Lectures 177
Sam Lermite, Norbert Spehner, Yves Meynard, Philippe-Aubert Côté, Jean Pettigrew
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.68Mo) de Solaris 177, Hiver 2011
Ian McDonald
Le Fleuve des dieux
Paris, Denoël (Lunes d’Encre), 2010, 612 p.
Voilà donc une histoire où il est beaucoup question de dieux. De dieux trop humains en passe d’être supplantés, des dieux nouveaux du silicium, de déesses aux amours contrariées, aux flancs taris, et peut-être d’une sorte de suprême idole (tarte à la crème de la SF moderne), à l’esprit aussi vaste que le ciel des mégapoles indiennes et des stations spatiales, où l’on peut vivre et se laisser mourir. Mais le seul dieu dont il est vraiment question dans le titre, c’est une forme de futur : celui qu’essaie de s’inventer, dans le maelström bouillonnant d’un monde en perpétuelle gestation, toute une galerie de personnages allogènes, et parmi eux neuf singularités.
Ils s’appellent Nanda, Pâvarti, Lisa, Tal, Shiv ou bien Vishram. Ils sont flic spécialisé dans l’élimination d’IA rebelles ou illégales, épouse évaporée, trafiquant d’ovaires, chercheur en espèces numériques, apprenti comique, vedette de soap opera. Jour après jour, ils recommencent à s’inventer, mais leurs tentatives échouent parfois. Leurs gorges ont avalé trop de vie, prononcé des centaines et des centaines de milliers de mots de trop. Demain ressemble à aujourd’hui. Demain, est-on encore l’individu qu’on a été ? On est la même personne, ou l’on n’est personne ?
Le Fleuve des Dieux parle notamment de ce qu’on est et de ce qu’on peut devenir, du temps passé, mythique, et du futur immédiat qui se dresse comme unique horizon événementiel de l’histoire humaine. Le livre parle également de ce qui reste des inimitiés et du génie démiurgique d’icelle. Car c’est aussi un roman d’anticipation.
L’histoire démarre en 2047. Les neufs personnages sur lesquels McDonald a choisi de se focaliser évoluent dans un pays au bord de la déchirure tectonique, travaillé par un jeu de tensions anciennes (ethniques, sociales, religieuses) et nouvelles (politiques, climatiques économiques). L’auteur nous en propose une vue en coupe d’un réalisme saisissant. Disparue, l’unité de l’Inde ; dilapidé, l’héritage de Gandhi. Le pluriculturalisme s’est étiolé au profit de communautés hargneuses, dont le désir de révolte est attisé en sous-main par certains fondamentalistes religieux. Le Gange asséché et empoisonné est en danger de mort, le dérèglement climatique est tel qu’il oblige les autorités à remorquer des icebergs dans le delta du grand fleuve avec l’espoir de réactiver la mousson.
L’eau pure est devenue un bien précieux réservé à quelques privilégiés, comme les énergies fossiles. Chez les autres, on roule à l’alcool, en attendant une hypothétique solution à la crise énergétique. Les villes que les personnages habitent font partie d’une société de plus en plus contrastée et hiérarchisée, à la fois miséreuse et cannibalisée par la technologie, où plus aucun test de Turing ne permet de distinguer les hommes des robots, les uns et les autres pouvant être pareillement manipulés, poussés à la révolte ou à la folie.
Le roman s’ouvre sur une scène hallucinante où des machines, devenues incontrôlables, se jettent sur tous les individus qui se risquent dans leur périmètre. Pour celles qui ont atteint une conscience supérieure, il faut vivre sa vie d’espèce intelligente : par exemple en s’exhibant à la télé comme des vedettes, ou en s’absorbant dans d’autres mondes pour y mener une existence imaginaire. Réel et virtuel sont confondus, l’aberration se transforme peu à peu en norme. En matière d’ingénierie génétique, l’imagination n’a pas de limite. On bricole des chimères, monstres de foire, adultes sans âge, hybrides asexués comme les anges. Corps-objet ou corps glorieux ?
