Lectures 179
Jean-Pierre Laigle, Nathalie Faure, Sam Lermite, Philippe-Aubert Côté, Richard D. Nolane
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.53Mo) de Solaris 179, été 2011
Juli Zeh
Corpus delicti: Un procès
Arles, Actes Sud (Lettres Allemandes), 2010, 238 p.
Rares sont les récits de SF sur la médecine et la santé. Citons Les Morticoles (1894), utopie contre les médecins de Léon Daudet, A Man Obsessed (1955), satire de l’expérimentation humaine d’Alan E. Nourse, The Immortals (1955-58), série dénonçant le pouvoir médical de James E. Gunn et «Myxomatosis Forte» (1998), nouvelle de Bertil Mårtensson traduite dans le nouveau Galaxies 13, où une société future ayant vaincu la maladie est obligée de la réintroduire pour des raisons psychologiques. Sans compter Knock (1923) de Jules Romains, selon qui «tout bien-portant est un malade qui s’ignore». écrivaine de littérature générale, Juli Zeh n’en a sans doute rien lu. Or, dans la SF, il vaut mieux connaître les précédents d’un thème, de peur d’enfoncer des portes ouvertes. Elle ne s’en est pas si mal tirée.
Corpus delicti: Un procès est un roman de SF sociologique qui dépeint l’Allemagne de 2057 imposant une prophylaxie et une hygiène de vie féroces. Pour leur assurer le maximum de longévité et de bien-être, la Méthode oblige ses citoyens à se maintenir en forme par un régime alimentaire, la pratique d’exercices et des examens médicaux réguliers. Chaque appartement comporte des capteurs qui en analysent la salubrité et avertissent la police de toute dégradation. Le tabac est interdit et le rhume a disparu depuis les années vingt. La forme habituelle de salut est «Santé». Tout irait bien dans le meilleur des mondes sans le DAM (Droit à la Maladie), groupe clandestin opposé à l’idéologie officielle, à son humanisme et à sa philanthropie détournés. Le totalitarisme commence là où les idées l’emportent sur l’humain (Hannah Arendt).
Mia Holl est une jeune biologiste dont le frère s’est suicidé en prison à cause d’une faute de la Méthode. Elle est convoquée par un tribunal pour n’avoir pas transmis ses rapports mensuels sur son sommeil et son alimentation: elle n’a effectué chez elle ni mesure de la pression artérielle ni analyse d’urine. Elle s’en tire avec un avertissement mais récidive. Elle finit par déclarer que son état physique relève de la sphère privée et rejette un état qui promet une vie dénuée de risques à ses justiciables en s’insinuant dans leur intimité et en leur retirant le libre arbitre. Elle devient alors un ennemi public; ses communications sont écoutées et, lorsqu’elle fume une cigarette, la police enfonce sa porte et l’emprisonne. Cette fois s’ouvre un procès sérieux où l’état ne peut se permettre de perdre la face.
Son avocat, Rosentreter, ennemi de la Méthode, ressort l’affaire du frère suicidé et démontre son innocence avant de se récuser sous des menaces occultes. Son ancien amant, le journaliste Kramer, déchaîne contre Mia une violente campagne de presse avant de lui proposer un accommodement contre une réduction de peine déguisée de la part du tribunal. Devant son refus, celui-ci accumule des faux témoignages et des faits maquillés. Au terme du procès bidon, elle est condamnée à la cryogénisation pour une durée indéterminée. Mais, devant la contestation sociale, pour éviter d’en faire une martyre, ce qu’elle cherchait, l’état commue sa peine en une «prise en charge psychologique». Solution qui sauve les apparences et préserve le système. Ne faut-il pas être fou pour refuser de demeurer en bonne santé?
De la SF, certes. Mais aussi un roman politique et philosophique. La conclusion évoque les hôpitaux psychiatriques où l’URSS internait ses dissidents. Craintes évidentes de l’auteure sur les déviations auxquelles la société libérale avancée s’exposerait si l’emportait une certaine obsession sanitaire. à peu de chose près, tout système en danger secréterait donc les mêmes anticorps, qu’il s’agisse de santé ou d’épidémies sociales. Juli Zeh ne sacrifie pourtant ni la fiction à sa thèse ni l’inverse. Un équilibre judicieux respecte chacune. Elle a l’intelligence d’introduire par touches subtiles mais significatives les éléments constituant le puzzle de la société qu’elle redoute tout en préservant l’intégrité des personnages. Même si le lecteur ne partage pas ses options, le résultat est éminemment lisible.
