avec les ennuis puisqu’on annonce, encore au cinéma, dans le genre SF gore, rien moins qu’un… Pride and Predator!
Richard D. NOLANE
André Bello
Les éclaireurs
Paris, Gallimard (Blanche), 2009, 480 p.
Au début du roman Les éclaireurs on trouve un résumé des Falsificateurs, premier récit de cette trilogie dont j’ai rendu compte dans le volet imprimé de la revue. Ce résumé est certes assez complet pour permettre au lecteur de se situer correctement, mais, contrairement à ce qui se passe dans d’autres cas, il me paraît nécessaire d’avoir lu le premier roman pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette nouvelle phase des aventures étranges de Sliv Dartunghuver, un jeune Islandais diplômé en géographie et embauché par le très mystérieux et très secret Consortium pour la Falsification du réel, dont les agents sont chargés de réécrire l’Histoire.
Dans ce deuxième volet, ce qui se présentait d’abord comme une sorte d’histoire de science-fiction bascule carrément dans le roman de politique-fiction et d’espionnage. Sliv s’est donné pour mission de comprendre les motivations profondes du CFR, mais pour cela il doit accéder aux échelons supérieurs de la hiérarchie. Dans une première partie, nous assistons aux tractations des membres du Consortium pour que les Nations unies acceptent intégration du Timor. Au cours de cette véritable partie de poker diplomatique, Sliv donne sa pleine mesure, ce qui lui vaut une fois de plus l’admiration et la confiance de ses chefs.
Mais l’existence même de la confrérie est gravement menacée quand arrivent les événements du 11 septembre. Sliv apprend avec stupéfaction qu’Oussama Ben Laden est une «fabrication» de son organisation et que les fatwas mortelles lancées contre l’Occident sont une autre opération secrète de ses confrères (et une magistrale erreur!). Quand George W. Bush s’apprête à envahir l’Irak, Sliv et ses collègues font tout pour empêcher cette guerre car ils savent que les armes de destruction massive de Saddam Hussein n’existent que dans l’imaginaire dévoyé des faucons du Pentagone. Mais un traître parmi eux alimente les services secrets américains avec de faux documents qui «prouvent» indubitablement l’existence de ces armes redoutées. Moment de crise extrême et tournant dans la carrière de Sliv qui va découvrir les fameuses motivations derrière l’existence des falsificateurs.
Si le début est un peu longuet, on ne tarde pas à embarquer dans cette nouvelle série d’aventures de l’agent spécial Sliv à travers les yeux duquel (il est le narrateur) nous assistons, dans les coulisses, au grand théâtre de la politique internationale contemporaine. Les dessous sales, les tractations secrètes, les coups fourrés, tout y est. On a beau savoir que ce livre est une fiction, on reste fasciné par son degré de réalisme, car on a l’impression d’ouvrir un livre d’histoire et de mieux comprendre les enjeux des grands conflits actuels. Les éclaireurs n’a rien d’un thriller, au sens habituel du terme. Pas de poursuites, de fusillades, et d’actions spectaculaires. Tout se passe dans les ambiances feutrées des officines du pouvoir, derrière des ordinateurs et des organigrammes. Dans ces deux romans (dont la fin ouvre sur un nécessaire troisième volet), la politique mondiale est un immense jeu de rôle dans lequel les Grands de ce monde sont, à leur insu, manipulés par une bande d’individus surdoués, aux motivations ambiguës, capables parfois d’infléchir les décisions prises au plus haut niveau. Sliv a enfin des réponses à certaines de ces questions, mais il n’a pas encore fait le tour complet du propriétaire. Il lui reste quelques zones d’ombre à explorer. à suivre, donc…
Norbert SPEHNER
étienne Barillier (collaboration de Raphaël Colson et d’André-François Ruaud)
Steampunk! L’Esthétique rétro-futur
Lyon, Les Moutons électriques (Bibliothèque des miroirs, 8), 2010, 356 p.
