Les Zines et les autres 139
Par Joël Champetier
Exclusif au supplément Web (Adobe, 859Kb) de Solaris 139, automne 2001
L’Effet 2001
Il est de tradition de garder une petite place, dans les revues de vulgarisation scientifique française comme Pour la Science ou Science et Avenir, à la littérature préférée de nombre de scientifiques, je parle bien entendu de la science-fiction. C’est sympathique, surtout comparé aux revues du genre publiées aux états-Unis, pays de la science-fiction moderne pourtant, où le clivage entre science et littérature est presque total.
C’est certainement le cas dans Scientific American – excellente revue au demeurant et lecture quasi-obligée chez nos confrères anglo-saxons. Or, je lis cette digne revue depuis des décennies et je me suis plus d’une fois étonné du peu d’écho que la science-fiction y trouve, même dans la chronique des lectures. Il aura fallu attendre 2001, avec leur remarquable numéro thématique sur la nanotechnologie, pour qu’on consacre à la science-fiction un article et bonne et due forme: «Shamans of Small» qui examine la manière dont la nanotechnologie s’est imposée comme thématique en science-fiction. Est-ce une exception ou le signe que Scientific American desserre un peu son corset?
Il faut dire qu’un nombre record de périodiques non spécialisés, stimulés par l’entrée du monde dans le vingt et unième siècle, ont consacré des numéros thématiques à la SF. J’ai appelé le phénomène «l’effet 2001». Dans certains cas, on sent un peu le manque d’enthousiasme, comme si tout ceci était une corvée à laquelle, millénaire oblige, il fallait s’astreindre. C’est du moins l’impression qui se dégage du dossier science-fiction de l’édition automne 2001 de la revue québécoise de cinéma Cinébulles. Si chaque article est en lui-même compétent, rédigé par un collaborateur de talent, la sélection des films que l’on y examine est terriblement poussiéreuse: Métropolis, Solaris, Stalker, La Planète des singes (première version). On a l’impression que les rédacteurs de cette revue ont eu peur de s’aventurer en dehors du sentier bien balisé des classiques. Ne s’est-il donc réalisé aucun film de science-fiction vraiment intéressant ces dix dernières années? Je conçois que des critiques puissent rechigner à l’idée de gaspiller du papier pour des films comme Independance Day ou Armageddon, mais il s’est aussi produit The Truman Show, Cube, Gattaca, pour ne citer que trois titres qui m’apparaissent dignes d’un examen attentif.
Le seul des collaborateurs de ce dossier de Cinébulles qui semble réellement connaître et aimer le genre dans son ensemble est Philippe Lemieux, dont l’article sur Métropolis déborde heureusement le cadre du film de Fritz Lang puisqu’il consacre un article complet et perspicace au dernier opus de Steven Spielberg: A. I.: Artificial Intelligence. Un film qui date de moins de quinze ans – ciel! – rare bouffée d’air frais au sein d’un dossier qui, il faut bien le dire, sent un peu l’effort.
La revue de réflexion sur l’art Spirale est un autre de ces périodiques qui ne semblait pas beaucoup s’intéresser à la science-fiction. Mais reconnaissons que leur dossier sur «Les Littératures de l’imaginaire», piloté par Blandine Campion, co-directrice de la revue, a été un coup de maître. Par son ampleur et sa pertinence, ce dossier aurait fort bien pu constituer un numéro complet de Solaris. Ainsi, on y retrouve une entrevue avec Élisabeth Vonarburg, un article d’Esther Rochon, des critiques de livres – des livres récents, signe révélateur – sous la plume de spécialistes comme Sylvie Bérard, Léa Silhol, Roger Bozzetto, JeanLouis Trudel, Sophie Beaulé, Daniel Coulombe, Claude Bolduc, etc., articles de haut niveau faut-il le préciser. On pourrait chipoter ici et là, bien entendu. Dans la classification des genres offerte par Blandine Campion et Grégoire Joubert – «Quelques clefs pour les genres de l’imaginaire» – aucun auteur étatsunien n’est cité à l’entrée «Science-fiction», ce qui est tout de même un peu étonnant, et pour tout dire, trompeur. Qu’on se le dise, l’apport des états-Unis à la science-fiction est central et majeur. Que ça nous plaise ou non, c’est autour de la production étatsunienne que se définit la SF mondiale. Survol rapide, me dira-t-on, qui oblige à certains raccourcis. Je le conçois, mais alors pourquoi consacrer presque une colonne à un genre avoué marginal comme le récit paralogique? Parce que, bien entendu, ce survol reflète les intérêts de littéraires francophones bien plus que la réalité de la littérature de genre dans le monde.