Jean-Pierre Laigle
Anthologie dirigée par Lucie Chenu
Contes de villes et de fusées: contes défaits, contes refaits
Laval (France), Ad Astra, 2010, 258 p.
S’il était une fois une petite fille qui demandait à sa maman «Dis, tu me racontes une histoire ce soir, je ne peux pas dormir…?», Lucie Chenu répondrait par ce recueil qui a mis au défi plusieurs auteurs de composer une nouvelle version d’un conte classique qui a bercé leur enfance. Fidèle à son refus des étiquettes, elle nous propose dans cette anthologie des contes noirs, fantastiques, de fantasy mâtinée de polar ou encore de la science-fiction… Alors pour préserver la thématique, je ne vous vendrai pas les contes d’origine.
Avec «Une histoire de désir», Delphine Imbert nous entraîne dans un monde futuriste où les fées sont en fait des génies de la manipulation génétique et vont créer une enfant parfaite. Mais la perfection a un prix; une version vraiment rafraîchissante, qui mêle technologie, humour et références à quelques classiques de fantasy en prime.
Magie noire version technologique aussi pour «La Griffe et l’épine» de Pierre-Alexandre Sicart, qui transcrit ici un de mes contes préférés et y ajoute un parfum de vengeance toute féminine qui n’existait pas dans l’original. Un traitement… fascinant.
Un conte de fin du monde pour Jess Kaan avec «Pour Judith». Une histoire émouvante, belle et terrible, qui campe son sujet en peu de pages extrêmement évocatrices, dans un futur trop proche.
Univers très dur et noir de pauvreté pour Sophie Dabat dans «La Mort marraine», qui forge ici le destin de jumelles de façon bien cruelle. Quant à Charlotte Bousquet, elle nous sert une «Corner girl» d’un genre très spécial, où faerie côtoie racaille et… non, vous verrez vous-mêmes!
Quant à lui, Nico Bally nous réinvente version banlieue parisienne «La Petite Capuche rouge»: court et décapant! Dans une ambiance en complète opposition, se trouve le texte précieux «Sacrifices» de Leonor Lara, dont la chute vous réservera une belle surprise.
Mais rassurez-vous, les contes ne sont pas tous déprimants ou noirs. Jean Millemann m’a fait vibrer avec son histoire de «Fée des glaces», un récit court et subtil, servi par une langue magique et belle. Lionel Davoust dans «Le Sang du large» évoque l’angoisse de la page blanche et comment un écrivain écrasé de solitude peut finalement continuer à aller de l’avant simplement parce que «croire et émerveiller, c’est le dernier fragment de magie et de beauté qui reste en ce monde». Intimiste et fort.
L’humour est aussi au rendez-vous dans plusieurs textes. Une mention spéciale à l’excellent «Pacha botté», de Sylvie Miller et Philippe Ward, qui mêle polar façon années cinquante, ambiance à la Indiana Jones et dieux égyptiens. Non, je n’exagère pas!
Pierre Gévart pour sa part utilise le cadre d’un space opera bien classique pour nous conter la truculente histoire de «Grain de sel et bretelle», des personnages qui n’ont pas la langue dans leur poche. Très réussi et drôle. Estelle Vals de Gomis nous offre «Poches et troncs», dont le degré d’alcool devrait en interdire la lecture aux moins de dix-huit ans, même s’ils viennent de la Nouvelle-Orléans…
Aussi léger dans la forme, mais bien moins dans le fond, Jean-Michel Calvez nous conte comment trois frères doivent faire face à «Un temps de cochon», créé par… devinez quoi? Le réchauffement climatique… alors qu’Antoine Lencou nous entraîne dans une nouvelle aux accents asimoviens: «Re-création».
Restent à ajouter à cet inventaire l’introduction légère de Julien Fouret, ainsi que la nouvelle «Swan le bien nommé» de Mélanie Fazi dont la fin ouverte m’a laissée un peu sur ma faim en dépit du talent toujours présent de l’auteure.
Notez qu’afin de laisser au lecteur la possibilité de deviner le conte original, la source d’inspiration n’est mentionnée qu’à la fin de chaque histoire par chaque écrivain, en postface.