Parmi les nombreuses branches des littératures de l’imaginaire, le steampunk fait un peu figure d’ovni. Né presque par hasard voici trois décennies, il a muté du statut de sympathique et ludique sous-genre littéraire à celui de mouvement dont les tentacules se sont infiltrés un peu partout, y compris dans une esthétique de vêtements et d’objets n’ayant rien à voir avec les produits dérivés des œuvres à succès mondial: on collectionne ce qui tourne autour de Star Wars mais d’une certaine façon, on est steampunk tout comme on est gothique…
Pour résumer à l’extrême, le steampunk explore des futurs qui n’ont jamais existé et qui ont longtemps trouvé leur point de départ (et de rupture avec notre réalité) dans l’Angleterre victorienne avant de coloniser d’autres contrées et d’autres époques adjacentes. Dans ces univers parallèles, la technologie à vapeur et engrenages du XIXe siècle est devenue dominante, extraordinaire et fantastique, le steampunk dévorant dans un jaillissement quelquefois surprenant tous les genres sur son passage, SF, horreur, gothique, aventures exotiques, thriller surnaturel, personnages de la littérature populaire et personnages historiquement bien réels, ceci pour en faire un melting pot aussi original que sans égal.
Il manquait un guide pour explorer ce genre, certes encore un peu mineur en termes de quantité mais qui a le don de s’incruster partout, et le livre d’étienne Barillier vient de remédier à cela. Tout comme les autres ouvrages de la collection «La bibliothèque des miroirs», il est illustré à profusion (quatre à cinq cents illustrations N&B!) et bénéficie d’une maquette intérieure originale et reflétant son contenu.
Steampunk! a choisi un mode clair pour présenter son sujet à partir des œuvres fondatrices de K. W. Jeter (Morlock Night, 1979), Tim Powers (Les Voies d’Anubis, 1983) et James P. Blaylock (Homunculus, 1986). étienne Barillier en profite pour rappeler que tout un corps d’œuvres que l’on pourrait qualifier de «steampunk avant le steampunk» a jalonné la SF depuis ses débuts et que les trois auteurs américains ont juste fait jaillir l’étincelle créatrice du genre. C’est ensuite une exploration passionnante du territoire mouvant de celui-ci, dans tous ses supports avec des interventions de quelques auteurs importants, exploration dont ressort entre autres l’engouement des auteurs francophones pour ce type d’histoires au départ si typiquement anglo-saxonnes. Un dernier chapitre s’attarde sur l’esthétique steampunk dans la mode, dans la création et le look d’objets, de bijoux et de machines, etc., esthétique qui s’est imposée au point de donner maintenant lieu à des expositions ou de s’infiltrer dans des séries TV récentes où on ne l’aurait pas attendue comme l’excellente Warehouse 13.
Les Moutons électriques n’étant pas distribués au Québec, il vous faudra passer par leur site (http://www.moutons-electriques.fr) ou celui des grandes librairies françaises en ligne pour vous procurer cet excellent Steampunk! (25 Euros + port).
Richard D. NOLANE
Maurice Dantec
Liber Mundi T.2: Métacortex
Paris, Albin Michel (Romans étrangers), 2010, 807 p.
Le Canada (et surtout le Québec) est devenu la frontière avancée de la forteresse Amérique, en proie comme tous les pays occidentaux au terrorisme quotidien, banalisé, la guerre de tous contre tous, et aux grandes migrations humaines fuyant les crises alimentaires, environnementales, économiques et politiques déclenchées par les bouleversements climatiques. Paul Verlande et son partenaire Alexis Voronine sont deux superflics, la meilleure équipe de la SQ. Ils enquêtent sur la mort suspecte de deux policiers bien ordinaires. En cours de route, ils vont rencontrer des enlèvements, puis des assassinats d’enfants, exécutés comme le meurtre des deux policiers avec un excès surprenant de professionnalisme et des technologies bien trop sophistiquées. Tandis que les catastrophes naturelles et humaines s’accumulent et que la crise globale s’accélère, ils vont déterminer qu’il existe un lien entre toutes ces affaires, et en élucideront l’origine.