Mais j’arrête. J’ai dit que c’était du chipotage. La vérité est que le rédacteur de Solaris en moi est jaloux face à l’ampleur et à l’excellence de l’ensemble et c’est avec l’impression que l’on nous a damé le pion que j’ai pris connaissance d’un article comme «Du gaspillage et autres laideurs humaines», un des premiers articles de conséquence consacré à l’oeuvre de Jean-Louis Trudel, sous la plume de Sophie Beaulé. Où s’en va le monde si les revues généralistes se mettent à parler de façon convenable de la SF? (C’est de l’humour, qu’on se rassure. Je trouve au contraire très sain que la réflexion sur le genre passe par d’autres canaux qu’une revue spécialisée comme la nôtre, surtout lorsque c’est fait avec talent.)
L’effet 2001 s’est aussi fait sentir en Europe, comme en témoigne l’édition d’octobre 2001 de la revue Europe – justement – qui consacre cent soixante pages à un important dossier sur la science-fiction, sous la houlette de Stéphane Nicot, le rédacteur en chef de Galaxies, avec des contributions de Jacques Goimard, Gérard Klein, Serge Lehman, Jean-Marc Gouanvic, Philippe Curval et bien d’autres auteurs et spécialistes. Au moment d’écrire ces lignes, je n’ai pas eu l’occasion de mettre la main sur un exemplaire de ce périodique, mais il est certain que je vais essayer de me le procurer.
La science-fiction est donc plus mainstream que jamais. La question maintenant est de savoir combien de temps ça va durer. [JC]
Ailleurs n° 3
Spécial Esther Rochon
Certaines productions et manifestations du fanzinat nous indiffèrent ou nous font soupirer par leur excès d’amateurisme. Mais c’est aussi le lieu de publications très intéressantes qui, pour diverses raisons, n’auraient pu voir le jour dans un contexte professionnel. Ce troisième numéro du fanzine Ailleurs, dirigé par Pierre-Luc Lafrance, s’inscrit résolument dans cette seconde catégorie. Après deux premiers numéros honorables mais qui ne se démarquaient pas vraiment de ce qui s’est publié par le passé dans ce genre de publication, Lafrance s’est associé à René Beaulieu pour nous proposer un numéro thématique entièrement consacré à Esther Rochon, pour ne pas dire écrit par Esther Rochon. On y retrouve donc, pour notre intérêt et notre bonheur, un grand nombre de textes d’Esther, articles, entrevues, notes, éparpillées dans des fanzines ou des numéros de revues épuisées depuis des lustres. Ainsi, les lecteurs de Solaris qui n’étaient pas avec nous dans les années 70, au temps lointain où nous nous appelions «Requiem», découvriront qu’Esther Rochon livrait régulièrement à la revue ses réflexions sur ses auteurs favoris du moment: Lovecraft, Vance, Silverberg. Des entrevues et des témoignages par René Beaulieu et Élisabeth Vonarburg, des nouvelles, et même un peu de matériel inédit, complètent le menu. Une corne d’abondance pour l’amateur de Rochon, et un beau cadeau que nous livre ici le fanzinat. Merci, monsieur Lafrance.
Au moment de lire ces lignes, le quatrième numéro d’Ailleurs devrait être paru, alors qu’un numéro spécial consacré à Jean-Louis Trudel est en préparation. On a hâte! [JC]
Ailleurs: 743 Dalquier, Ste-Foy, QC, G1V 3H7, 10 $ CAN le numéro (pas d’abonnement).
Galaxies n°22
Dossier Juan Miguel Aguilera
L’aventure continue pour notre consoeur française Galaxies. Je me rends compte que nous n’avions pas reparlé de la revue depuis la parution du premier numéro! On pourrait presque dire que ce n’est pas grave lorsque l’on constate à quel point Stéphane Nicot et son équipe ont su garder le cap depuis tout ce temps. Les couvertures sont toujours aussi superbes, le choix de nouvelles – surtout des traductions de l’anglais – toujours aussi diversifié. Notons aussi que les colonnes sont encore trop larges et la police de caractères toujours aussi difficile à lire – comme quoi, sous certains aspects, l’obstination peut aussi être un défaut.