Dans un contexte si mutagène, les personnages ne sont pas pour autant devenus étrangers à leur environnement : êtres ordinaires dénués de visions à long terme ou de réminiscences, ils en épousent au contraire les contours, les particularités, le quotidien. Naturellement. Sans appréhension, sans dégoût ni lassitude. Le plus étrange dans leur vie, le plus incompréhensible, c’est sans doute eux-mêmes. Leurs trajectoires croisées, la somme de leurs énigmes sont le moteur d’un roman aux nombreuses pistes narratives et rempli d’équivoques, que la dimension «aérienne» du final ne dissipera pas…
Comment l’Inde est-elle passée du pacifisme de Gandhi à la fièvre, au régime du conflit global, tant sur le plan de la technique que de la société ? Qu’est-il arrivé dans l’intervalle de ces quelques générations ? Le Fleuve des dieux nous raconte un futur où les choses ont changé juste assez pour faire du monde un cauchemar non climatisé, une sorte d’apocalypse de chaleur, de bruits, de couleurs, de vitesse. Ça pourrait être alarmant, voire terrifiant, c’est en fait gonflé d’énergie et de trouvailles linguistiques, assez drôle, et même vaguement désirable.
Ça pourrait être confus, puisque l’auteur y mêle la mythologie à l’anticipation, la métaphysique à la science, la spiritualité à la philosophie, la fantaisie la plus débridée au réalisme le plus prosaïque ; c’est en fait très maîtrisé, l’intérêt restant constant de bout en bout.
Ian McDonald a su inventer une écriture métissée et foisonnante, pour dire cette Inde future – prise entre la tradition et la modernité, entre une représentation cyclique de l’histoire et l’accélération, la ligne droite comme ultime paradigme –, pour dire ses excès, son esprit et son destin, d’une manière singulière et absolument universelle.
Sam LERMITE
Stephen Leather
Tu iras en enfer
Paris, First (Thriller), 2010, 414 p.
Jamais en mal de formules chocs et de slogans accrocheurs, l’éditeur nous promet un «roman au suspense démoniaque». Diable ! Rien de moins…
J’avoue avoir été intrigué par le texte de la quatrième de couverture qui m’a incité à lire ce «thriller» aux prémisses de récit fantastique. Ça commence pourtant comme un polar, avec Jack Nightingale, un jeune négociateur pour la police qui vit une expérience traumatisante : malgré tous ses efforts, une fillette de neuf ans se jette dans le vide parce qu’elle est persuadée que «personne ne peut lui venir en aide». Quelques jours plus tard, le père de la fillette, un pédophile, meurt accidentellement et Jack est écarté de la police car on le soupçonne d’avoir liquidé le salopard en question. Jusque-là, les choses sont claires : on est bien dans un polar.
Les choses se corsent quand Jack reçoit un étrange message de son père biologique (Jack a été élevé par des parents adoptifs et ignorait totalement l’existence de ce mystérieux paternel surgi du néant) lui annonçant que, à la suite d’un accord passé jadis avec un démon, le diable viendra chercher son âme le jour de ses trente-trois ans. Si ce message n’est pas une plaisanterie (Jack se croit victime d’une machination), il lui reste exactement deux semaines avant l’échéance fatale ! Avec l’aide de Jenny, sa belle assistante, il tente de démêler cette curieuse mais inquiétante affaire.
à partir de là, le lecteur navigue en eaux troubles pendant quelques chapitres. Que se passe-t-il juste ? Sommes-nous en train de lire un roman fantastique égaré dans une collection de thrillers (ça ne serait pas la première fois…) ou s’agit-il d’une histoire étrange avec des éléments pseudo-surnaturels qui seront expliqués rationnellement à la fin ?
étant donné que ce compte rendu est publié dans une revue de science-fiction et fantastique et non dans Alibis, la réponse paraît évidente ! Donc, après un début «polarisant», ce thriller bascule dans le surnaturel et voici donc Jack aux prises avec ses démons personnels, au propre et au figuré. Un combat épique s’engage… Est-ce le début d’une série ? La finale, très «faustienne», le laisse entrevoir…
Stephen Leather est l’auteur d’une dizaine de thrillers à succès (traduits dans plus de trente pays), principalement des romans d’action à la Jack Higgins, et de plusieurs séries télévisées dont Murder in Mind, diffusée sur les ondes de la BBC. Tu iras en enfer, son premier roman publié en France, est en fait son vingt-troisième opus, et probablement le premier d’une nouvelle série.
