Lectures 183
Mathieu Fortin, Jean-Pierre Laigle
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.13Mo) de Solaris 183, été 2012
J. F. Lewis
Void City T.1: Un pieu dans le cœur
Paris, Milady (Bit-lit poche), 2011, 377 p.
En octobre dernier, les éditions Milady enrichissaient leur collection de bit-lit par la présence d’un jeune auteur américain du nom de J. F. Lewis. Le premier roman de sa série Void City s’appelle, en français, Un pieu dans le cœur et met en scène éric, un vampire sans scrupule et gérant d’un club d’effeuilleuse. éric a la particularité de perdre la carte de temps à autre sans se souvenir de ses derniers meurtres, conséquence de l’embaumement qu’il a subi à sa mort, avant de se réveiller vampire. Dans son entourage, nous retrouvons une belle galerie de personnages: sa copine Tabitha, une danseuse amoureuse de lui, Roger, un de ses amis du temps où ils étaient vivants, et Rachel (la sœur de Tabitha), avec qui il finira par entretenir une relation très profonde.
Dans le monde de Void City – à peine esquissé au fil du roman – les humains ne sont pas au courant de l’existence des créatures surnaturelles, car la police est corrompue pour oublier leurs méfaits, et des magiciens effacent les mémoires. Les vampires sont rois, les magiciens jouent dans l’ombre, tout comme les sorcières ; les loups-garous sont des croyants ultra-religieux catholiques et les démons sont invoqués de temps en temps. Il existe aussi d’autres types de créatures, mais on ne les connaît pas toutes.
Ce premier roman nous permet d’en connaître un peu sur éric, un personnage complexe qui a sa part de Mister Hyde et qui se retrouvera rapidement dans de beaux draps. Un pieu dans le cœur commence donc sur les chapeaux de roues avec le réveil d’éric dans une ruelle à côté du cadavre déchiqueté d’un vampire et d’un clochard qui se trouve être un loup-garou qu’éric devra mettre en pièces. Dès cet instant, il se retrouve pris dans une vendetta menée par l’alpha du coin, mais ce n’est qu’une partie de ses problèmes: Tabitha souhaite devenir vampire, au grand dam d’éric, qui préfère ses copines chaudes et gorgées de sang plutôt que mortes et froides.
Nous suivrons donc en alternance éric et Tabitha, l’un aux prises avec ses pertes de mémoire et les loups-garous, tandis que l’autre découvre le monde des vampires. Le rythme y gagne beaucoup, car même si l’histoire d’éric est prédominante, elle se révèle finalement moins intéressante que celle de Tabitha, qui avait l’air, au départ, d’une potiche, mais qui devient un personnage complexe au fil des pages. L’histoire d’éric gagne en intérêt lorsqu’il devient évident qu’une personne de son entourage est impliquée dans les malheurs qui lui arrivent.
Comme dans toutes les histoires de fantasy urbaine, c’est la création d’univers qui donne un intérêt au roman: sur quelles variations l’auteur sera-t-il intéressant? Ici, l’organisation des vampires est esquissée mais ouvre sur de multiples possibilités. On pourra reprocher à l’auteur d’avoir créé des vampires hyperpuissants qui souffrent du complexe du «j’ai tellement de pouvoir que je me sors de toutes les situations en étant fort et rapide», mais il laisse entendre, à la fin du roman, qu’ils ne sont pas si puissants pour rien. Le personnage de Rachel est lui aussi très intrigant, car Tabitha laisse entendre rapidement que sa sœur est morte, tandis que nous suivons les aventures de la cadette avec celles d’éric.
Si la véritable nature de Rachel n’est pas élucidée à la fin du premier volume, les trente dernières pages apportent beaucoup de révélations sur Tabitha et éric, tout en nous laissant avec beaucoup d’éléments en suspens.
évidemment, on est assez loin de Twilight, car les scènes sanglantes ne manquent pas et les histoires d’amour ne sont pas des amourettes innocentes. Nous sommes aussi à des miles de certains romans bit-lit de Milady qui flirtent plus avec la comédie romantique que la fantasy urbaine. Ici, les amateurs de trucs qui brassent seront contents.