Pendant un certain temps, surtout au début, on a pu s’inquiéter de la part congrue que l’on accordait aux nouvelles originales en français – certains numéros n’en offraient aucune – mais la situation s’est améliorée et stabilisée. On publie maintenant dans chaque numéro de Galaxies au moins une nouvelle française, souvent deux… mais rarement plus. Ce n’est pas énorme, mais il faut ajouter à ceci d’importants dossiers consacrés aux auteurs français majeurs (Ayerdhal, Richard Canal, René Réouven, Pierre Bordage, Laurent Passeport… pardon, je voulais dire Genefort) ainsi que des traductions d’auteurs non anglophones, comme l’Allemand Andreas Eschbach et l’Italien Valerio Evangelisti.
De ce point de vue, cette vingtdeuxième édition est sans doute celle où cette volonté internationaliste est la plus affirmée, à commencer par un dossier sur Juan Miguel Aguilera, auteur espagnol présenté comme une révélation. Rassurez-vous, moi non plus je n’avais jamais entendu parler de lui. Et pour cause: son premier livre en français ne sera disponible qu’en novembre (La Folie de Dieu, au Diable Vauvert), et c’est dans les pages de ce dossier que l’on peut y lire «La Forêt de glace», sa première nouvelle traduite dans notre langue. Cette histoire d’extraterrestres qui vivent dans la glace des comètes m’a beaucoup plu et m’a donné le goût d’en savoir plus sur cet auteur. Ça tombe bien, le dossier préparé par Sylvie Miller comprend aussi un article de présentation et une entrevue.
Toujours sur le plan international ce numéro offre aussi «Raven, jamais plus», une nouvelle écrite à tour de rôle par Paul J. McAuley (Angleterre), Andreas Eschbach (Allemagne), Valerio Evangelisti (Italie), Rodolfo Martinez (Espagne) et Jean-Claude Dunyach (France), selon le principe du cadavre exquis. Comme c’est presque toujours le cas dans ce genre d’exercice, le texte qui en résulte a plus de valeur en tant que curiosité qu’en tant que littérature, mais le symbolisme du défi est parlant en cette aube du vingt et unième siècle.
Le reste du menu fiction de ce numéro demeure assez léger, surtout chez les étatsuniens Terry Bisson et Robert Silverberg. Le premier nous offre avec «Du haut de sa croix» une satire plus taquine que féroce. Parions que les dialogues devaient être beaucoup plus savoureux dans la version originale, considérant que l’action se passe dans le milieu carcéral du sud des états-Unis. Ils sont bien légers aussi ces «Voyageurs» du grand Silverberg. Oh, ce n’est pas déplaisant à lire – notre Grand Ancien a toujours su écrire – mais ces réflexions d’immortels désoeuvrés sur fond de planète exotique m’ont donné une impression de déjà lu. Avec tout ce qui se publie en anglais, je m’interroge sur les raisons de la sélection d’une nouvelle si peu mémorable.
Impression de déjà lu, aussi, avec «Le Bal des ardents» de Claire et Robert Belmas. Attention, ici encore, je n’ai pas dit que c’était mauvais. Au contraire, il s’agit d’un récit solide, agréable à lire. Ces Belmas ont du talent. Mais je trouve que ces intrigues de manipulation à tiroirs commencent à être un peu usées aux coutures. Il y a longtemps que je ne sursaute plus lorsqu’un protagoniste découvre – ciel! – que depuis le début il travaillait pour la personne qu’il voulait assassiner, que la femme qu’il voulait venger n’était pas morte, que tout cela n’était qu’une immense et tortueuse machination. La seule image qui surnage dans ma mémoire est celle de cette prison futuriste.
Il n’empêche, je m’en rends compte au moment de rédiger ceci, les meilleurs textes de ce numéro sont européens, et les plus faibles étatsuniens.
Et pourquoi pas?
Ajoutons à tout ceci cinquante pages bien tassées de reportages, de lectures et même – une fois n’est pas coutume – une chronique de cinéma sous la plume (traduite) de Gary K. Wolfe, et on reconnaîtra que la revue Galaxies nous en donne pour notre argent.
Joël CHAMPETIER
Mise à jour: Novembre 2001 –