Un auteur à suivre si vous voulez passer un bon moment sans trop vous casser la tête, car des réflexions socio-psycho-philo et autres yo-yo pour intellos, il n’y en a guère… On est dans le divertissement, sans plus. [NS]
Philippe Clermont, Arnaud Huftier & Jean-Michel Pottier (dirs.)
Un seul monde : relectures de Rosny Aîné
Valenciennes, PU de Valenciennes, 2010, 352 p.
Que savons-nous vraiment de J. H. Rosny aîné ? Qu’avons-nous lu de cet auteur ? On connaît bien entendu La Guerre du feu et le cycle des romans dits «préhistoriques», ainsi que deux ou trois romans dits de «merveilleux scientifique» comme La Mort de la Terre ou La Force mystérieuse, qui subsistent encore dans les catalogues d’éditeurs. Mais qu’en est-il des cent cinquante romans, écrits seul ou en collaboration, des innombrables contes et chroniques aujourd’hui introuvables ou presque ? Comme le soulignent Jean-Michel Pottier et Philippe Clermont dans l’introduction, «la dimension sociale de l’œuvre romanesque, les romans antiques, la recherche philosophique, les mémoires et souvenirs de la vie littéraire ont disparu des bibliographies et des librairies».
La constatation de ces lacunes et donc la nécessité de quelques «relectures» sont à la base de ce recueil d’essais et d’études qui témoigne d’une «volonté d’affirmer que, malgré la difficulté de mise à la disposition de l’œuvre, en dépit de la profusion des tentatives romanesques, les textes étaient encore lus, souvent abondamment, souvent aussi dans le silence des bibliothèques ou des collections personnelles, plus que dans l’agitation de la sphère médiatique».
L’ouvrage se divise en trois parties. Dans la première, intitulée «Les Mondes connus», les auteurs (Alain Pagès, J.-M. Pottier, Vittoria Frigerio, Daniel Aranda et Jean-Pierre Picot) situent «l’écrivain et son œuvre dans son milieu d’origine et dans un contexte littéraire et culturel marqué par la suprématie du Naturalisme» et par les préoccupations initiales de Rosny aîné comme observateur et mémorialiste de son temps.
Dans la deuxième partie intitulée «Nouveaux mondes», certainement plus susceptible de rejoindre les lecteurs de Solaris, les auteurs (Arnaud Huftier, Philippe Clermont, François Laforgue, Roberta de Felici, Daniel Couegnas et Françoise Grande) s’intéressent plus spécifiquement aux œuvres marquées par le merveilleux scientifique (Rosny aîné est un des maîtres reconnus de la science-fiction française) et aux romans des origines, du passé lointain, avec un volet consacré à l’œuvre cinématographique (notamment le film de Jean-Jacques Annaud).
Plus technique, la troisième partie est un inventaire, un catalogue des archives déposées à la Médiathèque de Bayeux par le petit-fils de l’écrivain, Robert Borel Rosny. Ce fonds, géré par Sylvette Lemagnen, conservatrice de la Médiathèque, est le plus important réuni à ce jour.
Cet ouvrage essentiel, qui pose de manière dynamique la question de l’unité profonde et de la cohérence interne de la production considérable de Rosny aîné, nous invite à découvrir les «contours luxuriants et inattendus de ce seul monde».
Norbert SPEHNER
Lev Grossman
The Magicians
New York, Penguin (Plume), 2009, 402 p.
Les Magiciens
Nantes, L’Atalante (La dentelle du cygne), 2010, 512 p.
Belle découverte que ce livre, que l’on pourrait sommairement (et inadéquatement) caractériser en quatre mots : «Harry Potter pour adultes» – l’expression n’est bien sûr pas de moi. Pour aller plus en détail, The Magicians est à la fois un hommage aux livres de fantasy pour jeunes qui ont marqué plusieurs générations, et une critique. Si l’exercice peut a priori sembler périlleux, Grossman s’en tire impeccablement.
L’auteur met en scène une école de sorciers, Brakebills, où aboutira le personnage central, Quentin Coldwater, nerd fini et éternel maladapté. Quentin aura beau apprendre l’art de la magie, cela ne guérira pas son mal de vivre. D’autant plus que la culmination de la carrière de magicien, c’est de perdre son temps en influençant subtilement le monde des gens normaux, ou carrément de se plonger à temps plein dans la flemme : les magiciens sont riches grâce à leur art, et la plupart vivent dans une oisiveté qui fait paraître Paris Hilton comme un bourreau de travail.