En un mot plutôt qu’en cent, il y a là de quoi émouvoir, rire ou encore frémir, dans ces versions revisitées des contes d’autrefois par des auteurs de genres. Après tout, ce n’est que rendre à César ce qui lui appartient, et un bien bel hommage à lire et à offrir aux amateurs d’histoires.
Pour commander cet ouvrage (hélas non disponible au Québec): www.adastraeditions.com/
Nathalie Faure
Steven Savile
Sláine l’exilé
Paris, éclipse (Icône), 2011, 395 p.
à l’origine de ce roman, il y a le projet de produire une adaptation littéraire d’une série de comic books scénarisés par Pat Mills, auteur britannique bien connu en francophonie pour avoir travaillé avec le dessinateur Olivier Ledroit sur les séries Sha et Requiem, Chevalier Vampire.
Sláine est une autre figure issue de son imagination que l’on retrouve dans de nombreux récits à partir des années quatre-vingt (dont une bonne partie reste inédite en français).
Dans une Irlande préhistorique et/ou mythique, un guerrier bravache et brutal découvre qu’il possède le don, hérité de la déesse aux trois visages Dana, personnification de la Terre, de se transformer en golem de chair dans la fureur du combat. Il fait le vœu de devenir le champion inconditionnel de la déesse et de défendre ses tribus contre toutes les menaces. Plusieurs événements vont mettre à mal cette promesse: la mort de sa chère maman; une partie de jambes en l’air avec la promise du roi; et l’extension du culte du dieu sombre Crom Cruach, favorisée par le Seigneur étrange et ses horribles sectateurs Drunes…
Assurée par Steven Savile, dont j’ignore le pedigree, la novélisation (si j’ose dire) vaut d’abord par la fa-çon dont elle reproduit, par moments assez habilement, le syncrétisme du matériau d’origine, à savoir les quatre tomes du fameux cycle dit du Dieu Cornu (formidablement illustré à l’époque par Simon Bisley). Roman d’heroic fantasy «à l’ancienne», épopée d’aventure pseudo historique mâtinée d’action, séquences gores, fruste réflexion new age, etc., Sláine l’exilé accumule les ambiances, les sensations, les clichés, les protocoles d’écriture pour aboutir à un résultat qu’on qualifiera d’honnête et d’efficace, à défaut d’être particulièrement brillant.
L’impression de déjà-lu ressentie par le lecteur – le passage à l’âge d’homme et l’apprentissage des armes subséquent, la figure du gros plein de muscles, le compagnon du héros, le passé qu’on cherche à noyer dans le con des femmes, la baston ou la boisson, les rebondissements mélodramatiques – est contrebalancée par la bizarrerie d’un mariage forcé, mais original, entre délires mythologiques issus de traditions diverses (celtique, cyclopéenne ou mégalithique, voire même néodruidique!) et vraies inspirations (retournement de la figure de Cernunnos, ambiguïté de la relation du héros avec la triple déesse, spasme de furie – lui-même tiré du ferg irlandais – vécu plus comme possession que comme don ou comme malédiction).
Bien sûr, tous les développements ne sont pas réussis, Sláine n’échappant pas aux naïvetés et au grotesque qui fleurissent dans l’essentiel de la production de fantasy contemporaine. Pour le dire autrement, Savile n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il met ses pas dans ceux du meilleur Pat Mills (pas celui de la Geste des Invasions, nouvellement parue); dès qu’il en dévie, il redevient quelconque.
Mais ce qui rehausse un livre qui risquait autrement de ne pas s’élever au-dessus de la masse, c’est une brutalité fonctionnant sur les mauvais instincts du lecteur. Ainsi, il est impossible de ne pas espérer que le personnage principal se laisse posséder le plus souvent possible par la fureur de Dana, dans l’évidente attente d’une jouissance programmée et inavouable. Après tout, pourquoi lire une histoire de Sláine sinon pour des phrases comme: «Il arracha le masque à fourrure du mourant et frappa avec l’articulation saillante du bras, encore et encore, jusqu’à ce que ses traits et la forme de son crâne s’estompent pour ne laisser qu’une pulpe sanguinolente. L’épée-crâne inspira dans un gargouillement de bulles de sang et expira, rendant son dernier soupir. Mais ça n’était pas assez.» Ou bien: «Ce n’est pas moi qui suis venu porter la mort ce soir, sire. J’ai juste aidé ceux qui la cherchaient. Maintenant, ils l’ont trouvée.»