Si vous voulez lire un thriller futuriste normal, ce livre n’est pas pour vous. En effet, tout bascule dans le premier tiers du roman, lorsque Ryan Fortin, le super-indic des super-flics, les charge d’une mission au second degré: lors de l’arraisonnement d’un camion transportant des armes hautement illégales, dont il leur a fourni l’itinéraire et le point de chute, ils doivent s’emparer de deux objets très spéciaux cachés dans le tas. Ryan en veut un et leur laisse l’autre. C’est Verlande qui hérite de la chose, une enveloppe noire d’abord, mais qui se métamorphose à répétition. On évoquera en passant du «matériau à mémoire de forme» mais cet objet transcende rapidement la simple technologie de pointe: il va finir par entrer en contact avec la psyché de Verlande et ne faire plus qu’un avec lui, modifiant jusqu’à son ADN, et le dotant de capacités surhumaines.
Mais si vous voulez lire un roman de science-fiction futuriste «normal», ce livre n’est pas vraiment pour vous non plus. Non seulement le fameux «Métacortex» (on ne distingue pas bien s’il s’agit du cerveau de Verlande ou de la supposée machine) prend en cours de route une coloration de plus en plus métaphysico-surnaturelle et surtout n’est jamais vraiment expliqué, mais encore le tout est écrit dans un style incantatoire (diront les gentils), répétitif (diront les méchants), sur le ton urgent et furieux du prophète qui crie dans le désert. On a peut-être entendu parler des prises de position assez particulières de Dantec, que ce soit sur la religion, dans le style mystico-délirant, ou les frictions interethniques résultant de ce qu’il considère comme le libéralisme aveugle et suicidaire de l’Occident, dans le style polémico-écumant. On retrouve tout cela intégré au roman, mais de manière supportable cette fois au contraire de certains des romans précédents de Dantec. Car la fiction est solidement présente, en alternance bien dosée avec les tirades idéologiques virulentes, les considérations philosophiques obscures et les spéculations non moins complexes (diront les gentils), entortillées (diront les méchants) sur la nature du monde, de l’Histoire, de la psyché humaine, de la Cité – la polis, dont les représentants de l’Ordre et de la Loi sont l’émanation la plus évoluée selon le narrateur.
En effet, Dantec développe ici toute une théorie tordue de l’innocence et de la culpabilité, où les innocents sont sacrifiés/se sacrifient pour les coupables (mais qui est innocent?), ceux-ci étant alors obligés de justifier par leurs actes ultérieurs ce salut acheté par le sang. C’est dans cette perspective qu’il place ses super-flics et leur enquête, laquelle prend évidemment alors une tout autre résonance.
Mais ce n’est pas tout! L’histoire de Paul Verlande rejoint l’Histoire d’une manière extrêmement tordue elle aussi: son père, Alsacien, a été engagé de force à dix-sept ans dans l’armée allemande et il a choisi les Waffen SS (pour leur uniforme, plus cool à ses yeux). Dans de longs épisodes constituant un contrepoint à l’évolution de l’enquête de son fils, on plonge avec lui dans la campagne de Russie, puis dans les marches et contremarches suivant le débarquement et l’avancée des Alliés. Il croisera aussi les Juifs des camps de concentration vidés devant cette avancée. La position de Dantec sur la question juive est pour le moins ambiguë elle aussi: son Waffen SS, devenu super-tueur pour survivre, finit dans l’armée secrète juive en Palestine et participe ainsi à la fondation d’Israël. Après quoi il sera recruté par le Mossad naissant pour être un agent clandestin en Nord-Amérique et plus spécifiquement au Canada.