Dans sa critique parue dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction, Elizabeth Hand voyait en Quentin une allusion au Smoky Barnable du Little, Big de John Crowley, via son nom de famille – lequel évoque celui d’Alice Drinkwater, la compagne de Smoky. La ressemblance existe, certes, mais je ne l’ai pas trouvé si frappante. Par contre, le nom de Coldwater me paraît fort bien suggérer que Quentin agit comme une douche froide relativement aux clichés d’une certaine fantasy !
Et ce n’est pas tant de J.K. Rowling qu’on parle ici. Bien sûr, le motif de l’école de sorciers renvoie directement à la série des Harry Potter – encore que Rowling ne soit nullement la première auteure à mettre en scène une telle école. Les étudiants de The Magicians sont toutefois plus âgés que ceux de la série de Rowling et, puisque Grossman n’écrit pas pour les jeunes, ses personnages peuvent se permettre d’avoir une vie sexuelle, de prendre de la drogue, et généralement parlant de se mettre dans des pétrins relationnels. Cet aspect du roman offre un contraste rafraîchissant avec les sentiments guindés de Harry et consorts ; mais cela tient davantage au fait que Grossman écrit pour adultes.
Car là où il y a un hommage et une critique plus profonds, c’est en relation avec les livres de Narnia de C. S. Lewis. Signe qui ne trompe pas : alors que les personnages de The Magicians font allusion à divers monuments de la fantasy dans la culture populaire, y compris Dungeons and Dragons et même la série de Rowling, jamais je n’y ai vu la moindre mention des romans de Lewis. Et pour cause.
Un aspect crucial du livre est une série de romans de fantasy intitulée Fillory and Further. Publiée dans les années trente, elle est demeurée très populaire. Dans le cas de Quentin, il en est carrément obsédé. Les aventures des cinq enfants Chatwin dans le monde de Fillory où ils se retrouvent plongés tandis que la Première Guerre mondiale fait rage en coulisses sont un écho évident de Narnia. Et alors que les étudiants-magiciens de Grossman peuvent faire allusion à Hermione Granger, parce que les petites histoires de Rowling n’ont rien à voir avec la vraie carrière de magicien, ils ne peuvent pas avoir connaissance de la série de Lewis, car ils seraient obligés de la considérer comme un plagiat…
Vous ne serez pas tellement surpris d’apprendre que Quentin et plusieurs de ses camarades se retrouvent finalement dans le monde de Fillory, et qu’ils découvrent que la réalité de ce monde magique n’est vraiment pas aussi sucrée que celle dépeinte dans les livres pour jeunes. Grossman fait preuve d’une grande verve créatrice, qui va du comique (lors d’une conversation hilarante avec un ours parlant, où l’on constate que la seule chose qui parvient à l’intéresser, c’est le miel) à l’horrifiant (lorsque les aventuriers se risquent dans un dédale souterrain où ils sont submergés d’ennemis, un passage brillant qui offre des batailles épiques dignes d’un jeu de rôles, mais pour lesquelles Quentin et compagnie ne sont absolument pas préparés). Et les choses finissent sur une note fort amère, bien loin de la victoire triomphale que servent d’ordinaire les bouquins pour jeunes. Une laideur entache rétrospectivement la série des Fillory, une fois que l’on a compris divers détails de la réalité sous-jacente – que je ne révélerai pas.
Je n’en déduis pas pour autant que Grossman cherche à régler ses comptes avec C. S. Lewis. Néanmoins, comme la série de Narnia s’est attirée de nombreuses critiques en raison de son contenu religieux, je pense qu’il y a ici un parallèle possible avec l’expérience d’une relecture d’un livre que l’on a adoré jeune et dont on découvre les faiblesses avec un œil plus mûr.
The Magicians est donc un livre qui est recommandé aux lecteurs de fantasy, et tout particulièrement à ceux qui se sont plongés dans les Narnia, qu’ils les aient aimés ou pas. Seul bémol : une suite est prévue pour l’été 2011. Je peine à imaginer ce que Grossman pourrait ajouter à son œuvre. Je l’attendrai donc avec une brique et un fanal – ou enfin, un lingot de mithril et une lanterne magique.
Yves MEYNARD
Hal Duncan
évadés de l’Enfer !
