Présentation en forme d’historique
On reconnaît généralement que la science-fiction québécoise(1), en tant que milieu culturel structuré, est née en septembre 1974 à l’occasion de la fondation d’un fanzine amateur nommé Requiem, fondé par des étudiants au collégial sous l’égide de Norbert Spehner, professeur de français au Cégep édouard-Montpetit de Longueuil. Qui aurait imaginé que cette revue serait encore là en cette année 2000 qui semblait si lointaine et mythique à l’époque?
Reconnaissons tout de suite qu’il existait certainement de la science-fiction canadienne et québécoise écrite en français avant la fondation de Requiem (qui deviendra Solaris). Sans exhumer des œuvres comme Mon voyage à la lune de Napoléon Aubin (1839), ou les feuilletons populaires de la mi-vingtième siècle, on trouve facilement dans les années 60 et 70 des livres écrit par des auteurs conscients de faire de la SF. Citons La Cité dans l’œuf de Michel Tremblay (1969), Si la Bombe m’était contée, d’Yves Thériault, ou encore la trilogie Compagnons du soleil de Monique Corriveau (1976). De plus, des auteurs encore actifs aujourd’hui n’ont pas attendu Solaris pour publier – Esther Rochon, Alain Bergeron, André Carpentier – ou encore ont publié sans nécessairement exprimer le désir de s’intégrer à la revue ou à un «milieu», comme Jean-François Somain ou Jacques Brossard.
Mais ces manifestations étaient des actes isolés, presque sporadiques. Requiem/Solaris a été le premier noyau structurant autour duquel s’est formé l’ébauche d’un véritable milieu littéraire librement inspiré du modèle anglo-saxon, avec ses revues et ses fanzines, ses anthologies et collectifs, ses congrès annuels et ses prix littéraires.
Le premier numéro de Requiem se présentait sous la forme d’un fanzine dactylographié, de facture plutôt amateure. Deux caractéristiques distinguaient pourtant ce premier numéro de la plupart des fanzines anglophones que l’on retrouvaient en abondance aux états-Unis et au Canada anglais. Tout d’abord, la qualité d’impression était fort correcte, ce qui révélait bien le soin apporté à la production de l’objet. Deuxièmement, on y retrouvait déjà de la fiction. On sait que dans le contexte anglo-saxon de l’époque, le fanzine était surtout un lieu de discours sur le genre et sur le milieu. On y publiait peu de fiction, celle-ci était correctement servie par une industrie de l’édition importante et diversifiée. La situation n’étant certes pas aussi rose au Québec, la jeune équipe comprit rapidement qu’il était de son devoir de fournir un lieu de publication aux écrivains intéressés par le genre. Ces articles, critiques et fictions qui composaient la jeune revue ont donc constitué à l’époque une première prise de contact avec un éventuel lectorat.
On pourrait relire ces anciens numéros avec un sourire. L’humour est parfois lourd et les fictions d’un niveau bien amateur. Or, il serait injuste de faire preuve de trop de sévérité. Norbert Spehner et le reste de l’équipe partaient de rien, il leur fallait tout inventer. On notera que l’amélioration a été constante et rapide, au niveau de la présentation comme du contenu. C’est dans les pages de Requiem que sont apparus pour la première fois, entre 1974 et 1978, ceux qui allaient devenir les premiers auteurs importants de la SFQ, les Jean-Pierre April, René Beaulieu, Michel Bélil, Jean Dion, Daniel Sernine et Élisabeth Vonarburg. D’ailleurs, presque tous ces auteurs sont encore très actifs aujourd’hui, notamment April, Sernine et Vonarburg.