L’Histoire, le traumatisme fondamental pour Dantec de la guerre de 40, occupe donc un espace considérable dans le roman. La Seconde Guerre mondiale, martèle Dantec, n’a jamais pris fin: les Nazis ont perdu une bataille mais pas La Guerre idéologique, car leur folie militaro-technologique s’est métastasée à la fois à l’Est et à l’Ouest, lorsque les Russes comme les Américains ont raflé tout ce qu’ils pouvaient des recherches et des scientifiques nazis pour alimenter leurs propres recherches. Difficile de ne pas concéder ce point…
Ces sauts dans le temps avec le père de Verlande deviennent de moins en moins un procédé littéraire à mesure qu’on tourne les pages, et de plus en plus un élément de l’action, car le Métacortex a quelque chose à voir là-dedans, et Verlande finit par voir son père jeune soldat, discuter avec lui et même l’utiliser, lui et son groupe de survivants devenus bien réels le temps de la bataille finale, dans l’antre souterrain de la Bête, contre l’organisation qui se cachait derrière tant d’événements horribles ou catastrophiques depuis le début du roman.
Je l’ai lu ce roman pratiquement d’une traite, en diagonalisant parfois les tirades les plus absconses, mais même ces délires ne sont pas dépourvus d’intérêt, tendus comme ils le sont d’une logique tordue qu’on finit par presque comprendre. Il y a quelque chose de sombrement jouissif là-dedans, je l’admets. C’est la schadenfreude (le terme allemand s’impose…) qu’on ressent devant le Grand Nettoyage vengeur. La fin du monde, ce bon vieux classique de la SF. Ou du moins la fin d’un monde, notre irrécupérable monde pécheur (le registre est littéralement apocalyptique), lequel selon Dantec n’a cessé de se suicider de toutes les façons possibles depuis la fameuse guerre de 40 – au moins.
Mais dans tous les romans de ce type, la table rase ne vaut, ne signifie pleinement, que par ce qui sera reconstruit dessus. On ne peut pas dire que l’auteur s’y attarde beaucoup: c’est la destruction qui l’intéresse d’abord ici, ce qui nous vaut des pages finales extraordinaires (comme l’accident de ferry qui sert d’introduction; il y a parfois un souffle quasiment hugolien, chez Dantec…). Il y aura pourtant quelque chose après. Et surtout quelqu’un: Paul Verlande, mort (deux fois) et ressuscité, mieux, rendu immortel par le Métacortex, devenu surhomme.
Eh oui, c’est à cela qu’aboutit Dantec. Mais pas le surhomme plus ou moins nazi, cependant. à la fois quasiment divin et premier et dernier de son espèce, Paul Verlande prend la parole en JE dans l’épilogue: il est le gardien ignoré d’une humanité qui va régresser d’une manière radicale, en deçà du Verbe. Il est «un des derniers hommes à être doté de la parole»:
Je nomme la parole des morts […] je la diffuserai […] contre tous ces “vivants” agglomérés en meutes ou en troupeaux […] contre tous, absolument tous, […] innocents comme coupables, victimes et bourreaux, réfugiés et tortionnaires, victimes-bourreaux […] tous se verront renvoyés à la réversibilité des sacrifices, tous devront composer avec le tabernacle qu’ils ont cru pouvoir ouvrir sans en payer le prix.
Et la finale souligne encore plus clairement l’apothéose christique inversée de Verlande:
Je suis le gardien de toutes les frontières, je suis la sentinelle de toutes les forteresses, je suis le flic de toutes les cités qui disparaissent. […] Je suis l’homme qu’il vous faudra tuer si vous voulez continuer à vivre, et à mourir, dans vos existences carcérales.
Je suis le dernier flic.
Je suis l’instrument du sacrifice. […]
Si vous désirez lire un roman qui essaie d’être tout en même temps, et qui y parvient assez souvent, ce livre est peut-être pour vous.
Élisabeth VONARBURG
Mise à jour: Avril 2010 –