Paris, Folio SF, 2010, 215 p.
En ces temps modernes, l’Enfer n’a plus grand-chose en commun avec les chambres de torture médiévales. Tel est le constat auquel arrivent Eli, un clochard suicidé, Matthew, un homosexuel battu à mort, Belle, une prostituée massacrée par son maquereau et Seven, un tueur à gages abattu lors d’une fusillade. Embarqués parmi une centaine d’autres damnés à bord d’un ferry naviguant sur le Styx, nos quatre protagonistes aboutissent dans une réplique glauque de Manhattan où les attend leur enfer privé : une prison pour le tueur à gages sanguinaire, un hôtel de passe pour la prostituée – forcée de satisfaire les caprices sexuels des démons –, un hôpital psychiatrique pour l’homosexuel – qui voit ses tendances «soignées» à coups de drogue et d’électrochocs –, et des rues bondées de démons agressifs pour le clochard. L’Enfer, une mégalopole dont le pouls est mesuré continuellement par des journalistes télévisuels soucieux de rapporter la moindre horreur au petit écran. L’Enfer, une cité qu’on ne peut fuir puisqu’on est déjà mort. Malgré tout, Seven le tueur à gages échappe à ses geôliers, entraînant avec lui ses trois compagnons d’infortune. Pourchassés par des hordes de démons et les caméras de télévision, les quatre damnés vont percer les secrets de ce New York alternatif pour en trouver la sortie. Le tout sous l’œil bienveillant de Lucifer…
Il y a un an, j’avais apprécié Dante’s inferno, un anime tiré du jeu vidéo homonyme, qui raconte le voyage d’un croisé aux Enfers pour retrouver sa bien-aimée. Malgré les combats à répétition propre au genre, Dante’s inferno possédait un scénario captivant et, surtout, regorgeait de décors et de créatures visuellement délirants. C’est en pensant à la soirée agréable passée avec ce film que je me suis procuré évadés de l’Enfer ! : bien qu’il n’y ait aucun lien entre ces deux œuvres, ce roman avait suscité en moi l’attente d’un équivalent livresque à Dante’s inferno – surtout quant à la manière dont l’Au-Delà était réinventé.
De fait, j’ai passé une soirée agréable avec ce bouquin, un compagnon idéal pour les cerveaux fatigués. Je crois que c’est l’état d’esprit avec lequel il faut l’aborder : l’ambition de Duncan est de nous offrir une aventure bourrée d’action, visiblement inspirée de New York 1997 de John Carpenter. Le lecteur avide d’idées plus que d’action pourrait même y trouver satisfaction puisque l’univers esquissé ici fourmille de concepts intéressants : les tortures personnalisées de chaque protagoniste (qui exagèrent les réalités connues par ceux-ci de leur vivant), les démons qui se révèlent d’anciens damnés «réhabilités» et employés par le système en place (des démons semblables à des policiers, les amateurs de créatures cornues devront sonner ailleurs…), narration en «tu» quand on adopte le point de vue de Lucifer, etc.
Je dois confesser cependant être resté sur ma faim en tant que lecteur qui cherche à s’immerger dans un autre univers : évadés de l’Enfer ! m’a donné l’impression d’être le scénario d’un film ou d’un roman graphique. Personnellement, je n’ai pas cessé de songer au grand pavé de 400 pages qu’aurait pu devenir ce roman une fois bien développé. Enfin, certains choix humoristiques en rupture avec le ton général m’ont rebuté. Je m’interroge encore sur le rôle des journalistes télévisuels parodiés dans le roman et la vision de Lucifer présentée ici m’a fait décrocher : l’ange déchu s’exprime en effet comme une drag queen échappée d’un roman de Michel Tremblay ! Ce trait se voulait drôle ou déjanté, moi, il m’a fait soupirer.
évadés de l’Enfer ! reste donc un petit roman plein d’action et d’idées intéressantes, mais qui, à mon sens, ne s’élève pas plus haut qu’un film de série B à usage unique. Mais il en faut, de temps en temps…
Philippe-Aubert CÔTé
Richard D. Nolane
Séparation de corps
Encino/Pamiers, Black Coat Press (Rivière blanche, Collection Noire 22), 2010, 313 p.