Dès lors, le récit épouse la structure classique qui fut celle de nombreux récits de Robert E. Howard, celle d’une fuite en avant dans l’intranquillité, d’une errance rédemptrice et particulièrement violente – qui épouse de manière subliminale la forme d’une trajectoire christique (la lecture des BDs faisant suite au cycle du Dieu Cornu est à cet égard révélatrice) –, d’un héros finalement ambigu, autant redresseur de torts qu’inquiétant névrosé mystique.
Sam Lermite
Olivier Paquet
Les Loups de Prague
Nantes, L’Atalante (La dentelle du cygne), 2011, 348 p.
On a, dans Les Loups de Prague, des idées qui pourraient convenir à l’un de ces anime japonais que je consomme régulièrement (raison pour laquelle je me suis intéressé à ce roman). Dans un futur proche, les grandes villes européennes se sont transformées en Cités-états, chacune avec son ensemble de lois. à Prague, après une période chaotique marquée par la tyrannie de plusieurs guildes criminelles, identifiées chacune par un totem (le requin, le loup, le serpent, etc.), un putsch militaire a placé le Commandeur Blaha à la tête de la ville.
Si l’avènement du Commandeur a sonné le glas des guildes, il a aussi marqué l’apparition d’une nouvelle forme de contrôle: désormais hantée par des appareils biomécaniques mis en place par Blaha, Prague se comporte comme une sorte de système immunitaire géant: capable de se réparer, elle peut aussi éliminer de façon automatique les citoyens indésirables.
C’est dans ce monde en apparence tranquille que le journaliste Vaclav rejoint le VIRUS, un groupe terroriste désireux de ressusciter la démocratie – même si les citoyens de la ville semblent plutôt heureux de leur sort. Lors d’une opération de sabotage catastrophique, Vaclav et ses complices se retrouvent confrontés aux défenses immunitaires de Blaha. Si le journaliste échappe à la mort, c’est pour tomber entre les griffes de Miro, le chef de l’ancienne Guilde des Loups. Plutôt que de tuer le journaliste, Miro lui offre de participer aux activités criminelles de la Guilde, soi-disant pour réaliser un reportage qui servira le jour où Blaha connaîtra sa chute.
En effet, l’ambition de Miro est de ramener sa guilde au pouvoir, au terme d’une longue série de complots et de cambriolages qui pourrait, en fin de compte, se révéler fatal tant pour Blaha que pour les habitants de Prague…
Parfois, on se retrouve devant des livres difficiles à commenter parce qu’on échoue à placer le doigt sur ce qui n’a pas marché. Si je voulais rester dans le subjectif, je dirais que Les Loups de Prague m’a tout simplement ennuyé – à tel point que j’ai succombé plusieurs fois à la tentation de la lecture en diagonale.
L’histoire, à la base, a un potentiel intéressant: un futur assez proche, une Cité-état qui fonctionne comme un système immunitaire, des guildes criminelles qui vivent et pensent en fonction d’un animal-totem particulier, des complots… Autant de bonnes idées qui figureraient en bonne place dans un anime. L’idée de situer l’action dans une ville d’Europe de l’Est comme Prague, avec des protagonistes aux noms inhabituels pour le lecteur d’outre-Atlantique, est même très alléchante. Mais la pâte n’a pas levé pour moi et, comme pour Le Coup du cavalier de W. J. Williams, également publié chez l’Atalante, je serais bien en peine de dire pourquoi.
Est-ce parce que l’auteur dit les choses plutôt que de les montrer? (En effet, on passe des paragraphes et des paragraphes à décrire Miro, le chef des loups, pour souligner son charisme et la fascination qu’il engendre chez les autres, mais en fin de compte on ne le met pas en scène de manière à ce que le lecteur, lui, le trouve charismatique.)
Sont-ce les incohérences qui parsèment le récit? (Qu’un chef de guilde se déplace sur le terrain avec ses hommes est peu convaincant, rois et généraux tirant toujours les ficelles à l’abri derrière leurs soldats. Aussi, on peine à croire que les habitants de Prague, Vaclav en tête, n’ont pas constaté plus tôt l’existence des biomachines qui hantent leur ville.)