C’est à l’été 1979, à son numéro 28, que Requiem est devenu Solaris. Signe de croissance et de maturité, la revue a cessé d’être la création presque exclusive d’une seule personne. Même si Norbert Spehner, toujours en poste, continuait de faire la majeure partie du travail, il était maintenant secondé par Élisabeth Vonarburg à la direction littéraire, et bientôt par Luc Pomerleau comme responsable de la bande dessinée. On ne saurait sous-estimer l’importance du travail de défrichement qu’a pu accomplir Élisabeth Vonarburg pendant ses onze années à la direction littéraire de Solaris. Sous sa gouverne ont paru les textes d’une seconde génération d’auteurs de SFQ: Jean Barbe, Annick Perrot-Bishop, Joël Champetier, Michel Lamontagne, Marie-Claire Lemaire, Stanley Péan, Francine Pelletier, Claude-Michel Prévost, Marc Provencher, et plus tard Harold Côté, Yves Meynard et Jean-Louis Trudel. Cet axe de création continue d’être alimenté et encouragé par un prix littéraire annuel ouvert aux jeunes auteurs. Tout d’abord nommé «Prix Dagon», il est devenu le «Prix Solaris» en 1981 et a été élargi pendant quelques années à tous les auteurs francophones, tant européens que canadiens, pour ensuite s’étoffer jusqu’en l’an 2000 d’un volet bande dessinée.
Cette évolution de la revue était le reflet du bouillonnement qui agitait le milieu de la SFQ tout entier. En 1979 s’est tenu le premier congrès de la SFQ, Boréal 79, organisé à Chicoutimi sous la tutelle d’Élisabeth Vonarburg. Deux revues importantes sont nées: Pour ta belle gueule d’ahuri, fondée par un collectif d’étudiants du collègue de Sainte-Foy (Québec); et surtout imagine…, fondée par d’anciens collaborateurs et auteurs de Requiem/Solaris: Jean-Marc Gouanvic, Esther Rochon, Claudomir Sauvé, Jean-Pierre April et Michel Bélil. Bien qu’éphémère (six numéros seulement), PTBGTA compte au nombre des quatre revues majeures de la SFQ(2), par sa qualité graphique et surtout parce qu’elle a constitué à Québec un noyau resté actif depuis, dont certains membres font partie désormais de l’équipe de Solaris. Quand à imagine… elle a été considérée jusqu’aux années 90 comme l’une des revues majeures de la Francophonie, même si elle s’est éteinte en 1998.
Solaris existe toujours, bien sûr. De fait, on n’a assisté à aucune transformation majeure pendant quelques années, sinon à un affinement du projet. Aiguillonnée par la présence de concurrents, et aidée financièrement par des subventions gouvernementales, la revue s’est parée petit à petit de plus beaux atours, la BD a gagné en importance, le contenu s’est solidifié. Le bassin des collaborateurs formés ou suscités par son existence assurait un contenu dynamique et varié, concrétisant un objectif clairement exprimé dans le numéro 45: «rendre compte le plus fidèlement possible de ce qui se fait dans le domaine de la SF au Québec». Et pas seulement au Québec, puisque Solaris a toujours rendu compte de ce qui se passait en Europe et dans le monde anglo-saxon. Cette période a vu son apogée en 1982 avec la publication du numéro 50, un spécial fiction réunissant des auteurs révélés par la revue.
Cependant, la parution de ce numéro fut aussi le temps des mises au point, de la réflexion. Après tant d’années de bénévolat à la barre de la revue, Norbert Spehner a pris un repos mérité après le numéro 52(3). Une équipe composée du noyau des collaborateurs et coordonnée par Élisabeth Vonarburg a pris le relais. Ce changement assez brusque dans la direction a entraîné un certain flottement; pourtant, malgré quelques soubresauts à la mise en page, la revue n’a pas subi de transformations majeures depuis.
C’est vers 1989, avec Luc Pomerleau à la coordination et Élisabeth Vonarburg à la direction littéraire que Solaris a atteint sa pleine maturité, comme en fait foi la parution du numéro 87, un spécial 15e anniversaire qui offrait, en plus d’un important volet fiction, une auto-analyse de Solaris et de la SFQ en général. On était vraiment très loin du constat établi douze ans plus tôt par Élisabeth Vonarburg, dans Requiem #15, où elle se désolait de la rareté de la SF québécoise. Depuis le milieu des années 70 la trajectoire de la SFQ avait plus ou moins suivi celle de Solaris. Cela ne veut pas dire que Solaris a tout fait, mais simplement qu’elle semble avoir été un reflet relativement fidèle du phénomène dont elle a été observatrice et partie(4). Plusieurs composantes vitales du milieu s’étaient d’ailleurs constituées au fil des ans, permettant à la SFQ de circuler par d’autres avenues. Des collections spécifiquement consacrées à la SF ont vus le jour, une de celles-ci fut Chroniques du Futur, au Préambule, dirigée par Norbert Spehner. Citons également la collection Autres mers, autres mondes, chez Logiques, dirigée par Jean-Marc Gouanvic. La remise annuelle du Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois, accompagné d’une bourse importante, contribue à faire connaître un peu plus la SFQ.