Difficile de passer sous silence la parution du recueil de Richard D. Nolane, homme-orchestre de l’imaginaire francophone s’il en est un. Auteur (nouvelliste, scénariste de bédé, romancier-maison, essayiste), anthologiste, directeur de collection, traducteur, critique, spécialiste du paranormal… Nolane a touché à tout, mais toujours dans ses nouvelles transparaît son amour de l’étrange et du mystère. érudit, fasciné par la littérature populaire, il connaît toutes les ficelles du métier et sait torcher un texte, comme on dit dans le jargon – après tout, le diable d’hommes a plus d’une centaine de romans, bédés et autres essais derrière la cravate, non ?
Séparation de corps propose d’entrée de jeu un court roman fantastique, Les Démons d’Abidjan, une histoire de magie tribale plutôt sanguinolente. Oserai-je dire que sa genèse (chaque fiction bénéficie d’une présentation de l’auteur, toujours passionnante pour qui aime connaître les sources d’inspiration et/ou les aléas des dites fictions) est encore plus fantastique que le roman en soi, qui reste une œuvre de commande ? Suivent quatorze nouvelles fantastiques (sauf «Une histoire chinoise» – du polar – mais dont l’ambiance mystérieuse ne dépare pas) retraçant le parcours d’un nouvelliste qui, en comparaison du reste de sa production, n’a guère été prolifique : une trentaine de nouvelles tout au plus. Si la plupart ont paru en début de carrière, Nolane a heureusement fait un retour à la forme courte il y a une dizaine d’années. D’ailleurs, dans ce florilège qui s’échelonne de 1976 à 2010, l’un des plaisirs de lecture est de suivre l’évolution de la «manière» Nolane, de sa dextérité.
On retiendra surtout de la première époque «Nouveaux aperçus inquiétants sur la Bête du Devonshire», qui mélange habilement réalité (l’auteur se met en scène) et fiction pour, petit à petit, amener le lecteur à réaliser qu’il y a des créatures terribles qui sont sur Terre depuis cet événement du XIXe siècle. Un bijou, tout comme les cinq nouvelles de la période plus récente présentées dans ce recueil… mais je m’abstiendrai d’en vanter les mérites puisque j’ai été impliqué dans la publication de plusieurs d’entre elles (dont les deux parues au départ dans Solaris, «Transcommunication» et «Ce qui est dans la monstrance»).
Bref, voilà un recueil à lire pour tous les amateurs de fantastique. Pour se le procurer, on consulte le site de Rivière blanche, www.riviereblanche.com.[JP]
Ugo Bellagamba, Patrick J. Gyger, Roland Lehoucq & Clément Pieyre
Sciences & Science-fiction
Paris, La Martinière / Universience, 2010, 234 p.
Sciences & Science-fiction, c’est le livre de l’exposition «Science et Fiction, aventures croisées», qui se tient à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, du 21 octobre 2010 au 3 juillet 2011. Si vous êtes en mesure de visiter l’expo, allez-y tout de suite, c’est un must ! Si vous êtes comme moi et ne pouvez le faire, ce livre est pour vous.
Bien fait, complet, bénéficiant d’une maquette de qualité et d’une imagerie abondante, ce livre est le fruit, à l’instar des auteurs commissaires de l’exposition, de collaborateurs qui connaissent leur sujet (ce qui est plus rare qu’on ne le croit !) comme Claude Ecken, Jean-Pierre Ganascia, Pierre Lagrange, éric Picholle, Daniel Tron, Jean-Louis Trudel, Francis Valéry, etc.
Le livre se divise en trois grandes sections (L’Espace-temps, L’Homme, Les Machines), et chacune comprend plusieurs articles bien fouillés qui permettent d’aborder des questions précises d’un point de vue science-fictif et scientifique – Atteindrons-nous bientôt les étoiles ? Les monstres sont-ils monstrueux ? Le cyberespace est-il un simulacre de la réalité ? – et de présenter des thématiques classiques de la SF – Le voyage dans le temps dans la SF, De l’utopie à l’uchronie, Ville du futur, apocalypse et SF, La SF et les langues… sans oublier l’Espace, et les ETs, et…
Magnifique parcours des lieux, Sciences & Science-fiction est un livre passionnant tant pour le scientifique que l’amateur de SF puisqu’il aborde justement les liens importants qui lient ces deux incontournables sphères de l’imaginaire humain.
Jean PETTIGREW
Mise à jour: Janvier 2011 –