Sont-ce les difficultés que j’ai eues à croire aux personnages? (Je n’ai pas cru un seul instant que Vaclav pouvait se transformer en saboteur par pur amour de la démocratie alors que, sincèrement, la dictature de Blaha a souvent des allures de Club Med…)
Il y a sans doute un peu de tout ça, mais surtout que le tout formé par ce roman n’a tout simplement pas soulevé mon intérêt. Point barre.
Philippe-Aubert Côté
Morgan A. Wallace
His Second Self: The Bio-bibliogra-phy of Victor Rousseau Emanuel
Altamonte Springs (FL), Spectre Library, 2011, 304 p.
Après trois jolis recueils de SF et de fantastique de Victor Rousseau, Morgan A. Wallace, grand spécialiste de la fiction parue en journaux et en magazine non spécialisés avant les années vingt, propose avec His Second Selfun quatrième livre, cette fois sur Victor Rousseau lui-même, toujours aux éditions Spectre Library (www.spectrelibrary.com).
Sous les noms de Victor Rousseau et H. M. Egbert principalement, Victor Rousseau Emanuel fut jusque vers les années trente un auteur de premier plan dans les journaux et revues, mais surtout dans les pulps américains. Par la suite, sa carrière commença à décliner vers une production purement commerciale et souvent mécanique avant de se terminer officiellement en 1951.
Né à Londres en 1879 d’une mère française et d’un père anglais, il commença à publier dès le début du siècle suivant après s’être installé aux états-Unis. Il se découvrit très vite un intérêt pour les histoires fantastiques et devint dès 1910 un des pionniers du genre «détectives de l’occulte», mais aussi de la SF moderne qui était en train de se structurer, notamment dans les pulps «généralistes» de la fameuse chaîne Munsey comme All-Storyou Argosy. Avec des romans tels que The Messiah of the Cylinder(1917) ou Draft of Eternity (1918), pour ne citer que ces deux-là, Victor Rousseau entra dans l’histoire de la SF…
Les années 1910 le virent aussi entamer une lune de miel avec le Canada et plus particulièrement le Québec puisque, toujours citoyen britannique, il épousera une Québécoise et s’installera pour des années dans la Belle Province avec d’autant plus de facilité qu’il parlait le français. Le Québec et le Canada lui inspireront maints romans et contes d’aventures, certains fantastiques. Trois récits de cette époque ont été traduits dans le magazine La Canadienne.
Par la suite, Victor Rousseau Emanuel séjournera en Angleterre avant de s’établir définitivement aux états-Unis dans les années vingt et de prendre bien après la nationalité américaine. Il mourra en 1960 dans l’état de New York, oublié de tous, sauf d’une poignée de spécialistes se souvenant qu’il avait été un contributeur assez important de Ghost Stories, de Weird Tales, de Strange Tales, d’Astounding et autres pulps célèbres.
Un développement en détail de tout ceci fait l’objet de la biographie ouvrant His Second Self. Ensuite, on trouve une impressionnante bibliographie couvrant pratiquement un demi-siècle de publication en journaux, revues, pulps et livres (quelquefois sous des pseudonymes jamais repérés jusque-là), les traductions et les scénarios originaux et les adaptations pour le cinéma muet, essentiellement des westerns, genre beaucoup cultivé par l’auteur à partir des années vingt.
Quant au dernier tiers de His Se-cond Self, il offre une sélection de nouvelles méconnues, dont certaines fantastiques, du début de la carrière de Victor Rousseau. J’ai d’ailleurs eu le plaisir, grâce à Morgan A. Wallace, de pouvoir faire paraître l’une d’elle, «La Femme de Jackson», en janvier dernier dans le numéro 1 de la revue fantastique Wendigo que je dirige aux éditions de L’Œil du Sphinx à Paris (www.oeildusphinx.com). Deux autres traductions de Rousseau sont déjà programmées…
His Second Self fait partie des fascinants travaux de bénédictins sur l’univers des pulps et de la littérature populaire anglo-saxonne d’avant-guerre. C’est également un ouvrage qui sort des sentiers battus car proposant des éléments biographiques et bibliographiques inconnus jusque-là et concernant un auteur important mais oublié de cette génération ayant façonné la SF et le fantastique juste avant l’arrivée des pulps spécialisés qui donnèrent alors une identité éditoriale visible et stable à ces genres.