Autre signe de maturité, sans doute encore plus important. Solaris a continué de fonctionner jusqu’à un centième numéro, puis jusqu’à un vingt-cinquième anniversaire, et poursuit toujours sa route, ayant absorbé la diminution constante des subventions, deux nouvelles taxes et d’importants changements de personnel. Les faits ont démontré que le bassin des collaborateurs est assez profond et l’infrastructure de Solaris assez solide pour que tous ces changements n’affectent pas trop la parution. Au-delà de toutes considérations esthétiques, rédactionnelles ou financières, c’est l’une des distinctions les plus significatives entre le fanzine, souvent création éphémère d’un seul individu, et la revue dite professionnelle, où sans nier l’apport individuel de chaque collaborateur qui y travaille, c’est le résultat global qui compte, ce qui est donné à lire au lecteur.
Même si la revue en est à sa 26e année de publication, ce qui en fait de loin la plus ancienne revue de SF en français dans le monde, il n’y a eu aucun changement fondamental dans son projet éditorial depuis sa fondation. Solaris vit par et pour la SFQ. On a déjà dit que si la SF anglo-saxonne venait à disparaître, le fandom continuerait de fonctionner comme si de rien n’était. Si la SFQ venait à disparaître, Solaris aurait perdu toute raison d’exister. à l’inverse, si Solaris n’avait pas existé, il est évident que la situation actuelle de la SFQ serait fort différente. Différente à quel point? Il suffit de consulter le volumineux index ailleurs sur ce site, et d’imaginer ce qui se serait passé si une part importante de ces articles et ces nouvelles n’avait pas vu le jour…
Joël CHAMPETIER
(Cet article est une mise à jour de la "Présentation en forme d’historique" dans l’anthologie anniversaire Escales sur Solaris, Hull, Editions Vents d’Ouest, 1995. Publié sur le Web avec la permission des éditions Vents d’Ouest.)
Notes:
(1) Ou "SFQ". Au sens strict, il serait plus exact de parler de science-fiction canadienne-française, puisque le milieu de la science-fiction francophone canadien compte quelques francophones hors-Québec. De plus, afin de ne pas encombrer cette présentation, on priera les lecteurs d’accepter – temporairement – l’acronyme SFQ pour englober ces diverses manifestations des littératures de l’imaginaire que sont la SF, la fantasy, le fantastique, l’horreur et l’insolite.
(2) Le quatrième étant L’Année de la science-fiction et du fantastique québécois (Editions Alire), périodique qui depuis 1984 recense et analyse toute la production de la SFQ.
(3) Joël Champetier, Claude Janelle, Charles Montpetit, Germain Plante, Luc Pomerleau, Daniel Sernine et Élisabeth Vonarburg. Avec le temps, Mario Giguère, Francine Pelletier, Marc Pageau, Gabriel Rochette, Raymond Côté, Fabien Ménard, Julie Martel, Simon Dupuis, Yves Meynard, Hugues Morin et Christian Sauvé s’y ajouteront ou combleront les départs, présences quelquefois passagères, quelquefois permanentes.
(4) Nous avons libéralement puisé dans deux articles originellement publiés dans Solaris: "Historique de la SFQ", de Daniel Sernine (Solaris #79) et "Splendeurs et misères d’une revue de SF", de Mike Archaw (Solaris #87), deux articles recommandés aux lecteurs désireux d’en savoir plus sur Solaris et la SFQ en général.
Mise à jour: Août 2000 –