Si le premier quart du livre était assez peu convaincant, le reste du roman amène son lot de questions, d’intrigues et d’éléments suffisamment intéressants pour y prendre plaisir. Si la traduction franchouillarde en rebutera certains, la persévérance est de mise pour ceux qui aiment le genre.
Preuve que le roman fonctionne, j’ai envie de lire le second volume, ce qui, en soi, est une confirmation de l’efficacité du premier volume.
Mathieu FORTIN
Galaxies 17 / Lunatique 84
Bellaing, Galaxies 3A, 2012, 192 p.
En ces temps de crise, la concentration déborde du monde de l’économie. Lunatique – victime des difficultés des éditions EONS au point de s’interrompre deux ans pour repartir semestriel – fusionne avec Galaxies (trimestriel, plus un hors-série annuel), couronné meilleure revue de SF européenne à l’Eurocon 2012 de Zagreb. Le résultat est un périodique bimestriel. Cependant, si Lunatique adopte le format de Galaxies, il garde sa périodicité, ses rubriques, son titre sous celui de son repreneur, ses deux rédacteurs en chef – Jean-Pierre Fontana et Jean-Pierre Andrevon – et sa spécificité couvrant le fantastique comme la SF. Mais sans doute évoluera-t-il.
Le numéro s’ouvre donc sur une nouvelle relativement longue de Jacques Chambon, ancien directeur de collection chez Denoël, puis chez Flammarion… «Ton corps ne soit que roses» est la version primitive de «Ce que vivent les roses», qu’Alain Dorémieux lui fit élaguer pour l’anthologie Territoire de l’Inquiétude 7 (1993). Avec raison, car le résultat fut plus percutant que le présent texte, verbeux et longuet. Cette évocation intimiste du retour vers le passé d’une jeune femme à mesure que la gerbe de roses correspondant à son âge dépérit est mieux écrite que sa prose de débutant, mais l’auteur était-il un écrivain ou un grammairien? Une exhumation discutable.
Suivent des fictions plus ou moins courtes. «La Ronde de nuit», de Laeticia Tanche, est une histoire psychologique sans aucune incidence fantastique sur une vengeance de fillette. «Le Garçon de mes rêves», de Laurence Rodriguez, raconte le piège tendu par un malade en coma dépassé pour échanger son corps avec celui d’une jeune fille qui n’a plus à son tour qu’à trouver un hôte avant d’être débranchée. Heureusement, l’honneur est sauvé par «Le Miséricordieux, le numérique» de Bruce Sterling, une satire sur la conquête des dimensions par l’Islam, et «Psychotomie», un classique où Kurd Laßwitz prouve que l’humour peut se marier avec la philosophie et la psychologie.
Le gros dossier consacré à Gudule – Anne Duguël – remplit les deux cinquièmes du numéro. Mais, là encore, que des textes courts: «Jeu virtuel», une pochade sur les retours de flamme des jeux de société futuristes, un extrait de son roman à paraître «Les Harems célestes», inspiré des Mille et une nuits, un conte ni fantastique ni SF, ainsi que plusieurs poèmes. L’auteure, pourtant prolifique, n’avait-elle rien de mieux à proposer que des fonds de tiroirs? Fort heureusement, son autobiographie et les témoignages de ses nombreux amis fourmillent de détails croustillants. De nombreux dessins et photos agrémentent la présentation, et une bibliographie exhaustive la complète.
Hors dossier figurent également deux articles sommaires, un sur Kurd Laßwitz de Françoise Willmann, un sur Régis Messac de Jean-Pierre Andrevon, et une analyse concise d’Euryale à Londres de Carlton Dawe par Rémi Maure. Côté bandes dessinées, deux études: une, assez intéressante, sur l’adaptation par Jack Kirby de 2001: A Space Odyssey de Stanley Kubrick, et une autre (déplacée ici) sur Hergé alors qu’il était réfugié en France en 1940.
Pour conclure, un numéro fort décousu et inégal. Non seulement détone-t-il par rapport aux précédents, mais aussi à Galaxies. Ces curieuses maladresses sont-elles un problème de transition? Pour le moment, cette fusion est loin d’être gratifiante pour le repreneur.
Jean-Pierre LAIGLE
Mise à jour: Juillet 2012 –