Enfin, du point de vue rapport qualité prix, le livre de Morgan A. Wallace est une véritable aubaine puisque pour 304 pages grand format (21/27 cm!) avec texte sur deux colonnes, il est proposé au prix imbattable de 14,95 US$…
Au Canada, le seul moyen de se procurer His Second Self est de passer par Amazon.ca et, en France, par Amazon.fr…
Richard D. Nolane
Frank M. Robinson
Destination ténèbres
Paris, Denoël (Lunes d’encre), 2011, 484 p.
Frank M. Robinson est un vieux routier de la SF. Il a débuté en 1950 et, parfois avec succès, a élargi sa palette à d’autres domaines, mais sans vraiment abandonner celui-ci. Collectionneur célèbre et auteur d’un livre sur le genre, il a donné avec Destination Ténèbres son dernier roman significatif. C’est une histoire d’arche stellaire, un thème qu’il connaît bien : il rend hommage dans sa postface à quelques-uns de ses prédécesseurs. Elle date de 1991. Il était temps de la traduire.
Moineau est le présent nom d’un astronaute. Au retour d’une expédition sur une planète où il a subi un grave accident, il s’est retrouvé amnésique. Un procédé qui permet au lecteur de découvrir par ses yeux, progressivement et sans trop de lourdeurs, le milieu dans lequel il va évoluer: l’Astron, un astronef qui vogue depuis deux millénaires en quête de vie et d’intelligence extraterrestres, envoyé par la Terre à bout de ressources. Et, bien entendu, la situation a dégénéré à son bord.
C’est un peu le vaisseau des âmes perdues. Telle est la tonalité de ce roman long et touffu, pathétique mais pas désespéré. L’arche stellaire est délabrée: deux de ses trois compartiments sont désaffectés et condamnés. Nulle planète vivante n’est apparue. Le Capitaine espère en trouver dans une région de plus dense population stellaire. Mais il faut traverser la Nuit, une zone à peu près déserte, d’où guère d’occasions de réapprovisionner. Or l’Astron est à bout de ressources.
Moineau, baptisé comme tous ceux de sa génération d’adoption d’un nom d’oiseau, tente de s’intégrer aux deux cents membres d’équipage, au milieu des décors holographiques passéistes qui visent à l’égayer. à chaque naissance un décès. Nul ne connaît l’identité de son père et la maternité est un privilège. Seul le Capitaine est immortel, pour assurer la continuité de la mission. Il a droit de vie et de mort et ne s’en prive pas. Car une mutinerie a déjà éclaté et une nouvelle menace.
Moineau comprend vite qu’une foule de non-dits l’entoure. Chacun le sait, avant son amnésie, il portait un autre nom et fut l’âme d’un embryon de révolte. En explorant un des compartiments désaffectés, il découvre que la Terre n’envoie plus de messages depuis des siècles et qu’une foule d’autres informations gênantes a disparu des ordinateurs. Il apprend enfin que lui aussi est immortel et que le Capitaine efface régulièrement sa mémoire. Mais cette fois, l’un doit tuer l’autre.
Moineau mène donc la révolte de la faction qui refuse l’extinction dans la Nuit. Il conduira l’arche stellaire jusqu’à la Terre pour rendre compte de son échec. Mais est-ce sûr? Oui et non. La surprise des toutes dernières lignes (discutable mais bienvenue, le lecteur verra) consacre à la fois la futilité et le bien-fondé de la mission. Même si la civilisation y a disparu – et sans doute l’homme –, le cercle est bouclé. Et c’est la victoire, chèrement gagnée, voire la rédemption de l’humanité.
Comme tant d’histoires d’arches stellaires, ce roman raconte l’accomplissement, si tardif soit-il, d’une destinée collective et/ou personnelle. Trop familier des poncifs du thème, l’auteur en évite la plupart. Plutôt qu’un cycle, il imagine un immense et dérisoire détour: l’équipage est rattrapé par sa mission et en trouve une nouvelle. Ainsi le long voyage est-il doublement validé, avec tous ses sacrifices. Et, malgré ses longueurs, Destination Ténèbres développe une émouvante odyssée humaine.
Jean-Pierre Laigle
Mise à jour: Juillet 2011 –